Préparation au Séminaire d’été 2024
Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)
Mardi 18 juin 2024
Président-discutant : Marc Darmon
Danielle Eleb
« Mourir de honte »
À qui s’adresse J. Lacan ?
Il s’adresse aux étudiants de Vincennes, « Vingt scènes », lieu théâtral d’un idéal révolutionnaire. Il affirmait que le désir de révolution finissait toujours par engendrer un maître plus féroce que celui qu’elle avait aboli. Nous savons aujourd’hui que la révolution des barricades en Mai 1968 fût l’un des moments de la relève dans l’université, des intellectuels par des technocrates.
Dans son séminaire L’Envers de la psychanalyse, il exprime un scepticisme politique et un pessimisme freudien, et expose une leçon de lucidité, de prudence qui s’adresse aussi bien aux psychanalystes de notre temps. En effet, il interroge le devenir d’une université de plus en plus réduite à une fonction psycho-pédagogique (études de psychologie), à une « production » « d’unités de valeur », « thèses », maîtrise… Lacan en publiant sa thèse remarquable : « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité » et sa critique de l’organicisme, s’est fait un nom.
Quelles sont les conditions de transmission de la psychanalyse ? Les psychanalystes sont responsables de l’avenir de la psychanalyse, aujourd’hui, dans les domaines de la psychologie et des sciences humaines, les textes de Freud sont oubliés, l’œuvre de Lacan, ignorée ou réduite à des formules toutes-faites, anhistorique.
Depuis 1968-1969, le discours de l’université a changé, les théories comportementalistes et cognitivistes occupent le devant de la scène : ces discours se présentent comme les sciences « positivistes » en reprenant les concepts psychologiques de « l’adaptation », de l’évaluation et de la mesure. C’est une adaptation au discours du capitalisme, et au discours de la science.
Lacan soulève le problème de l’enseignement et de la transmission de la psychanalyse aujourd’hui. Il se réfère à Heidegger, précisément à son livre Être et Temps, publié en 1927, édité par Husserl : « L’Être vers la mort est essentiellement angoisse », « Le témoignage qui ne trompe pas. » Heidegger, comme Lacan, analyse l’angoisse comme un affect, une pensée de la mort comme « possibilité de l’impossibilité ». Lacan commente la philosophie d’Heidegger[1] : « soit l’Être pour la mort en tant qu’il concerne le sujet » cet Être pour la mort par quoi « un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. À l’ontologie heideggerienne, il propose, avec une certaine ironie une « hontologie » enfin « orthographiée correctement », il s’agit de repenser la question de l’être à partir de la honte. Ainsi, pour Lacan, « mourir de honte » est le seul affect de la honte, pour l’honnête homme « l’impossible, cela veut dire le réel »
Quel est le contenu de cette honte ? Il s’agit bien de la rencontre entre le discours du capitalisme et le discours de l’université, qui a pour finalité la production d’un « objet » ; par déplacement, le sujet lui-même est mis en position « d’objet », il est identifié à ce qu’il produit : la plus-value (K. Marx), la production d’une thèse (le discours universitaire), il se fait un nom, une reconnaissance. La honte est suscitée par l’émergence de cette place d’objet pour le sujet. S’adressant aux étudiants de Vincennes, Lacan dévoile ce que découvre la psychanalyse : ils maintiennent de toutes leurs forces un discours du « Maître perverti, c’est le discours universitaire ; il produit non des sujets, un par un, mais des « unités de valeur », « des maîtrises. »
Lacan oppose le réel à la vérité, le discours subversif risque de « s’engluer sur le chemin de la vérité », le risque étant de coller au signifiant maître « qui fait le secret du savoir universitaire ». À partir de la psychanalyse, il propose une autre production, qui n’est pas celle de la vérité, mais bien le réel, « le savoir s’ajoute au réel ».
De quel savoir on fait loi ? En acte, il s’agit d’assurer l’impossible de ce qu’il est effectivement, le réel. Il reprend les trois taches impossibles dans l’œuvre de Freud : gouverner, éduquer, analyser.
Le sujet supposé savoir n’est pas une approche de la vérité, il introduit une disjonction entre savoir et vérité, et le caractère impossible du réel en tant qu’insaisissable par l’ordre du signifiant. Lacan démontre le caractère « troué » de la structure du grand Autre, sa référence à l’analyste comme sujet supposé savoir dans le transfert, n’est pas le savoir absolu, mais un savoir « troué ».
L’angoisse et l’affect dans l’Envers de la psychanalyse et dans le séminaire L’Angoisse (1962-1963), Lacan fait référence à deux figures hégéliennes, la dialectique du maître et de l’esclave, et la lutte de prestige des amants pour la reconnaissance. Dans la conception hégélienne de la dialectique du désir, l’homme doit risquer sa vie dans une lutte à mort de pur prestige. Il s’agit bien d’un « Autre conscient » chez Hegel. Cet affrontement des consciences pour la reconnaissance aboutit à la suppression de l’une ou de l’autre. Cette conception philosophique implique que la réalité humaine est en dernière analyse une réalité objective de la mort. Une conception de la mort violente, c’est une lutte pour la reconnaissance jusqu’à la mort. Cela signifie que la conscience doit nécessairement « avoir pour but la mort de l’autre et la sienne propre, et elle n’est que dans la réalité objective de la mort. » (Hegel, conférences 1803-1804)
Dans la Phénoménologie de l’esprit, le combat des consciences cesse avant la mise à mort, contrairement à ce que Hegel développait dans ses conférences. C’est à cette « lutte de pur prestige des amants » que Lacan se réfère dans le séminaire L’Angoisse. À nouveau, il se place au-delà de Hegel, dans ce qu’il nomme le « progrès », le « saut » concernant cette fonction du désir. C’est par la phénoménologie de Hegel qu’il va élaborer cette dialectique du désir, ou le désir de l’homme est le désir de l’Autre.
Lacan : « dans Hegel, concernant cette dépendance de mon désir par rapport au désirant qu’est l’Autre j’ai à faire de la façon la plus certaine et la plus articulée, à l’Autre comme conscience, l’Autre étant celui qui me voit, une pure conscience dans la lutte de pur prestige ou mon désir est intéressé. »
À partir de la position de l’analyste (donc du champ de l’expérience analytique), il introduit l’Autre comme « inconscience constituée comme telle », c’est un Autre qui est déjà là et qui « intéresse mon désir dans la mesure de ce qu’il lui manque et qu’il ne sait pas « l’Autre, déjà là est le lieu du signifiant, le désir lui-même est coordonné à un manque, à un non savoir du sujet.
L’Autre du signifiant est distingué de l’autre, mon semblable ; or, le désir au sens hégelien répond à l’appel du sujet, à l’autre mon semblable ; dans le couple maître-esclave et dans la lutte des amants pour la reconnaissance. Lacan va révéler l’impasse de la dialectique hégelienne : une lutte des consciences qui aboutit à la violence et à la mort. Écoutons sa critique : « Ce désirant qui est l’Autre, pourquoi en a-t-il besoin ? Il en a besoin pour que l’Autre le reconnaisse, pour recevoir de lui la reconnaissance. L’Autre comme tel va instituer quelque chose « a » qui est justement ce dont il s’agit au niveau de ce qui désire, c’est là qu’est toute l’impasse, en exigeant d’être reconnu par lui. Là où je suis reconnu comme objet puisque cet objet dans son essence est une conscience, une Selbstbewusstsein[2], il n’y a plus d’autre médiation que celle de la violence »
Lacan analyse le sort du désir chez Hegel à partir de l’objet, or cet objet étant une conscience, là où je suis reconnu comme objet, le seul choix est celui de la violence ou de la mort de l’une ou de l’autre conscience. Serait-ce le champ d’une lutte purement imaginaire entre deux consciences ?
Au sens analytique, le désir de désir est le désir de l’autre ouvert à une médiation : l’existence de l’inconscient ne nous engage pas dans la lutte à mort avec l’Autre. C’est un Autre qui se caractérise comme manque, et l’angoisse absente de la dialectique du désir chez Hegel serait cependant la vérité de la formule hégélienne. C’est la vérité de l’angoisse qui permet de préciser le désir au sens analytique. C’est l’angoisse qui introduit au désir. C’est un objet a qui désire, tel est le paradoxe lacanien.
Voilà ce qu’il en dit : « Selbstbewusstein dans Hegel, c’est un objet, c’est-à-dire ce quelque chose où le sujet, l’étant cet objet, est irrémédiablement marqué de finitude, c’est cet objet qui est affecté du désir ».
Dans la dialectique du désir, Hegel met en présence deux sujets (les amants, le maître et l’esclave). Lacan interprète la dialectique hegelienne à partir de l’articulation sujet/objet, non pas objet de la connaissance, au sens de l’opposition classique en philosophie entre le sujet de la connaissance et l’objet, mais au sens d’un sujet « marqué de finitude » par cet objet du désir. Il réintroduit donc le désir hegelien, l’objet et l’angoisse, tout en récusant les impasses imaginaires de la violence et de la mort.
Pourtant, il s’appuie sur la théorie hegelienne afin d’élaborer le désir au sens analytique : « C’est ce en quoi ce que je produis devant vous a quelque chose de commun avec la théorie hegelienne, à ceci près qu’à notre niveau analytique qui n’exige pas la transparence du Selbstbewusstsein – c’est une difficulté bien sûr, mais pas de nature à nous faire rebrousser chemin, ni non plus à nous engager dans la lutte à mort avec l’Autre – à cause de l’existence de l’inconscient, nous pouvons être ce objet affecté du désir ». Du champ de l’imaginaire, lieu de la lutte du pur prestige des consciences, Lacan, par l’existence de l’inconscient et de l’Autre comme lieu du signifiant, déplace cette lutte dans le champ du symbolique.
Dans cette théorie du désir dans son rapport à l’Autre, Lacan par le concept d’angoisse, introduit à la fonction du manque. Ce manque est radical à la constitution même de la subjectivité telle qu’elle apparaît dans l’expérience analytique. Il n’est saisissable que par l’intermédiaire du symbolique, il désigne la place et il désigne l’absence. C’est en quelque sorte, un manque inclus au niveau logique.
Ainsi, à un « je t’aime, même si tu ne le veux pas » qui serait, selon Lacan, le prolongement de la doctrine hegelienne, il propose un « je te désire, même si je ne le sais pas » qui serait la rencontre de deux manques.
[1] J. Lacan, séminaire L’Angoisse, Leçon du 21 novembre
[2] Selbstbewusstsein : c’est un sujet tout conscient de soi et identique à lui-même, par opposition au sujet barré par le signifiant ; le savoir absolu de Hegel ne saurait être manquant.