Mathème
29 juillet 1992

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DARMON Marc
Topologie



Selon J. Lacan, ensemble d’écritures d’aspect algébrique rendant compte de concepts clefs de la théorie psychanalytique.

Le mathème n’est pas une simple abréviation, ou une inscription sténographique, mais il a l’ambition de dénoter une structure réellement en cause dans le discours psychanalytique et à partir de là dans les autres discours. Par l’écriture, le mathème ressemble aux formules algébriques et formelles existant en mathématiques, en logique et dans les sciences mathématisées et pour Lacan il s’agissait là du pont rattachant la psychanalyse à la science. Une des fonctions du mathème est de permettre une transmission du savoir psychanalytique, transmission portant sur la structure en dehors des variations propres à l’imaginaire et échappant à la nécessité du support de la parole de l’auteur.

Des constructions formelles datant des premiers séminaires de Lacan peuvent rétrospectivement être qualifiées de mathèmes, en particulier parce qu’elles introduisent les éléments fondamentaux de l’algèbre lacanienne.

La formule du signifiant

Le premier mathème lacanien est en fait emprunté après une légère transformation à la linguistique : il s’agit de l’algorithme S/s dû à F. de Saussure, qui dispose signifiant et signifié de part et d’autre d’une barre. Cet instrument permet à Lacan de démontrer que les lois de l’inconscient découvertes par S. Freud sont les lois du langage, en particulier la métaphore et la métonymie. Il y a dès les premiers séminaires de Lacan les principaux éléments de son algèbre, en particulier : le terme de grand Autre, qui s’écrit A, incarné en premier lieu par la mère, mais qui constitue surtout le lieu où les signifiants sont déjà là, avant tout sujet ; le sujet lui-même, que Lacan écrira plus tard $ pour en souligner la division ; l’instance imaginaire du moi Idéal, qui se notera i(a) ; le phallus imaginaire (-φ), et le phallus symbolique (Φ).

Le schéma L

A l’occasion du Séminaire sur « La lettre volée » (1955), Lacan a présenté une suite symbolique formelle minimale qui se construit à partir de quatre lettres : α β γ δ dont l’enchaînement dépend d’une loi très simple qui repose sur l’exclusion d’un certain nombre d’assemblages. Une mémoire symbolique apparaît alors dans la suite des lettres. Cette chaîne élémentaire illustre cette détermination symbolique que Freud découvre dans l’automatisme de répétition où l’enchaînement des signifiants répète le ratage de la saisie d’un objet perdu. Le parcours subjectif, que décrit cette suite, contourne un refoulé primordial constitué justement par les assemblages exclus, impossibles, qui fondent la loi. Nous touchons du doigt avec cette suite formelle comment l’inconscient relève du logique pur, ce qui justifie la démarche de Lacan dans son écriture des mathèmes.

Le discours de l’Autre constitue ainsi l’inconscient, c’est-à-dire que dans ce discours le sujet reçoit son propre message sous une forme inversée. Par exemple, dans une formation de l’inconscient comme un lapsus, le sujet reçoit de l’Autre son propre message qui a été refoulé, comme justement un refoulement qui fait retour. Ce que le sujet n’a pas accepté dans son propre discours a été déposé dans l’Autre et fait ainsi retour à son insu. Mais plus généralement toute parole prend fondamentalement son origine dans l’Autre.

Le schéma L dispose le circuit de la parole selon un certain ordre à partir du grand Autre ; le sujet S n’est pas à l’origine mais sur le parcours de cette chaîne signifiante qui traverse un axe symbolique A S et un axe imaginaire dont Lacan a parlé dans Le Stade du miroir, entre le moi et l’image de l’autre, le semblable. Ainsi, l’inconscient comme discours de l’Autre traverse le filtre imaginaire aa’ avant de parvenir au sujet. (Figure 1)

Le graphe

Le graphe construit au cours du Séminaire sur les formations de l’inconscient (1957) et reproduit dans le texte des Ecrits « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » reprend en l’enrichissant cette topologie de la chaîne signifiante en articulant l’identification symbolique et l’identification imaginaire.

De $ à I(A), nous trouvons le trajet de cette identification symbolique du sujet $ à l’idéal du moi I(A). En A, le grand Autre est « le trésor des signifiants » et en s(A) se situe la ponctuation de la chaîne signifiante. Ce circuit se double d’un court-circuit imaginaire i(a)m articulé sur SI(A) et sur s(A)A, où se fixe l’image du moi idéal i(a) et où se détermine en miroir le moi dans sa fonction de rivalité, de maîtrise, de prestance. (Figure 2)

Articulant vers l’Autre sa demande, l’enfant rencontre chez cet Autre maternel un désir, il va comme sujet dans un premier temps s’identifier à l’objet de ce désir. Dans la réponse de l’Autre, dans son message qui fait retour sur le sujet, c’est ce désir qui lui est signifié. C’est à ce désir de l’Autre que le sujet va donc identifier son désir. Mais se faire l’objet de l’Autre, c’est aussi y être englouti dans une jouissance mortelle, d’où l’inévitable signal de l’angoisse lorsque l’objet se dévoile dans sa crudité. Le sujet ne peut sortir de cette première impasse dangereuse que parce que l’Autre est lui aussi pris dans la loi du signifiant, c’est la fonction du Nom-du-Père et du phallus symbolique qui, pour reprendre une image de Lacan, comme un bâton maintient les mâchoires du crocodile maternel grandes ouvertes. Le père vient étayer la fonction symbolique de l’idéal du moi I(A) (qui s’oppose au moi idéal).

L’étage supérieur du graphe est constitué par la chaîne signifiante dans l’inconscient. Ici, le trésor des signifiants est constitué par une batterie prélevée dans le corps, précisément en des lieux marqués d’une coupure : il s’agit des pulsions ($<>D). Cette chaîne se trouve ponctuée dans son énonciation inconsciente par S(A), le signifiant du manque de l’Autre de l’Autre. C’est l’absence de ce signifiant S(A) que le signifiant phallique Φ va être appelé à symboliser dans le processus de la castration.

Le désir d qui semble se régler sur le fantasme ($<>a) constitue une ligne imaginaire du graphe homologue à la ligne i(a)m, en court-circuit sur la chaîne signifiante. Ces mathèmes méritent un commentaire : le signifiant de la demande D adressée à l’Autre rate la saisie de l’objet pour des raisons qui tiennent au rapport entre le symbolique et le réel. Ce ratage induit la répétition de la demande, et le désir n’est rien d’autre que le glissement métonymique d’un signifiant de la demande à un autre signifiant. Le sujet se trouve véritablement engendré, produit par le passage d’un signifiant à l’autre, il n’est pas comme nous le voyons supposable avant la première demande. Comme les signifiants viennent de l’Autre, la demande nécessite en sens inverse une demande de l’Autre à l’adresse du sujet. Et la répétition de la demande creuse dans l’Autre un trou d’où s’originent également une demande et un désir énigmatiques adressés au sujet. Le concept de pulsion rend compte de ce dispositif qui évoque facilement la gueule dévoreuse de l’ogresse ou de la sphynge. Cela nous indique la raison pour laquelle, dans le mathème de la pulsion ($<>D), le sujet est articulé à la demande D par la coupure <>.

Dans le mathème du fantasme ($<>a), le sujet $ est articulé à l’objet a par cette coupure <>. Cette formule peut se lire de la façon suivante : un sujet est l’effet d’une coupure dans l’Autre qui a produit la chute de l’objet a. C’est-à-dire que la répétition du signifiant de la demande qui creuse dans l’Autre ce trou fait le tour de cet objet a. Et celui-ci constitue ce reste ou ce produit primordialement perdu, véritable cause du désir. Lacan dresse la liste de ces objets a : le sein, les excréments, le pénis mais aussi le regard, la voix, le rien. Tout ce qui peut imaginairement se découper sur le corps est susceptible de le devenir.

Le fantasme fondamental se construit dans la toute première enfance, donc en fonction de ces grands Autres réels que sont les parents. Ce fantasme fondamental scelle le destin clinique du sujet. Le mathème S(A) a la particularité d’être un signifiant qui n’existe pas et qui manque à l’ensemble des signifiants. En effet, si chaque signifiant représente le sujet pour un autre signifiant, y a-t-il dans l’inconscient un signifiant ultime auquel se rapporteraient tous les autres signifiants, un signifiant qui serait ainsi l’Autre du grand Autre ? Un tel signifiant manque, c’est précisément le trou évoqué plus haut, et le signifiant phallique Φ vient borner ce trou, il lui sert de frontière.

Les quatre discours mis en place par Lacan dans son séminaire l’Envers de la psychanalyse, proposent sous une forme extrêmement réduite et ramassée un système de relations entre des manifestations fort complexes et massives. Il s’agit en effet d’inscrire sous une forme algébrique la structure des discours dénommés par Lacan : discours du maître, discours universitaire, discours hystérique, discours psychanalytique. Ces différents discours s’enchaînent et se soutiennent les uns les autres dans une logique entièrement déterminée par le jeu de la lettre, et un intérêt non négligeable de ces formules est de dépasser l’opposition erronée entre une psychanalyse du sujet individuel et une psychanalyse du collectif. C’est en effet le signifiant qui détermine la filière du sujet ou des sujets pris dans ces discours.

La définition du signifiant comme représentant un sujet pour un autre signifiant sert de matrice à l’établissement des quatre discours. Cette matrice ordonne les quatre termes dans un ordre circulaire strict : S1, S2, a, $, où aucune commutation n’est permise, c’est-à-dire aucun échange entre deux termes à l’intérieur du cercle. Les quatre termes sont : S1, le signifiant maître ; S2, le savoir ; $, le sujet ; a, le plus-de-jouir. Les quatre discours sont simplement obtenus par une opération bien connue en mathématique et en théorie des groupes sous le nom de permutation circulaire, en ce sens que les quatre termes vont chacun à leur tour occuper quatre places définies elles-mêmes par la matrice du discours du maître.

l’agent l’autre
[la vérité]la production

Chaque discours se transforme par un quart de tour en un autre discours. Plus précisément, ces quatre places sont les sommets d’un tétraèdre orienté : il s’agit d’une figure géométrique à quatre faces et à six arêtes. Si les arêtes sont orientées, il n’existe qu’une seule possibilité d’orienter ces arêtes de façon à pouvoir circuler sur tout le tétraèdre ; ici, Lacan barre une des arêtes entre les deux sommets du bas, ce qui bloque la circulation, c’est ce qu’il nomme l’impuissance propre à chaque discours. (Figure 3)

Les formules de la sexuation du séminaire Encore (1972) proposent une logique rendant compte des bizarreries de l’identification sexuelle chez l’être parlant. (Figure 4). Ce tableau présente la situation masculine à gauche et féminine à droite, ou plutôt il montre comment le sujet a à se déterminer par rapport au phallus et à la castration, les effets de son sexe anatomique devenant contingents par rapport à cette structure symbolique. Ces formules utilisent les signes mathématiques, c’est-à-dire des quantificateurs, et le terme Φ comme fonction.

A gauche, du côté imaginairement homme donc, la castration agit comme loi universelle : pour tout x Φ x, tout sujet x est soumis à la castration. Cela signifie que l’accès au phallus symbolique Φ nécessite l’opération de la castration. Seul échappe à cette castration le père, qui a justement pour fonction de l’appliquer pour tout x Φ x, il en existe au moins un qui n’est pas castré.

On voit ici comment l’exception paternelle confirme la règle universelle (ce qui n’est pas le cas en logique mathématique, bien entendu).

De ce côté, nous trouvons le phallus symbolique Φ et le sujet $ qui s’en autorise. Mais ce sujet trouve l’objet a qui détermine son désir de l’autre côté, du côté féminin. A droite, donc du côté femme, la castration est abordée de façon singulière puisqu’elle aurait été subie d’emblée comme une privation par la petite fille, privation attribuée à une mère phallique avant d’être transférée sur le père. Une femme se situe donc en dehors de la loi universelle phallique pour tout x Φ x, pour pas-toutes x, Φ de x. Il n’y a pas d’universel de ce côté, c’est pourquoi « La femme n’existe pas » et La est le mathème du manque de ce signifiant. Du côté femme, c’est-à-dire du côté Autre, la jouissance peut concerner le phallus qui se trouve à gauche, côté homme, mais il existe aussi une autre jouissance qui intéresse le trou dans l’Autre S(A), c’est la jouissance proprement féminine.

Du côté Autre, la castration ne détermine pas de loi universelle, une femme n’est pas tout entière impliquée dans la jouissance phallique, mais cette négation de l’universel n’implique pas l’existence d’une exception à la castration pour tout x Φ x.