Mardi 17 octobre 2017– Préparation du séminaire d’été 2018. Les Structures freudiennes des psychoses Leçon II et III
21 novembre 2017

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CALMETTES Sandrine,JEANVOINE Michel,VANDERMERSCH Bernard
Séminaire d'été

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Bernard Vandermersch – Je voudrais d’abord retourner rapidement sur la leçon précédente, la leçon I parce que j’ai entendu dire que Lacan employait le mot de forclusion, forclos, et moi dans mon édition ça n’y est pas, ni non plus dans celle de Miller. Les passages, il y a deux passages, « la relation que Freud établit entre ce phénomène et ce très spécial ne rien savoir de la chose, même au sens du refoulé, exprimé dans le texte de Freud se traduit par ceci : ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, resurgit dans le réel ».

Il n’est pas dit forclos. Pourquoi j’insiste là-dessus, c’est parce que juste avant, il nous dit ceci :

«… Freud admet que ce phénomène d’exclusion pour lequel le terme de Verwerfung pour certaines raisons peut paraître tout à fait valable pour le distinguer de la Verneinung – (et ce qui suit est important) – à une étape très ultérieure, au début de la symbolisation, c’est-à-dire pouvant se produire à une étape déjà avancée du développement du sujet. Il peut se produire ceci que le sujet refuse l’accession à son monde symbolique, de quelque chose que pourtant il a expérimenté et qui n’est rien d’autre dans cette occasion que la menace de castration. »

C’est quand même quelque chose qui est un petit peu différent de l’idée qu’on se fait habituellement de la forclusion comme quelque chose qui ne serait jamais advenu au rang du symbolique et non pas quelque chose qui aurait été rejeté.

La leçon II commence par des critiques de Lacan sur le mouvement psychiatrique en général et sur la définition par Kraepelin de la paranoïa qui a quand même le mérite, Kraepelin, d’avoir distingué la paranoïa des autres délires chroniques. Ce pourquoi d’ailleurs je vous ai distribué cette classification des psychoses délirantes chroniques d’après Henri Ey, c’est à peu près comme ça qu’on apprenait les choses quand je suis entré en psychiatrie.

ClassificationPsychoses

Vous verrez que A : les délires chroniques, ça prend l’essentiel des choses et pour la schizophrénie, il y a la schizophrénie paranoïde, l’hébéphrénie et l’hébéphréno-catatonie, point. Aujourd’hui, le volume dans le DSM est complètement inversé. En tout cas, par contre la paranoïa elle-même a disparu en tant que telle dans le DSM, il reste le caractère paranoïaque. Je trouve que Lacan, il y va un petit peu fort en critiquant Kraepelin. Quelle est la définition de Kraepelin de la paranoïa ?

Elle « se distingue des autres parce qu’elle se caractérise par le développement insidieux de causes internes et selon une évolution continue d’un système délirant, durable et impossible à ébranler, et qui s’installe avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action. »

Alors évidemment, Lacan reprend chacune de ces assertions pour montrer qu’elles sont toutes critiquables, développement insidieux, et bien non, il y a des poussées, il y a des phases, des moments féconds, etc. Des causes internes, bien non, Sérieux a pu montrer qu’il y avait des causes déclenchantes etc., des crises vitales et de fait, dans le déclenchement d’une paranoïa on trouve souvent ce phénomène d’une humiliation, on appellerait cela perdre la face, il y en a d’autres bien sûr, la rencontre avec un père etc. mais dans le sens qui produit une forme d’humiliation. Regardez Schreber avec Flechsig par exemple. Un système délirant inébranlable, alors là où Lacan charrie un peu, c’est quand il dit que, dans le fond, que ce ne soit pas ébranlable, ça me paraît secondaire ! Eh bien ce n’est pas secondaire dans la pratique que le délire paranoïaque ne soit pas ébranlable et c’est vraiment des délires difficiles à contenir. Enfin, ils ne sont pas tous effrayants mais il y en a. Ordre et clarté, alors il dit : qu’appelle-t-on ordre et clarté, à ce moment-là oui et quant à pensée, vouloir et action, ce sont des définitions à remettre en chantier, dit-il. Retenons quand même que Kraepelin a fait un travail important en distinguant la paranoïa, un pôle paranoïaque des autres psychoses.

Pour les autres critiques qu’il fait, je vais les laisser et pour insister sur l’importance que Lacan accorde alors là aux phénomènes élémentaires. Il dit des choses très importantes là-dessus : qu’il a emprunté ce terme à Clérambault, il l’emploie d’une façon différente, dans une acception différente et notamment en ceci, c’est que le délire n’est pas déduit d’un phénomène élémentaire. Il n’y a pas un phénomène élémentaire, un processus psychique − pour Clérambault, d’origine cérébrale − à partir duquel le sujet s’essaierait de le contenir, de l’enkyster, non ! Pour Lacan, le phénomène élémentaire est de même nature que le délire lui-même, de  la même structure. Les phénomènes élémentaires ne sont pas plus élémentaires qu’une feuille par rapport à un arbre n’est élémentaire. Même structure et même complexité !

Un peu plus loin, toujours en critiquant la définition de Kraepelin de la paranoïa, il nous dit ceci : « Il s’en faut de peu que la définition de la paranoïa par Kraepelin ne soit la définition du comportement normal, » ce à quoi on pourrait dire d’ailleurs que d’être normal, c’est toujours un peu paranoïaque. Quand vous rencontrez quelqu’un, au premier entretien, si vous ne lui trouvez vraiment pas de névrose, pas de symptôme, c’est toujours un peu inquiétant. La critique sur Abraham, je la laisse. Mais s’il critique ça c’est pour arriver à quelque chose de beaucoup plus important à mon sens, c’est l’idée de compréhensibilité. Arrêtez de comprendre, essayez d’apprendre à ne pas comprendre. La difficulté d’abord justement de la paranoïa, dit-il se situe précisément justement sur le plan de la compréhension et le phénomène élémentaire, et là la phrase est bancale dans mon édition, parce qu’il me semble qu’il y a eu des éditions postérieures, il manque un verbe, en tout cas je vous la lis telle que je l’entends : « Le phénomène élémentaire, c’est le phénomène irréductible, que ce soit au niveau du délire, ou au niveau de l’interprétation. » Miller donne une autre version. Alors comment comprendre ça ? Eh bien ça veut dire que, autant d’incompréhensible dans le (fait du) délire que dans l’interprétation (délirante).

Qu’est-ce que l’interprétation ? Ce n’est pas l’interprétation psychanalytique, c’est l’interprétation du délire d’interprétation parce que habituellement on dit oui ça se comprend, alors justement, ce que, à mon sens veut dire Lacan, c’est qu’il y a un noyau qui résiste à toute compréhension et que c’est ça l’important et notamment pour ce qui est du sujet, il va dire : qu’est-ce que c’est que l’interprétation pour le sujet ?

« L’interprétation… il s’agit d’un sujet pour qui le monde a commencé par prendre une signification, il s’aperçoit qu’il se passe des choses. Il symbolise en termes de signification ce qui se passe, qu’il ne comprend pas mais qui fait signe, il le symbolise en termes de signification. Quant à la signification elle-même de ce phénomène, alors ce n’est pas toujours bien évident pour le sujet lui-même. » Autrement dit, ce n’est pas une expression qu’il emploie là mais, il l’emploiera ailleurs, c’est une signification de signification. Ce que ça veut dire, c’est que ça signifie que ça signifie, qu’il y a de la signification. Quant à savoir ce que ça signifie, pour qui sont ces signes qui sifflent sur vos têtes.

C’est sur le plan de la compréhension parce que pour lui, c’est immédiatement compréhensible, en tant que phénomène incompréhensible si je puis dire, dit Lacan, que la paranoïa a pour nous ce caractère si difficile et son intérêt de premier plan. Nous sommes dans le domaine du compréhensible. Justement, c’est ce que nous ne devons pas faire, l’analyste, lui, n’a pas à faire le paranoïaque, il n’y a pas d’immédiatement compréhensible. Le sujet a voulu dire ça, nous dit l’analyste en contrôle et Lacan lui dit : « Qu’est-ce que vous en savez ? En tout cas ce n’est pas ce qu’il a dit ». Et le phénomène, plus essentiel justement, que ce soit compréhensible ou pas compréhensible, et c’est là que nous avons souvent du mal à dire en quoi c’est un délire puisque ça peut se comprendre après tout d’être poursuivi, d’être persécuté, ça arrive. Quand vous recevez comme ça un type qui a été persécuté par le Shah d’ Iran, par la SAVAK, qui arrive chez vous et qui se met à délirer, on ne sait pas s’il délire ou s’il ne délire pas. Ce n’est pas la réalité qui va nous donner l’indication mais c’est ce que Lacan appelle l’inertie dialectique. Ça c’est absolument essentiel dans cette leçon. La question n’est pas de savoir si c’est compréhensible ou non mais que c’est inaccessible, inerte, stagnant par rapport à toute dialectique. L’inertie dialectique, et notamment dans la psychose passionnelle, la plus proche de ce qui pourrait apparaître normal − être érotomaniaque on l’est tous un peu ; jaloux, oui, aussi − s’il y a un déficit dans le vouloir, l’agir etc., c’est l’incapacité du sujet à cette mouvance dialectique qui est le propre du comportement humain, nous dit Lacan.

Puis, nous dit-il  « le terme de « qui parle » paraît être celui qui doit dominer toute la question de la paranoïa ». Ce qui peut être un peu curieux parce que la paranoïa, enfin, elle pourrait être sans hallucination. Il y a des paranoïas pures, purement interprétatives sans qu’il y ait des voix. C’est donc curieux que Lacan qui, quand même, rouspète sur les insuffisances de la nosographie et des psychoses, va nous donner pour la paranoïa l’exemple de Schreber qui quand même est un paranoïaque un peu particulier, ce n’est pas du tout le plus typique. Lacan évoque au sujet de la paranoïa, les hallucinations verbales et la découverte de Seglas. Qu’est-ce qu’il découvre Séglas ? Eh bien, c’est que les hallucinés, certains hallucinés au moins, quand ils disent qu’ils entendent des voix, on s’aperçoit qu’ils les parlent à voix basse dans leur larynx, ça vibre en même temps, c’est-à-dire qu’ils sont en train d’articuler les mots qu’ils accusent d’entendre, le sachant ou pas et plutôt ne le sachant pas, d’où l’idée que ça pourrait venir de l’intérieur. Est-ce généralisable ? Lacan fait remarquer que, nous, on s’entend parler mais je lui demande mais l’inverse ? Est-ce qu’on parle s’entendre ? Est-ce qu’on se parle ce qu’on entend ? Est-ce que c’est d’abord je m’entends avant de dire, il semble que non, enfin je laisse la question en suspens parce qu’il y a des travaux de neurosciences là qui montrent qu’il y a une anticipation de l’action dans le cerveau qui est encore inconsciente quelques millisecondes avant d’être consciente, autrement dit comme s’il y avait, on entendait le message inconsciemment avant de le dire, en fin de compte.

Le cas Schreber, vous voyez, je vais un petit peu au lance-pierre mais il faut laisser la parole à tout le monde, et puis, je crois qu’il faut bien préciser les termes importants : l’histoire de la compréhension, à remplacer essentiellement par la signification de signification et l’inertie dialectique, et puis la question de savoir qui parle, qui déborde la question de l’hallucination pure.

Alors le cas Schreber, Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken. Lacan propose de lire la lettre à Flechsig, je ne sais pas la pagination, parce que Duquenne n’avait pas encore traduit à cette époque-là, il y a un doute sur la pagination. Ce que je voulais vous dire, je vais quand même citer un peu Schreber parce que ça me semble important de comprendre la façon dont il parle :

« Introduction

J’ai pris la décision de solliciter pour un proche avenir mon élargissement de l’asile afin de pouvoir à nouveau vivre parmi les gens d’une certaine culture et en communauté de ménage avec ma femme ».

Un peu plus loin :

« Homme moi-même après-tout, je suis lié aux bornes de la connaissance humaine ; pourtant, ceci demeure pour moi, que j’ai approché la vérité d’infiniment plus près que ceux – quels qu’ils soient – qui n’ont pas reçu en partage les révélations divines ».

Le titre allemand de son bouquin est ceci :

Mémoires remarquables d’un malade des nerfs avec des suppléments et une annexe sur la question suivante : « À quelle condition une personne, jugée malade mentale, peut-elle être retenue contre sa volonté évidente dans une maison de santé ? »

– Avant-propos

« À l’origine de ce travail, je n’avais pas en tête de le publier… » On trouve ça dans beaucoup de travaux scientifiques.

– Lettre ouverte au Professeur Flechsig :

« Monsieur le Conseiller,

Permettez-moi de vous adresser ci-joint un exemplaire des Mémoires d’un névropathe que j’ai rédigé et que je vous prie de bien vouloir soumettre à un bienveillant examen.

Vous verrez, notamment, dans les premiers chapitres que mon travail mentionne fréquemment votre nom, parfois dans les contextes qui pourraient blesser votre sentiment. Je le déplore, moi tout le premier, très vivement, mais je ne puis, hélas, rien n’y changer si je ne veux pas exclure d’emblée la possibilité pour mon travail d’être compris. En tout état de cause, je n’ai nullement l’intention de porter atteinte à votre honneur, de même que, d’une façon générale, je ne nourris de sentiments personnels d’aucune sorte contre quiconque. Alors oui, je ne poursuis par mon travail que le but unique de faire avancer la connaissance de la vérité dans un domaine éminent, le domaine religieux.

Que je dispose à ce sujet d’expériences que leur exactitude, une fois reconnue, universellement, ne manqueront pas de porter le plus haut fruit parmi le reste de l’humanité, c’est là pour moi un fait incontestablement établi ».

Un petit peu plus loin, il dit ceci :

« Vous n’auriez peut-être pas su résister, Monsieur Flechsig, tout à fait à la tentation qu’offrait une occasion du plus haut intérêt scientifique, entièrement fruit du hasard, de vous livrer, à côté des buts proprement thérapeutiques, à des expériences sur la personne d’un patient confié à vos soins.»

Il prend toutes les formes pour dire que s’il a été absolument maltraité, c’est dans un but scientifique. Et ça se termine :

« Étant donné l’intérêt universel dont s’autorise le contenu de cette lettre, j’ai jugé bon de la faire paraître comme « lettre ouverte » en tête de mes Mémoires ».

Il y a un autre passage que Lacan dit qu’ils ont traité, pages 23-24, je ne sais pas ce que je vais en dire exactement, il y a plusieurs passages, évidemment tout est intéressant, est-ce que vous l’avez lu, les Mémoires ? Qu’est-ce qu’on va dire ?

« L’âme humaine est contenue dans les nerfs du corps ; profane, je ne puis en dire davantage sur leur nature physique sinon que ce sont des formations d’une finesse extraordinaire – comparables aux fils de soie les plus ténus –, et c’est sur leur faculté d’être stimulé par des impressions d’origine extérieure que repose la vie spirituelle de l’homme dans son ensemble ».

Bon, ça, ça tient la route.

« Il semble en outre que la situation soit telle que chaque nerf de l’entendement, pris séparément puisse représenter l’ensemble de l’individualité spirituelle de l’homme, […] »

C’est intéressant, un signifiant pour tous.

« Dieu, avant tout, n’est que nerf, non corps ; il est donc, comme qui dirait, apparenté à l’âme humaine. Les nerfs de Dieu ne sont cependant pas comme dans le corps humain en nombre limité mais à l’infini sinon éternels. Ils possèdent les propriétés inhérentes aux nerfs des hommes, mais à un degré qui surpasse tout ce que l’on peut concevoir. Ils ont notamment la faculté de se transformer en toutes choses possibles du monde créé. [Le mot crée la chose], Dans ce rôle, on les appelle rayons ».

Donc les nerfs deviennent rayons quand ils créent. Bon alors, il faudrait tout lire, c’est compliqué !

« Dieu, en règle générale, – […] n’intervenait pas directement dans les destinées des individus et des peuples. Peut-être cela arrivait-il de temps à autre exceptionnellement, cela ne pouvait ni ne devait arriver trop fréquemment, car approcher l’humanité vivante de trop près pourrait comporter pour Dieu des dangers que nous expliciterons plus loin. […]

Dieu avait également la possibilité de se mettre en liaison avec des humains extrêmement doués (poètes, etc.), de « brancher un raccordement des nerfs [c’est ce que Lacan parle la Nervenanhang] sur ces gens » (ce sont les termes mêmes utilisés par les voix qui me parlent du dedans, pour désigner ce processus) afin de les gratifier (notamment en rêves) de quelque pensée ou de certaines idées fécondes sur l’au-delà. Mais, il ne convenait pas qu’un tel « raccordement nerveux » soit la règle car pour des raisons qui ne peuvent être élucidées plus avant, les nerfs des personnes vivantes, surtout en état d’hyperesthésie, ont un tel pouvoir d’attraction sur les nerfs divins, que Dieu ne pourrait se libérer d’elles et se sentirait, par conséquent, menacé dans son existence même. »

« Seuls, servaient à Dieu les nerfs humains purs – seuls ils étaient utilisés dans le ciel, si l’on préfère – car leur destination était d’être articulés à Dieu lui-même et de devenir, en tant que « vestibules du ciel », [c’est un mot que Lacan a repris dans les Écrits parties en quelque sorte intégrantes de Dieu. »

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les nerfs de personnes dépravées moralement sont noirs, les personnes moralement pures ont les nerfs blancs. Alors, un peu plus loin :

« Les âmes à purifier [il dit que dans les religions il y a pas mal de choses de vrai mais il faut apporter des corrections quand même] les âmes à purifier apprenaient pendant la purification la langue que parle Dieu lui-même».

« Les âmes à purifier apprenaient pendant la purification la langue que parle Dieu lui-même, je veux dire la « langue de fond », [Grundsprache] sorte d’allemand quelque peu archaïque, mais pourtant toujours plein de vigueur, qui se signalait notamment par sa grande richesse en euphémismes (ainsi, par exemple, à l’inverse du sens : récompense pour châtiment ; poison pour nourriture, jus pour poison, impie pour saint, etc.) Dieu était lui-même désigné du nom de « Haute Garde à Celui qui est et sera » – paraphrase de l’éternité – et il ne recevait de parole que précédée de cette adresse : « de l’Éternelle Majesté le très loyal et très obéissant. »

Je vais arrêter ces exemples si ce n’est ce dernier :

« Les âmes complètement lavées de la corruption par la purification montaient au ciel et atteignaient alors la béatitude. La béatitude consistait en un état de jouissance ininterrompue […] » Il se demande quand même comment c’est parce que ce n’est pas drôle l’idée de ne rien faire éternellement mais enfin…

« L’idée d’un rien faire éternel est pour l’homme une perspective quelque peu pesante puisqu’il est habitué au travail, […] Mais il ne faut pas oublier que les âmes ne sont pas les hommes et il ne conviendrait donc pas d’appliquer aux sentiments des âmes les catégories humaines. Cette ivresse permanente dans la jouissance, et en même temps dans le souvenir de leur passé humain, représente en effet pour les âmes le bonheur suprême. »

Lacan fait quelques commentaires, je vais relever seulement ceci : d’une part la progressivité du délire. Ce n’est pas d’emblée ce délire fantastique, ça commence par Flechsig avant d’arriver à Dieu. D’autre part, cette affaire de branchement de nerfs, le réseau des nerfs entre les nerfs de Schreber et ceux de Dieu, on pourrait y voir une sorte d’automatisme mental où l’autre prend possession du cerveau humain. Les nerfs de Dieu ont la faculté de se transformer en toute chose possible du monde créé. Dans ce rôle, on les appelle les rayons et Lacan dit – je crois que c’est dans Schreber mais je ne l’ai pas retrouvé – « il est dans la nature des rayons divins de parler » et, que parle Dieu ? Dieu parle la Grundsprache.

Freud a noté l’analogie entre cette Grundsprache riche en euphémismes, c’est-à-dire que les mots peuvent avoir un sens contraire et puis ce qu’il a écrit, lui, sur le double sens des mots primitifs, double sens qu’il attribue en fin de compte aussi à l’inconscient… enfin, il essaie de rendre compte de cette propriété de l’inconscient en évoquant un prétendu double sens des mots primitifs. On sait ça ne colle pas mais enfin c’était intéressant de le noter. Freud note d’une part non seulement cette analogie mais une deuxième analogie qui est plus importante, c’est l’analogie entre le délire et la théorie parce que Freud dit qu’il n’a encore jamais vu de choses qui ressemblent autant à sa théorie de la libido que la théorie des nerfs et de la jouissance qu’on trouve chez Schreber.

Lacan dit aussi que le délire de Schreber permettrait de refaire une classification de la paranoïa sur des bases complètement nouvelles. Je ne vois pas très bien en quoi, mais, bon… oui, puisque, pour moi, ce n’est pas une paranoïa !

Ce qui est beaucoup plus important, c’est ceci : « Le délire fournit déjà une espèce de double parfaitement lisible, à partir du moment où on en a, […] à le prendre pour ce qu’il est, une espèce de double de ce qui est abordé par l’investigation théorique. » Et là, à mon avis, il y a aussi une indication du travail possible avec les psychotiques et les paranoïaques, pas seulement secrétaire d’aliénés, noter tout ce qu’ils racontent, mais soutien à l’effort de théorisation… éventuellement conjoint, c’est-à-dire dans une sorte de dialogue respectueux, dans la mesure du possible parce que tous les psychotiques ne bossent pas, ils ne sont pas tous des travailleurs théoriciens mais, dans beaucoup de cas, c’est le cas. C’est tout ce que je voulais dire.

Texte relu par Bernard Vandermersch.

Discussion

Marc DarmonMerci Bernard.

Bernard Vandermersch – Il paraît qu’il y a une discutante ?

M Darmon – Sandrine [Calmettes] va nous faire une belle discussion, va lancer la discussion parce qu’on voudrait aussi une discussion avec la salle et puis dans un temps réduit puisque Michel [Jeanvoine] va nous faire la leçon III.

Thatyana Pitavy – Si on faisait les deux interventions et la discussion après ?

Marc Darmon – C’est un peu lourd, non ? Il vaut mieux discuter. On s’en tient à un quart d’heure.

Bernard Vandermersch  – On s’en tient à un quart d’heure !

Sandrine Calmettes – Moi, je n’ai pas grand-chose à discuter sur ce que tu as dit dans l’absolu.

Bernard Vandermersch  – C’est d’ailleurs un peu difficile puisque c’est du Lacan !

Sandrine Calmettes – Par contre, je peux insister sur les points que tu as relevés et l’intérêt que ça a dans un champ qui est celui de l’enfant et pas seulement dans celui du délire ou de l’abord du psychotique, à savoir la question du compréhensible et du malentendu fondamental. Je crois que c’est extrêmement important, en clinique de l’enfant, d’avoir à l’esprit qu’on est dans un malentendu fondamental dans le dialogue avec l’enfant si on ne prend pas garde à la fois à la manière dont on s’exprime et à la fois la manière dont il répond, c’est-à-dire qu’il y a toujours une espèce d’ajustement comme ça où on n’est pas sûr de ce qu’il a voulu dire et qu’il s’agit bien de lui faire préciser surtout quand il est allusif – là, je parle du psychotique adulte. On voit bien que c’est même ce qui va faire signal pour le clinicien c’est quand le discours est particulièrement allusif comme si c’était compréhensible. Avec l’enfant, on n’a pas affaire à ce type d’allusivité, je dirais, mais on prend parfois pour acquis et en terme à terme ce que dit l’enfant alors que, je crois, ça demande toujours à questionner et à demander d’être précisé. Enfin, je trouvais que c’était un point important que tu avais bien souligné.

L’autre point aussi qui m’a paru vraiment mériter toute notre attention, que tu as aussi relevé et sur lequel tu as insisté, c’est la question de la dialectique et lorsqu’il dit que « c’est pour avoir méconnu, dans la psychologie de l’expérience pathologique, la dimension dialectique que la clinique s’est fourvoyée. » Je crois qu’il faut vraiment l’entendre, et là encore une fois, particulièrement chez l’enfant, puisque les tableaux cliniques des enfants ont une évolutivité qui leur est propre ou pas et que, si on ne se situe pas un peu dans le temps avec eux, on risque de se fourvoyer.

C’était vraiment les deux points saillants sur lesquels j’avais insisté sans avoir à expliciter plus avant et je vous passe la parole.

Julien Maucade  – Tu veux répondre ou on peut te poser des questions ?

Bernard Vandermersch  – Non. Vous pouvez poser des questions, je vous en prie.

Julien Maucade – Je lis la phrase : « Évolution continue d’un système délirant durable et impossible à ébranler. » J’ai cru comprendre que tu disais : peu importe si…

Bernard Vandermersch   Non c’est Lacan qui disait ce n’est pas important ça !

Julien Maucade – Non !

Bernard Vandermersch  – Si ! Il dit : « ça me paraît secondaire », qu’on puisse l’ébranler ou pas ça me paraît secondaire et j’ai fait remarquer que, pour moi, pas tellement parce que…

Julien Maucade – Ce qui m’intéresse, c’est la suite. « À vrai dire, la question me paraît secondaire. » Par contre, il dit : « Cette variation tient à l’interpsychologie, aux interventions de l’extérieur, au maintien de la perturbation d’un certain ordre dans le monde autour du malade. » (Bernard Vandermersch  – Hum.) Le délire est évolutif ?

Bernard Vandermersch  – Oui, le délire… enfin Lacan, dans sa critique de Kraepelin, montre que, dans le fond, ce n’est pas si simple que ça, il y a des poussées, il y a des rémissions, la preuve…

Julien Maucade – C’est ça !

Michel JeanvoinePour reprendre ce point, on a coutume de dire : la paranoïa, de Schreber ! Mais ce qui me semble particulièrement intéressant avec Schreber c’est que ce n’est pas tellement sa paranoïa mais c’est qu’on peut prendre la mesure du comment il entre dans un processus, quel est le devenir de ce processus et quel est son parcours et comment, donc, une paranoïa proprement dite se constitue. Ce n’est pas qu’elle est donnée, c’est qu’elle se constitue, elle se construit, elle se fabrique et, en lisant les Mémoires de Schreber, on a les ressorts, on peut lire les ressorts, prendre la mesure des ressorts qui visent, qui organisent les tenants et les aboutissants de cette construction de la paranoïa. C’est ça, moi, qui me semble être essentiel et ce à quoi Lacan semble être sensible justement. Quand on parle d’inertie dialectique, certes chez Schreber il y a une certaine inertie dialectique, il part d’une certitude, que quelque chose lui est signifié mais il a à construire sa réponse. Cette réponse se construit dans un mouvement parfaitement dialectique, elle. C’est-à-dire que la question de l’inertie dialectique, elle est à relativiser, je crois, parce que ce dont il fait preuve c’est quand même d’un certain travail dialectique qui fait qu’effectivement ce délire – avec nos patients aussi – peut s’ébranler assurément et que va toujours rester un point fixe quelque part.

Julien Maucade – Non, non. Ce n’est pas parce qu’il change que c’est dialectique. Ce n’est pas parce qu’il est ébranlable que c’est dialectique.

Bernard Vandermersch  – Ce n’est pas ça. Non, mais il a raison. Schreber se discute lui-même d’une certaine façon. Il se discute lui-même mais bien sûr sans jamais mettre en…

Julien Maucade – C’est réflexif mais pas dialectique.

Bernard Vandermersch  – … Comment dirais-je ? …En discussion le postulat de base, si on peut appeler ça un postulat.

Michel Jeanvoine C’est-à-dire qu’on pourrait dire – comme on parle de faux trou puisqu’on a quand même l’avantage de reprendre la lecture de ce séminaire après tout un travail sur la fin de l’enseignement de Lacan et spécialement les questions de topologie – que cette dialectique évoque la question du trou et du faux trou. On a l’impression que cette dialectique est fausse, comme est faux aussi le faux trou d’une certaine manière. Ça c’est une remarque très personnelle.

Bernard Vandermersch  – En tous les cas, ça lui permet de penser, de continuer à penser, de travailler.

Michel Jeanvoine Et de se stabiliser parce qu’il y a une certaine stabilisation qui lui permet de sortir de l’hôpital.

Bernard Vandermersch  – Je ne sais pas s’il y est resté…

Marc Darmon – Il y retourne !

Sandrine Calmettes – Au-delà de la question de ce qui se dialectise ou pas, de ce qui reste fixé et inerte, il me semble aussi que la question de Lacan c’est de savoir quel point fixe, nous, on peut avoir dans notre abord de la psychose et des patients et je crois que c’est aussi pour ça qu’il reprend et critique Kraepelin et d’autres parce qu’on sent vraiment qu’il est à la recherche d’un repère qui ne sera pas mouvant, qui pourra rester comme ça ancré et stable – je ne sais pas comment dire ? – ce point de fixité, il utilise pas mal de mots comme ça et on a vraiment l’impression que c’est ça qu’il cherche.

Bernard Vandermersch  – D’ailleurs il commence à l’ébaucher.

Marc Darmon –Souvent, dans la clinique, dans le suivi des patients paranoïaques, le point fixe c’est nous. C’est-à-dire que c’est remarquablement durable comme cure, j’en ai quelques-unes comme ça et on peut voir les différents épisodes effectivement : le moment fécond, le moment critique et puis ça continue, et puis voilà ! Il faut être là tout le temps. Michel, peut-être que tu peux…

Thierry Florentin – … Une question sur la pensée, le vouloir et l’action… (Bernard Vandermersch  – Oui.) Il arrive très fréquemment que l’ensemble du réseau sanitaire, social, éducatif, policier, judiciaire soit [kraepélien] et que le thérapeute soit le seul avec l’objet désigné à ne pas être [kraepélien] du tout, c’est-à-dire être très seul à réaliser qu’il y a quand même quelque chose, là, qui cloche.

Bernard Vandermersch  – Oui et quand on dit le vouloir et l’action, il y a souvent des moments dépressifs… où, pour le paranoïaque, le vouloir et l’action sont très, très inhibés. Et puis il y a aussi toutes les formes… parce que la paranoïa pure ce n’est quand même pas le plus fréquent, il y a toujours une petite dose de paranoïdie, d’hallucinations, de machins, etc.

Valentin Nusinovici – Je voulais juste dire un mot. Sur le terme dialectique, évidemment si tout est figé, il n’y a pas de dialectique mais ce n’est pas parce que c’est mouvant qu’il y a la dialectique qui nous importe. Ça peut très bien être mouvant chez le psychotique. Ce qui nous importe, nous, et qui fait qu’on verra si, éventuellement, on est dans la névrose ou la psychose, c’est le fait que la contradiction – qui peut très bien exister chez le psychotique – elle puisse être interrogée par le sujet. C’est ça la question ! Il n’y a qu’à relire le début de l’Intervention sur le transfert ou un des textes où Lacan parle de dialectique – il parle énormément de la dialectique analytique dans les premières années – la question c’est de faire signer, dit-il, par le sujet – en l’occurrence par Dora – sa contradiction. Alors, évidemment, c’est la position subjective par rapport à la contradiction. Ce n’est pas clair dans ce séminaire- là. On ne voit pas bien ce que ça veut dire. Dans cette leçon-là, ça n’est pas bien explicité.

Bernard Vandermersch  – Ce qu’il appelle inertie dialectique ?

Valentin Nusinovici – Non. Ce n’est pas quand il parle d’inertie dialectique, c’est quand il dit que, par exemple, « le propre du comportement humain normal […] c’est ce qui était un moment perte et désavantage pour devenir l’instant d’après le bonheur même accordé par les dieux » Ça va parfaitement avec Schreber ! Il n’y a pas, là, du tout de distinction entre la névrose et la psychose. La question c’est la position du sujet par rapport à ce qui fait contradiction, n’est-ce pas ? C’est ça qui fait, pour nous, le point de départ. Ce n’est pas que ce soit variable. Ça peut être parfaitement variable.

Bernard Vandermersch  – Souvent ça se traduit par une formule inamovible dans…

Valentin NusinoviciLà, on a un problème quand c’est comme ça !

Bernard Vandermersch  – Oui, quand c’est comme ça, ça va. Bon. Peut-être qu’on laisse la place, la parole à Michel [Jeanvoine].

Texte relu par Bernard Vandermersch et Michel Jeanvoine.

Michel Jeanvoine – Je me suis trouvé en charge de la leçon III et, à vrai dire, ce n’est pas très commode de commenter une leçon parce qu’une leçon fait partie d’un séminaire, d’un parcours et, si le propos vise justement à suivre Lacan dans son raisonnement, dans les nuances de son propos, dans la manière dont il avance ou la manière dont il fait un pas de côté, il n’est pas toujours facile de les pointer, de les repérer et puis surtout d’essayer d’en faire quelque chose à la lumière bien entendu – comme je le soulignais tout à l’heure – de ce que celui-ci a pu nous enseigner tout à la fin de ses séminaires.

Il inaugure cette leçon par, une nouvelle fois, des remarques critiques sur la conception des uns et des autres sur la paranoïa. Je pense que cela a été déjà dit, si on s’intéresse à la paranoïa et non pas à la schizophrénie, ce n’est pas seulement pour suivre bien entendu Freud, son travail, c’est aussi parce que le paranoïaque nous parle. Et donc nous allons pouvoir nous enseigner de ce qu’il nous dit. C’est ce qui fait que la paranoïa se distingue chez Freud et se distingue aussi chez Lacan. Ceci est également vrai pour nous dans notre travail, parce que ceci nous permet de nous orienter.

Lacan, dans le début de cette leçon, reprend un certain nombre de critiques assez courantes et communes qu’il peut faire concernant les analystes confrères qui traitent de la paranoïa en nous disant ceci : Cette tendance homosexuelle que Freud repère dans ses commentaires… Là aussi je pense que vous les avez lus ces commentaires de Freud sur Schreber où Freud  s’arrête pour nous dire : voilà, en fait il y a manifestement une tendance homosexuelle et cette tendance homosexuelle est l’objet d’une défense, on s’en défend, le patient s’en défend de manière plus ou moins variée et variable dans le temps, avec des mécanismes assez différents, mais il va s’en défendre. Et ça c’était le point de vue freudien repris par les collègues et confrères analystes de l’époque. Et Lacan pointe les contradictions et les impasses de ce type de raisonnement de ses collègues en disant : si on entre dans la paranoïa – et manifestement on y entre –, il y a une porte d’entrée, cette porte d’entrée on peut l’expliquer de manières très diverses, contradictoires, en opposition avec ce qu’on a soutenu précédemment, c’est-à-dire que les explications données jusqu’alors manquent un petit peu de sérieux. Ça manque un petit peu de sérieux. On entend dire en effet : oui, s’il arrive ce qui arrive à Schreber c’est parce qu’en fait il est en échec devant sa paternité, pas d’enfant… Il va être en échec aussi dans son élection au Reichstag, ça ne se passe pas selon ses vœux etc. Mais, souligne Lacan, il y a quelque chose qui pourtant réussit cette fois-ci, le voilà président de la Cour d’Appel de Leipzig. Et, petite parenthèse, à cette époque-là, président de la Cour d’Appel de Leipzig…

Une intervenante dans la salle – De Dresde !

Michel Jeanvoine – Pardon ? De Dresde ?

Bernard Vandermersch  – Oui. Lacan a mis Leipzig.

Michel Jeanvoine Mais c’est le même territoire.

Bernard Vandermersch   J’espère que vous l’avez enregistré !

Michel Jeanvoine C’est un territoire… Il faut pouvoir en dire un tout petit mot parce que ça a des caractéristiques bien précises. Nous sommes donc après 1870, le territoire allemand est remanié et se trouve agrandi et les territoires de Dresde et Leipzig font partie donc de la nouvelle Allemagne. Et donc à ce titre, tous les fonctionnaires, notamment les magistrats qui siègent dans l’ancien territoire, viennent d’une certaine manière coloniser les nouveaux territoires. Schreber fait partie du lot, il va effectivement à Dresde et à Leipzig là-bas, et le voici nommé président de la Cour d’Appel, et sous ses ordres, il a effectivement des vieux magistrats de Dresde et de Leipzig etc., du territoire, qui en savent effectivement long sur tout le travail dont Schreber va avoir à assumer la responsabilité. C’est un poste, une responsabilité tout à fait particulière. C’est dans ce contexte historique que les choses se passent. Et je crois que ça a tout à fait son importance pour bien comprendre la tension de responsabilité dans laquelle va se trouver pris et qu’il aura à soutenir Schreber. Lacan pointe ceci : là il réussit et, manque de bol, ça déclenche, ça pourrait donc déclencher et ça déclenche un épisode délirant. Alors quel est donc au bout du compte le ressort de cette entrée ? Et là Lacan nous dit qu’il faut prendre le ressort de cette entrée au sérieux. Et ce que je vous propose, nous dit-il, c’est de suivre mon enseignement sur la question c’est-à-dire de prendre au sérieux ceci : le fait que le paranoïaque nous parle. Il nous parle. Il nous parle comme nous parlons. Et c’est contenu dans sa parole, dans son discours, où nous pouvons peut-être trouver les éléments logiques d’une certaine manière, les articulations logiques qui peuvent peut-être permettre de rendre compte de ce destin de paranoïaque, de ce parcours de paranoïaque. Parce que la réalité paranoïaque se construit, elle se fabrique. Freud disait qu’en fait, la réalité délirante, c’était une manière de réparer, de construire une réalité face à quelque chose qui partait en petits morceaux. Que le patient était tenu de construire une réalité et que l’hallucination faisait aussi partie de ce processus, que le phénomène élémentaire faisait partie de ce processus de reconstruction. Nous avons donc là affaire avec Schreber à cette reconstruction. Prenons au sérieux nos patients, prenons au sérieux Schreber.

Que nous dit-il ? Que nous propose Lacan ? Il nous faut reprendre la question tout à fait autrement pour pouvoir donner au dire psychotique sa véritable signification et pour pouvoir essayer de préciser les conditions de l’entrée dans la psychose. Alors pour ce faire, si on a justement à se mettre à l’écoute du patient, Lacan dans cette leçon part de ses présentations cliniques qui sont excessivement précieuses pour nous, cliniciens, parce que c’est dans le cadre d’une présentation clinique qu’on peut entendre nos patients, construire quelque chose avec eux. Lacan évoque une de ces présentations où une de ses patientes, après un certain temps, a fini par lui lâcher ce fameux « galopiner ». Et, nous dit-il, voilà là quelque chose de tout à fait précieux que ce néologisme : « galopiner ». Néologisme qui lui vient de l’Autre et qui pointe pour la patiente l’existence d’une réalité qui était jusqu’alors pour elle insoupçonnée, mais d’une réalité qui la commande. Quelles sont les caractéristiques de ce néologisme ? Il essaye de les préciser en nous disant que ce mot, ce néologisme, c’est une création mais ça peut être un mot du dictionnaire, ça peut être un mot courant. Le problème, il faudrait peut-être préciser la chose, ce que là Lacan ne fait pas, mais que ce mot courant peut être d’usage néologique. Ça peut être un mot de la langue courante mais qui a un usage particulier. Qu’est-ce qui caractérise cet usage néologique de « galopiner » ou d’un autre terme comme certains patients peuvent nous en apporter justement en présentation ? Qu’est-ce qui le caractérise ? C’est-à-dire que ce mot est justement indialectisable. Il est là comme chargé d’une charge, d’une épaisseur tout à fait particulière qui va, pour le patient, témoigner que quelque chose lui est signifié. Et quelque chose lui est signifié qui concerne la signification elle-même.

Ce néologisme fonctionne comme le mot d’une… Et là c’est le mot de Lacan, ça me paraît très important parce que je crois que… Alors quand on le lit rapidement une première fois, on passe volontiers à côté, me semble-t-il, enfin moi j’étais passé à côté, mais c’est dans un après-coup et dans un retour qu’on retrouve ces éléments-là et qu’on se dit : mais oui, il y a déjà là quelque chose d’excessivement important. Ce « galopiner » vient fonctionner comme le mot de l’énigme, comme le mot du mystère. Il y a le mot « énigme », il y a le mot « mystère ». Et que ce mot « galopiner » vient pour la patiente, selon Lacan, vient se proposer comme l’âme de la situation. On ne peut pas en dire plus. On ne peut pas en dire plus, mais il est là chargé de ce poids tout à fait particulier.

Donc, nous dit-il, il y a ce « galopiner », et en opposition à ces phénomènes de paroles, de messages qui lui viennent de l’Autre, d’une parole pleine, particulièrement pleine, Lacan pointe, et il les met en opposition… J’aime beaucoup le fait qu’il les mette en opposition justement. Il vient mettre quoi en opposition ? Il vient mettre en opposition les phénomènes de « serinage » qui sont aussi d’autres paroles, tout autant xénopathiques, mais ce sont des paroles vides qui lui sont répétées, serinées comme le mot l’indique, c’est-à-dire de manière absolument automatique et vides, absolument vides de sens. Ce que je retiens dans cette affaire, c’est la manière dont Lacan vient opposer la parole pleine et le serinage pour nous dire qu’en fait il y est question de vouloir traiter, de quoi ? De la question-même de la signification, mais de la signification comme vide qui appelle et qui commande. Et que ce vide vient se manifester par le fait que cette signification vient soit dans les modalités d’une parole pleine, soit dans les modalités d’un serinage, dans le jeu de leur opposition. Jusqu’alors le terme de dualisme n’a pas été repris, mais la question du dualisme chez Schreber – vous l’avez lu chez Schreber – est absolument centrale. Parce que ce n’est pas une dualité. Il ne parle pas de dualité. Il parle de dualisme qui est tout à fait autre chose. Là ce que je retiens, la petite coche, la petite croix que je fais : l’énigme de la signification, de cette signification qui le saisit et le commande. Voilà un point important.

Tout ceci amène Lacan à poser la question : qu’est-ce que c’est donc qu’une parole ? Qu’est-ce que c’est que la parole ? Et non pas qu’est-ce que c’est que le langage. Qu’est-ce que c’est que parler ? Et là, il fait cette notation, une nouvelle fois, et qu’il n’aura de cesse de soutenir tout au long de son enseignement bien entendu, que la parole c’est exactement, avant tout, parler à d’autres. C’est-à-dire qu’il y a d’une certaine manière une unité de la parole qui engage l’un et l’autre dans le même mouvement, dans le même acte de parole. Ça c’est fondamental. C’est-à-dire que la parole n’est aucunement un instrument au service d’un Moi ou d’un sujet qui voudrait quelque chose, elle est le produit, la parole, elle se joue dans une adresse à un autre et que cet autre est partie prenante de cette parole, partie constitutive de cette parole. Il y a là un point tout à fait important. Ce n’est pas nouveau. Il l’a déjà dit bien entendu précédemment et à nouveau il insiste là-dessus et il y a là véritablement quelque chose de très puissant et de très fort. Il analyse, je dirais, qu’est-ce que c’est que cette parole qui fonctionne pour l’un et l’autre comme une unité.

Il a ces fameux exemples qu’il évoque fréquemment qui viennent caractériser ce fonctionnement de la parole. Ces deux exemples qui sont celui du fides que vous connaissez, « tu es mon maître », « tu es ma femme », avec cet Autre absolu qui fait que l’un vient effectivement faire la place à l’autre dans sa parole elle-même, et réciproquement. Et il y a ce contre-exemple qu’il nous donne qui est celui de la feinte avec cet Autre absolu. Si cet autre me dit, selon l’histoire de Freud que vous connaissez, « je vais à Cracovie », « mais pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie ? Pour que je pense que tu n’y vas pas ? Pour quelle raison ? Quelle est cette feinte à laquelle tu veux m’introduire ? » C’est-à-dire que dans ces deux conditions-là l’autre à qui le sujet s’adresse n’est pas simplement le petit autre mais c’est bien l’Autre, et là cette fois-ci il l’évoque dans cette leçon avec justement un grand A. L’Autre. Il y a là une bascule tout à fait importante. C’est-à-dire que dans ces deux exemples que je vous donne là, l’autre est là en tant, d’une certaine manière, qu’Autre absolu, et en tant qu’il est, nous dit-il, reconnu et non pas connu. Et avec cette feinte, qu’est-ce qu’on y trouve ? Cette espèce d’inconnu direct, nous dit-il, dans l’altérité de l’autre, c’est-à-dire que le sujet a affaire à une altérité radicale dans son lien à l’Autre, une altérité radicale que l’Autre avec un grand A est amené à supporter. On pourra dire, d’une manière ultérieure, ce grand Autre est effectivement barré. C’est ce que nous disons de manière absolument coutumière.

La patiente nous parle et nous fait savoir comment « on » lui parle ». Elle vient témoigner, dit Lacan. Elle témoigne. Et là il prend le temps de s’interroger sur la question du témoignage. Qu’est-ce que témoigner ? Est-ce que témoigner c’est communiquer ? Et il y a là les échos d’un débat, toujours d’actualité, sur la parole et la communication. Il oppose là le témoignage et la communication. Témoigner c’est s’engager dans quelque chose, que la communication c’est d’une certaine manière faire comprendre à l’autre ce que j’ai compris. On pourrait le dire comme cela. Faire que d’une certaine manière entre l’un et l’autre il n’y ait plus de perte et que ça communique, exactement comme les vases communicants. Alors que dans le témoignage il y a cette assomption, cette manière d’assumer le fait qu’effectivement ça ne communique pas quelque part. Et donc il y a un témoignage.

Et ce témoignage a affaire à quelque chose d’un petit peu particulier puisque, pour Lacan, et là Lacan vient à nouveau avec quelque chose qu’il avait eu l’occasion de développer dans un certain nombre de textes plus spécialement parus dans les numéros de L’Évolution psychiatrique, entre autres, la question de la connaissance paranoïaque. Il y a un long développement sur la question de la connaissance paranoïaque comme étant absolument essentielle et cruciale dans la constitution de l’être parlant. Puisque toute connaissance est paranoïaque et toute connaissance passe par la dialectique de la jalousie, nous dit-il. C’est-à-dire que notre objet d’intérêt humain, il le précise comme ça, que l’objet, c’est toujours l’objet du désir de l’Autre. Et que l’être humain dans son aliénation, comme il l’a décrite dans le stade du miroir, ne peut pas faire autrement que de venir toujours s’aliéner dans l’image de l’Autre. C’est-à-dire que c’est du point de vue de l’Autre qu’il va venir traiter la question de ses objets. Il y a donc là une aliénation fondamentale qui va l’introduire à cette connaissance paranoïaque, c’est-à-dire à ce fait que, si la dialectique de l’aliénation qui le porte est toujours susceptible justement d’introduire un Autre comme venant, je dirais, l’exterminer, on doit pouvoir dire les choses comme ça, lui donner la mort, on comprend donc immédiatement que cette question de la connaissance paranoïaque, je dirais, introduit le sujet à la question d’une lutte à mort. Ça c’est toute la thématique de Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit que Lacan évoquera à de nombreuses reprises. C’est-à-dire qu’il y a là, et Lacan l’avait spécifié dès les années 36 avec le stade du miroir, donc ce petit schéma L que vous connaissez – S, a, a’ et A – cette manière dont justement le sujet dans son lien à autrui se constitue un Moi et un Moi qui est l’objet d’une première identification fondée justement sur l’image de l’Autre qu’il est pour lui-même aussi. Donc les voies de cette aliénation sont justement incontournables, et que dans la psychose cette aliénation va subir un destin un petit peu plus particulier qu’il explorera dans les leçons ultérieures.

Il pourra même nous dire ceci, que la dialectique de l’inconscient implique toujours comme une de ces possibilités, l’impossibilité de la coexistence avec l’autre c’est-à-dire la lutte. Ça c’est en 1955-56 qu’il nous dit ça, et nous avons tous cet énoncé de Lacan qui résonne à nos oreilles : « il n’y a pas de rapport sexuel ».C’était une manière, me semble t-il, pour lui de venir nous dire à l’époque, qu’effectivement, cet objet, qui fait notre intérêt, dans la mesure où justement c’est l’objet du désir de l’Autre, est toujours porteur d’une altérité radicale. Et que là, c’est dans ce séminaire, il nous le dit, il y a là, justement cette manière de venir dissocier ces deux plans de l’imaginaire et du réel. C’est dans le texte, là, l’imaginaire et le réel. Alors pourquoi va t-il dissocier, faire la place à autre chose qu’à l’imaginaire, au réel. C’est dans la mesure, me semble-t-il – – et j’aimerais avoir là-dessus votre avis – – c’est dans la mesure où l’objet est porteur de cette altérité, radicalement porteur de cette altérité.

 Il finit sa leçon en revenant à Freud, au commentaire de Freud et à la manière dont Freud avec une grande élégance, un grand savoir-faire de lecteur, rassemble dans un même mouvement l’ensemble de la question des délires. Et ça plaît beaucoup à Lacan même s’il nous dira que c’est certes insuffisant, ça se discute, ce n’est pas tout à fait juste, c’est tentant, c’est séduisant – le mot « séduisant » n’est pas de lui, n’est pas dans le texte – enfin, ça m’apparaît séduisant, mais ça nous paraît à nous aussi insuffisant. Pour ma part ça me paraît discutable, voire rediscuté en tout cas, autrement et en d’autres termes. En tous cas, il s’appuie sur ce que dit Freud et commente à son tour le point de vue freudien. On le connaît tous, c’est un exercice quasiment universitaire de logique. Si la paranoïa a pour cause cette tendance homosexuelle, il y a là cet énoncé au travail, c’est : « je l’aime ». Je l’aime, lui, un homme. Et plusieurs manières, en grammairien, de nier cet énoncé, de s’en défendre. Ce qui va pouvoir donner un certain nombre de délires avec leur spécificité. Et cette manière de nier ce « je l’aime » peut porter soit sur le verbe, soit sur le sujet, soit sur l’objet. Alors Lacan les reprend dans un sens inverse à celui de Freud ; il va commencer par le délire de jalousie, puis l’érotomanie, et enfin la persécution. C’est secondaire mais Freud les fait dans l’autre sens, il parle délire de persécution, jalousie, érotomanie.

– « je l’aime, lui un homme » devient « c’est elle qui l’aime », avec une aliénation donc invertie. « C’est pas moi qui l’aime, c’est elle qui l’aime ». Aliénation invertie, délire de jalousie.

– Deuxième exemple : « je l’aime », devient « ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle ». Mais par un tour de passe-passe, qu’il n’est pas facile à comprendre, on nous dit qu’en plus il y a un mécanisme de projection, et c’est alors : « elle qui m’aime ». Ca donne l’érotomanie, « c’est elle qui m’aime », cet amour vient du dehors, de l’autre et « je suis l’objet de l’amour de cet autre ». Lacan nous dit : aliénation divertie.

– Troisième cas, « je l’aime, cet homme ». Ici une aliénation convertie, dans la mesure où on passe de l’amour à la haine. Et là aussi un mécanisme assez obscur de projection, qui fait que « ce n’est pas moi qui le hait », « c’est lui qui me hait ». Délire de persécution, ça se retourne.

Voilà la manière dont Freud s’en sort avec élégance, manière que Lacan reprend pour nous la présenter.

La leçon s’arrête là-dessus, avec cette remarque de fond, que la question des délires ne peut pas se comprendre sans être conçue comme un délire de relation, c’est-à-dire que nous sommes bien dans la parole. Et si nous sommes dans la parole – et, ce sont mes commentaires – on peut penser qu’un travail est tout-à-fait possible avec ces patients. En les écoutant, ce que nous leur proposons, c’est justement le champ d’une parole, d’un discours toujours possible, où justement ils peuvent venir s’y construire, comme le rappelait Marc [Darmon] tout à l’heure, en étant pour eux un point fixe. Là, où justement ils vont pouvoir venir dialectiser dans la mesure où c’est possible, dans l’expérience tout à fait particulière qui porte justement sur ce point-là, précis, et il insiste dans cette leçon, sur la signification des significations comme une signification vide et à laquelle, ils ont à apporter une réponse. Et qui les sollicite, question à laquelle ils ne peuvent pas se dérober. Et ce A – et là Lacan insiste tout du long, ce grand A qui est porteur de cette altérité radicale- Lacan le présente d’une certaine manière comme étant un A vide.

Voilà la manière dont j’ai ramassé pour ma part, cette leçon et les points que j’ai voulu souligner.

Marc Darmon – Merci beaucoup, Michel, pour ce remarquable parcours de la leçon III, où beaucoup de points sont abordés. Est-ce que Sandrine [Calmettes], tu veux ?

Sandrine Calmettes – Moi j’ai trouvé intéressant de voir rappelé ce que j’ai tendance à oublier, à savoir qu’un corps morcelé c’est une connexion incohérente de désirs. Et je trouve que c’est très bien de se le rappeler, parce qu’on parle tout le temps de ce corps morcelé, on oublie, le rappel du désir, de la pulsionnalité et du fait que ce soit encore incohérent, que ce ne soit pas bien défini. Et puis un point sur lequel j’aurais bien aimé t’interroger et que tu n’as pas abordé et qui me semble être dans la suite de ce que tu évoquais toi, Valentin [Nusinovici], sur la question de la contradiction, et la manière dont le sujet peut porter et témoigner de sa contradiction, c’est autour de cette affaire de conflit. Il dit que, justement sur les causes du déclenchement de la maladie de Schreber, on peut négliger de s’apercevoir « qu’on donne à la crainte de la lutte au sujet du succès prématuré, la valeur d’un signe de même sens, positif dans les deux cas ». Mais il ajoute que « si la notion de conflit est toujours mise en jeu de façon ambiguë, on met sur le même plan ce qui est source de conflit et ce qui est beaucoup moins facile à voir, l’absence de conflit ». D’ailleurs justement l’absence de contradiction et alors là, j’aimerais bien que tu ailles un peu plus loin pour m’expliquer parce que je n’ai pas tout à fait saisi ce qu’il ajoute : « le conflit laisse si on peut dire une place vide et c’est à la place vide du conflit qu’apparaît une réaction, une construction, une mise en jeu de la subjectivité ». Alors là, tu as certainement quelque chose à nous dire là-dessus.

Michel Jeanvoine – Oui il y a ce passage tout à fait intéressant, parce que dans les premiers moments de ce passage, il rappelait comment on en référait à l’échec, au conflit, au fait que ça ne marche pas, la rencontre qui fait que ça ne marche pas, pour rendre compte de l’entrée dans la psychose. Il y a un échec, il y a un conflit, il n’a pas eu ce qu’il voulait. Et c’est suivi immédiatement par la mise en avant de Lacan de ceci, c’est que, à partir du moment où il a ce qu’il veut, à partir du moment où son rêve se réalise, c’est encore plus compliqué pour lui. C’est comme ça que j’entends ta remarque. C’est encore plus compliqué, il a réussi pleinement, le voilà président de la Cour d’Appel, c’est même au-delà de son vœu de réussite. Et c’est à partir de ce moment-là, semble-t-il, qu’il est introduit à des embarras. Comment comprendre ça, si on en reste à la question du conflit ? C’est chargé lourd de conflits potentiels, probables, ça c’est sûr, mais que le voilà en charge. Alors Lacan en dira quelque chose dans les « Préliminaires » [« D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »], sur ce qui se passe quand on rencontre un réel. Mais parce que le voilà avec l’objet de son désir, de son intérêt, il réussit, ce après quoi il courait, il met la main dessus, réussite professionnelle brillante, et voilà qu’il bascule. Alors pourquoi ? Parce que, peut-être, justement, c’est la nature de l’objet [B.Vandermersch – Enfin quand même], qui est justement, là, posée. Que l’objet n’est pas justement seulement l’objet de son intérêt, cette réussite sociale ; c’est peut-être autre chose, au-delà, qui le commande.

Sandrine Calmettes – ÇCa, c’est du côté du conflit, alors que là, il parle de l’absence.

Michel Jeanvoine – L’absence, je l’entends comme ça, c’est l’absence temporaire de conflit, c’est la réussite. Il a ce qu’il voulait, il est Président de la Cour d’Appel, il a réussi, c’est comme cela que je l’entends.

Valentin Nusinovici – Mais comment on peut dire qu’il a réussi, il se trouve, il le dit lui-même ? Quand on est nommé, on se trouve devant une charge énorme, on ne peut pas penser une seconde qu’il soit resté heureux d’être président ! Non, ces conflits-là, tout le monde peut les connaître, il suffit de constater que quand on a eu quelque chose, on se trouve devant une autre difficulté. La vraie question, ce n’est pas celle-là. C’est de savoir par expérience avec d’autres patients, de savoir si chez lui, il y a eu véritablement un conflit subjectivé. Tu as dit – c’était très intéressant – tu as exposé justement l’apparente contradiction des différentes théories et puis, tu as dit, tu as cité Lacan : « Maintenant, nous allons l’expliquer, notre lecture va l’expliquer ». Certainement pas, puisque ce que nous saurons quand nous interrogeons le malade, c’est qu’il ne peut rien dire là-dessus. C’est la pure théorisation qui va dire que là, sous le coup d’un signifiant, il y a une position à laquelle le sujet ne peut pas répondre, et ça se déclenche. C’est une invention, au sens de découverte, de Lacan, que de montrer que le sujet est pris là sous un signifiant parce que, lui, il ne peut pas le dire.

Mais c’est formidable, parce que, il y a quelques jours, j’ai eu ça d’un patient que je suis depuis je ne sais pas combien de temps. J’ai largement développé ça pour la psychosomatique, mais en l’occurrence, il s’agissait d’une psychose aussi, et il m’a dit, mais ça fait des années et des années que je le suis, il m’a dit … Non, c’est moi qui lui ai dit, mais il a été d’accord, pour dire qu’effectivement, la situation conflictuelle n’était pas réalisée comme telle. C’est nous qui parlons de conflit inconscient. Il n’y a pas de conflit là. Un conflit implique qu’il y ait division du sujet, or là, il n’est pas divisé sur ce point-là. Je trouve ça très important et vous avez parlé tous les deux de témoignages, je trouve que c’est le point important. Mais, est-ce qu’on ne doit pas accentuer les distinctions ? Est-ce qu’on va dire que Schreber témoigne ? Je dirais : sSon livre témoigne, absolument, de son expérience inouïe, de sa délicatesse à écrire, de son attention aux autres, de sa culture, de son intelligence, sûrement, mais est-ce que Schreber porte témoignage ? Évidemment pas, puisque Lacan nous donne la définition elle-même, que témoignage vient de testis et qu’on témoigne sur ses couilles. Il ne porte pas témoignage dans ce sens-là. On a là vraiment deux façons, enfin, c’est ma lecture, ça dépend, c’est comme « parole pleine », ça dépend du sens qu’on lui donne, mais porter témoignage, en tout cas pas au sens de porter témoignage sur les testis. On ne peut pas dire autrement, parce que sinon, c’est pas la même structure.

Michel Jeanvoine – Il y a bien une distinction à faire mais je pense que là aussi, si nous prenons vraiment au sérieux que parler c’est parler à d’autres, Schreber parle à d’autres.

Valentin Nusinovici – Ce n’est pas du tout prouvé.

Michel Jeanvoine – Il écrit ! Il écrit pour être lu ! Et s’il vient justement témoigner, c’est nous qui le faisons témoigner.

Valentin Nusinovici  – Il écrit pour être lu.

Sandrine Calmettes – ÀA d’autres et de l’Autre.

Valentin Nusinovici  – Mais est-ce qu’il parle ?

Michel Jeanvoine – C’est nous qui le faisons témoigner, d’une certaine manière, par le fait que, encore aujourd’hui nous en parlons.

Valentin Nusinovici  – On peut en discuter puisque, toi-même, tu parles de parole pleine pour ça et c’est tout à fait légitime du sens où tu le prends mais en retournement parfait de ce que Lacan appelle « parole pleine », quand tu l’appelles « parole pleine » là, puisque, ce que Lacan appelle parole pleine, c’est impliquer un autre dont tout revient comme parole au sujet. C’est exactement le contraire, mais pourquoi pas. Mais on ne peut pas plaquer l’un sur l’autre.

Bernard Vandermersch  – C’est Lacan qui emploie l’expression « pleine » pour parler de …  ,

Valentin Nusinovici  – Mais oui, je suis d’accord…

Michel Jeanvoine – Valentin [Nusinovici], dans la leçon que je commente, certes Lacan parle de Schreber mais il parle de la parole pour tout-un-chacun. Et c’est dans la suite des leçons qu’il va essayer de spécifier ce en quoi [Valentin Nusinovici  – oui, c’est vrai !]La parole justement, pour Schreber a peut-être certaines particularités.

Valentin Nusinovici  – Oui, oui.

Michel Jeanvoine – Parce qu’il est là à venir témoigner de quoi ? Que quelqu’un d’autre lui parle.

Valentin Nusinovici  – Mais oui, il nous ouvre des questions, tu nous ouvres des questions, on a à discuter dessus.

Julien Maucade – Là, dans la phrase qu’a notée Bernard [Vandermersch], Lacan a fini par « tour de folie de n’être pas fou comme tout le monde » et en t’écoutant, je me suis posé la question, même si j’anticipe un peu sur la suite, c’est que la frontière, qui sépare la paranoïa de la construction paranoïaque du Moi, est fine. Parce qu’il parle de paranoïa et puis il parle comme tu le dis, de paranoïa « comme tout le monde », et il insiste sur la construction du Moi.

Michel Jeanvoine – La question de la connaissance paranoïaque, ce n’est pas seulement quelque chose qui est spécifique à chacun. C’est quelque chose qui est spécifique à chacun d’entre nous à partir du moment où nous sommes parlant et nous avons un Moi. C’est la nature de notre Moi qui nous impose cette contrainte et ce passage par l’autre, en temps qu’être parlant. Passage par l’autre et par l’image de l’autre.

B.Vandermersch – Paranoïaques comme tout le monde mais les paranoïaques ne sont pas comme tout le monde.

Michel Jeanvoine – D’ailleurs dans le séminaire Le Sinthome, il parle de la personnalité comme paranoïa, la personnalité au sens de chacun. C’est justement ce fait qu’il est difficile de commenter une leçon dans la mesure où une leçon fait partie d’un ensemble. Elle répond aux premières leçons que vient de commenter Bernard [Vandermersch] et va introduire aux discussions qui vont se tenir dans les suivantes, on pourrait essayer de dégager en quoi ce mécanisme de la connaissance paranoïaque a toutes ces spécificités chez le patient. Pour quelle raison aussi peut-être, essayer de rendre compte, c’est pas expliqué, du pourquoi on a affaire à cette espèce d’opposition entre d’une part ces phénomènes de parole qu’il appelle pleine et d’un autre côté le serinage dont il  est question, cette double opposition. Une parole pleine qui se propose comme pleine, avec une signification ineffable là comme ça, le mot de l’énigme ou le mot du mystère et ce serinage vide. C’est dans la suite des leçons qu’il va essayer de déplier tout ceci. Mais là, à propos de la connaissance paranoïaque, il reprend des éléments dont il a déjà parlé longuement dans les années précédentes. Ce n’est pas les années précédentes, c’est quinze ans auparavant. Ça commence dans les années trente, même trente-cinq, trente-six. Vous voyez, on est vingt ans après.

Bernard Vandermersch  – Encore une question ?

Julien Maucade– Tu as parlé de « dialectique de l’inconscient », qu’est-ce qu’elle devient cette dialectique de l’inconscient dans la paranoïa ?

Michel Jeanvoine – Lacan fait cette remarque que les analystes disent : « oui mais bon, dans le délire, c’est l’inconscient qui parle ». (J. M. – C’est ça la subjectivité). Mais on peut difficilement en rester là, il faut préciser comment ça parle. Ca ne parle pas n’importe comment. Il faut essayer de prendre le temps de déplier cette affaire.

Bernard Vandermersch  – Cette histoire de dialectique de l’inconscient, c’est écrit ça quelque part ?

Valentin Nusinovici  – L’expression y est, mais je ne me souviens plus de la page.

Bernard Vandermersch  – C’est bizarre. Parce que pour avoir l’inconscient dialectique, il faut…

Marc Darmon – Comme il ignore le non.

Bernard Vandermersch  – Il ignore le non, il n’a pas de temps.

Marc Darmon – Il y a une autre expression sur laquelle je voulais t’interroger, c’est « l’analyse comme paranoïa dirigée », comment tu entends ça ?

Michel Jeanvoine – Ça va être une autre soirée, alors. Je crois que c’est quelque chose de tout à fait intéressant et que Lacan amène très tôt parce que, pour lui, il a cette conception d’un parcours analytique comme une paranoïa dirigée qui justement débouche sur la traversée de quelque chose, chez l’analysant, et la dialectisation de quelque chose et la prise à son compte de quelque chose qui concerne justement la question du manque, qui organise le désir, qui le met à son compte et qu’il ne laisse pas à la charge, indéfiniment de l’autre.

C’est ce que tu rappelais tout à l’heure. On reçoit des paranoïaques pendant des années et des années, et pour certains c’est comme un véritable travail de construction analytique mais à ceci près, c’est qu’il ne peut pas y avoir de conclusion, semble-t-il. Enfin c’est une question que je me pose en tous cas. Et c’est peut-être à ça qu’on va diagnostiquer une paranoïa, l’impossibilité de la conclusion. Parce que pouvoir conclure, ça suppose la mise en jeu d’une fonction mais cela – – c’est comme ça que je lis les derniers séminaires, c’est ce que j’apprends dans les derniers séminaires – – suppose la mise en jeu d’une fonction qui, là, fait défaut chez le paranoïaque. Cette fonction de nouage n’est que cette « fonction nœud ». Ici cette fonction noeud n’opère pas, c’est ce qui fait que cette dialectique n’opère pas et on va avoir affaire, au mieux, à des faux trous, ou au mieux à une fausse dialectique comme je le suggérais tout à l’heure.

Valentin Nusinovici  – Est-ce que le terme de paranoïa dirigée pour l’analyse, ce n’est pas quelque chose qui est posé avant que ne soit distingué justement le a de l’image de l’autre ? C’est-à-dire il y a quelque chose qui se dirige dans le transfert sur l’analyste et évidemment ce n’est pas tout à fait satisfaisant, mais c’est un mouvement et évidemment, il va falloir pouvoir penser, dégager, ce que c’est que petit a par rapport à l’image de l’autre. C’est une entrée dans la question.

Bernard Vandermersch  – Parce qu’il ne faut pas oublier que Lacan a commencé comme ça, avant de réussir à distinguer cet objet petit a qui est une invention…

Valentin Nusinovici  – Par l’expression et une théorisation à partir de Hegel, d’ailleurs, il a buté surtout.

Bernard Vandermersch  – Ce séminaire est extrêmement intéressant mais il a quand même été pensé et écrit avant l’invention de l’objet petit a et c’est ça qui fait qu’on a beaucoup de travail à faire, que Marcel Czermak a fait en grande partie mais qu’il faut continuer pour recentrer la chose. Le destin de l’objet petit a, dans la psychose, ce qu’on peut en dire. Enfin bref !

Marc Darmon – Qui parle dans la première leçon ? C’est le Moi, le paranoïaque parle avec son Moi.

Bernard Vandermersch  – En touts cas, il ne parle pas d’une extériorité par rapport à son discours.

Texte relu par Michel Jeanvoine.

Transcription : Paul Claveirolle, Marie Combet, Érika Croisé Uhl, Edith Bosilikwa.

Relecture : Dominique Foisnet Latour, Érika Croisé Uhl