Poitiers, le 23 mars 2013 – Une journée avec Joyce
« mais que dit Molly ? »
Catherine Ferron
Alors je vous propose une nuit avec Molly, nuit qui vient après la journée de déambulation de Bloom qui circule à travers Dublin pour différentes affaires ; lui, debout dans le jour nous fait partager ses pensées les plus intimes sur les différentes actions qu’il rencontre au cours de son périple ; elle couchée/assise/ dans la nuit près de lui déjà endormi la tête aux pieds comme dans la vraie vie de Joyce et de Nora ; l’espace et la temporalité qui les séparaient les réunis enfin dans le lit où la position tête bêche fait torsion : c’est le lieu même d’une bande de Moebius où chacun son bord qu’il croit unique, puisque à chacun son tissage de brins en forme de RSI, réel, symbolique, imaginaire noués borroméennement, et donc à chacun le serrage de son objet par ses jouissances, celle du sens, celle phallique et celle de l’Autre ; le tour de force ici est que c’est Joyce, un homme, qui écrit, qui parle pour elle, une femme, qui parle d’une femme qui parle dans un long monologue extérieur (« flux de conscience ») de son plus intime. « Mon livre dit-il est l’épopée du corps humain … il vit se meut dans l’espace, il est la demeure d’une personne humaine complète. Les mots que j’écris sont adaptés pour exprimer l’une de ses fonctions puis une autre… s’ils n’avaient pas de corps ils n’auraient pas d’esprit … c’est un tout » dit il à Frank Budgen (1).
Il a retrouvé un paquet de lettres après les avoir laissées/oubliées/perdues dans un des nombreux déménagements, dans une serviette, dans une autre ville, et il demande à un ami de lui rapporter, sans l’ouvrir, cette serviette qui contient les lettres de Nora écrites à sa demande à lui lors de deux séparations ; lettres à l’érotisme débridé servant à la masturbation en place de rapport charnel. Cette correspondance lui a servi pour ce dernier épisode. On peut constater d’ailleurs que Nora ne mettait à peu près pas de ponctuation.
Le titre de ce dernier épisode nous est donné par ses notes de travail mais dès que l’on consulte quelques commentateurs, d’abord on est totalement débordé, et bien entendu quelques clés nous permettent d’y voir un peu clair : dans sa correspondance, ses conversations avec ses amis, ce dernier épisode le 18ème correspond au retour d’Ulysse dans sa patrie celui où Homère fait se retrouver après 10 ans d’absence, peut être 20 d’ailleurs, en tout cas 18h pour Bloom, le mari et sa femme qui l’attendait.
Nous avons donc environ 1000 pages pour lui, Ulysse, 150 pour Pénélope, vous voyez c’est un rapport …
Alors pourquoi et comment me suis je embarquée dans ce lit ? grâce à Alain d’abord qui avait sans doute une idée derrière la tête en me proposant de participer à ces journées ; ensuite l’œuvre de Joyce est récemment libre de droits ; je suis allée voir Molly aux Bouffes du Nord avec Anouk Grimberg dans le rôle. Avec mes amis nous n’étions sans doute pas à la bonne distance : assis au premier rang nous – sauf une – n’avons à peu près rien entendu… le léger défaut d’articulation de l’actrice m’a empêchée d’avoir un fil conducteur et me plongeait par instant dans une ligne mélodique … après tout pourquoi pas ; la Molly de Joyce est pleine de gouaille, chante et siffle à l’occasion. Enfin « le mâle était fait ». La curiosité m’a menée à la lecture : j’ai commencé Ulysse par la fin… après tout je n’étais pas du voyage… Alors il y a un lit au centre de la scène qui opére ostensiblement aux yeux de tous… Nous allons y lire tout ce qu’on peut faire et dire dans un lit. Il semble que la fidélité des femmes s’y mesure en termes sexuels….
Bien sûr je suis devenue un peu savante mais comme les spécialistes sont ici je vais leur laisser ce versant et ne tirer que quelques fils qui m’ont fait plaisir du monologue de Molly. Cette femme dans ce lit, Molly Bloom c’est son nom marital.
D’où lui vient ce prénom qui apparaît à d’autres moments du voyage mais dont l’image est toujours présente dans l’esprit de Pold (prénom de Bloom), cet homme qui arrive à bon port malgré des rencontres où la mort est à tous les coins de rue. Nous apprenons qu’il a été aidé par les dieux : car le moly est la plante donné par Hermès à Ulysse pour vaincre Circée c’est à dire pour ne pas être transformé en pourceau comme les autres hommes, et échapper ainsi à la bestialité. Vous voyez à quoi tient l’humanité, à une plante qui ressemble à l’ail et qui pourrait être le perceneige aux propriétés médicinales particulières.
Mais en fait c’est un surnom puisqu’elle s’appelle Marion et que tous l’appellent Molly. Quant au nom qu’elle porte elle l’interroge au cours de son heure de veille : (2) à propos « de jeunes filles qui montent à bicyclette et qui portent des bloomers, les pantalons bouffants de la femme nouvelle : « que dieu l’éclaire un peu lui et qu’à moi il donne plus d’argent » bloomers j’imagine qu’on les a appelés comme ça à cause de lui j’aurais jamais cru que ce serait mon nom bloom je m’amusais à l’écrire en lettres majuscules pour voir comment ça faisait sur une carte de visite ou pour l’essayer chez le boucher … vous êtes comme une fleur ». En anglais bloom : fleur, floraison, épanouissement…
Nous sommes étonnés par la richesse de ce dernier épisode, (terme sur lequel insiste Joyce) : du grec EPI qui est un préverbe et une préposition d’une grande richesse lui aussi car il signifie à la fois sur, vers, pendant, au temps de, après, en plus : il indique donc une position, une direction, la notion du temps, et une augmentation dans le sens que l’on veut…
Il signifie pointe, épine, peut être celle dans le pied de Joyce…
Sur le versant du discours c’est un accessoire (grec) ; c’est la partie du drame entre deux entrées du chœur, un incident, une digression, c’est l’action de s’introduire, et hodos : c’est le chemin, la voie, le moyen. Une action accessoire rattachée à l’action principale ce qui n’est pas tout à fait le cas vous allez l’entendre de Joyce.
Richard Ellman grand spécialiste de Joyce et auteur d’une biographie (4) raconte que dans une lettre à F. Budgen, un ami de Zurich avec lequel Joyce parle de son travail en écrivant Ulysse lui dit : « Penelope est le clou du livre. La première phrase contient 2500 mots. Il y a 8 phrases dans cet épisode. Il commence et il finit par « le mot femelle : oui ». Il tourne comme l’énorme boule terrestre lentement, sûrement et uniment, il se dévide et redévide, ses quatre points cardinaux étant les seins, le cul, la matrice et le con exprimés par les mots : Because, bottom (le fond dans tous ses sens, fond de creuset, culot de la classe, bas-fond, fond de cœur), Woman, yes. Bien que probablement plus obscène que tous les précédents, Pénélope semble être la parfaitement saine pleine amorale fertilisable fausse subtile limitée prudente indifférente Weib. Ich bin das Fleisch das stets bejaht ». (4)
Dans une note du Sinthome (5) J. Aubert nous rappelle que « à chaque épisode d’Ulysse sont associés un lieu, une heure, un organe, un art, une couleur, un symbole et une technique littéraire… « chaque aventure ne doit pas seulement conditionner mais même créer sa propre technique. Chaque aventure tout en étant composée de plusieurs personnes, n’en forme pour ainsi dire qu’une seule…. » Nous avons donc un lit, 4 h du matin, il fait nuit noire donc, la chair parle; s’agit il de l’art d’être une femme ?
Que dit-elle dans ce lit auprès de cet homme qui vient de rentrer et qui dort sans plus d’explications ? c’est, nous dit Joyce, « the babling of a woman » réveillée par le retour de son homme et, vu l’heure, pas tout à fait prête à retrouver le sommeil… En anglais bable, c’est babillage, bavardage, murmure (d’un ruisseau) ; c’est aussi jaser, qui laisse échapper des secrets ; Molly ouvre son discours par un « oui parce qu’avant jamais il a fait une chose pareille de demander qu’on lui serve son petit déjeuner au lit avec deux œufs » et un flux de sensations, de réminiscences, d’apartés, se met en route, formant un réseau aparolant fait de divers brins que l’on retrouve dans chacune des 8 phrases un peu différemment décalées, mais qui vont faire tresse, qui vont tresser plusieurs fils car nous constatons que tous les moments de la journées parcourus par Bloom se retrouvent dans la tresse, un fil d’Ariane qui ne fera tissage que parce que c’est lui, Joyce, qui écrit, qui trame l’histoire ; parle-t-elle à la cantonnade ? elle se parle, elle lui parle, elle parle aux autres, rit, invective, se moque d’elle regarde sa condition de femme avec une modernité et un humour décapant ; c’est un discours très intime mais habilement dirigé comme on peut le voir. Donc c’est la nuit et c’est une femme, alors la syntaxe comme dans le rêve n’est pas celle d’une langue diurne mais celle où les articulations logiques, la grammaire, les mots manquent, ou la phrase se suspend ou se poursuit dans la suivante avec des majuscules ou pas, comme ça tombe, avec fantaisie et ça ne marche pas si mal…
158 pages donc dans cette nouvelle traduction qui partent d’un oui et finissent par un oui avec une accélération dans la répétition de ce mot ; du oui « je sais bien d’où tu viens » d’une femme délaissée charnellement depuis 10 ans au oui « je veux bien t’épouser » de la jeune femme pleine de désirs de vie et d’appétit sensuels des débuts de la vie. Il y a donc un parcours en chaine, en cercle, en spirale ascendante, de toute une vie, de tout un jour, dans une sorte de mouvement de rétroaction, de régression, de remontée vers ce premier moment, ce premier jour de la rencontre avec Nora le 16 juin 1904 dont vous savez que Joyce en fait le premier jour de l’écriture d’Ulysse alors qu’il ne commence vraiment qu’en 1914.
Je ferai quelques remarques ; d’abord au sujet de ces 4 points cardinaux : seins, cul, matrice, sexe associés respectivement à 4 concepts, 4 signifiants hétérogènes : because, bottom, woman, yes ; une articulation logique de cause à effet, un lieu dans la profondeur, un humain définit par son sexe et un simple mot du langage très passe partout pourrions nous dire ; ces points cardinaux doubles seront le point de départ de 4 brins qui vont tourner en spirale autour du fuseau de la tisserande, se chevauchant d’une manière désordonnée mais poursuivant leur chemin jusqu’à la fin du texte.
Quel rapport entre seins et because ? sont-ils la double cause, ces deux seins nourriciers fournisseurs du lait et du désir que Molly regarde, éprouve, met en scène, donne à têter?
Bottom et cul : le fond dans tous ses sens, dit Joyce, fond de creuset, culot de la classe, bas-fond, fond de cœur (fond de la poche, fond de la classe, fond de la mer, fond de son cœur dit FB) ; obscénité des objets.
Woman et matrice : la reproductrice « oui parce qu’une femmme quoi qu’elle fasse elle connaît la limite ce qui est sûr c’est que sans nous ils seraient pas sur terre »
Et enfin yes et sexe.
OUI ce oui dont Joyce dit d’après F.Budgen qu’il l’a trouvé dans un demi sommeil un jour en écoutant parler sa femme avec une amie qui ponctuait toutes les phrases de la conversation d’un oui … ce oui que nous connaissons bien nous analystes : il ouvre à la liberté de parole, à la vie, c’est le oui de la Bejahung de Freud aussitôt suivi d’un non, c’est le oui de l’opération de la Verneinung, c’est le oui de l’inconscient qui ne connaît pas la négation ; Joyce donne le mot de la fin à Molly et termine son Odyssée par une ouverture avec ce yes dont il dit « I had saught to end with the least forceful word I could possibly find… which denotes acquiescence, self-abandon, relaxation, the end of all resistance » (6) ce qu’il appelle sans doute le oui femelle. Le oui performatif qui fait acte . « et s’il fait dire oui à une femme c’est sans doute pour en avoir éprouvé tout le non possible » ajoute P. Sollers (7). On peut se demander s’il y a un oui mâle ?
Si en 1904 se tient le premier congrès féministe à Berlin, dans Ulysse nous sommes en Irlande dans un contexte de réalisme social ou l’église catholique romaine pèse de toute sa puissance et de sa marque : le devoir des femmes – faire des enfants et s’occuper de la maison – passe avant leur bonheur, l’autorité est aux mains des hommes. Sur le vase attique Pénélope est représentée en position mélancolique, image du long enfermement des femmes, elle passe son temps à pleurer et à dormir (sommeil généreusement versé par Athéna) Contrainte de vivre dans l’abnégation. le travail des femmes hors de la maison était plus un moyen de soutenir la famille qu’un progrès vers la libération.
Ces 8 Phrases sont d’inégales longueur et représentent 40 000 mots… ni non plus de la même tonalité ; le 3è qui ne fait que 3 pages est même parfois évitée par les commentateurs/trices tant elle est obscène ; mais je me suis aperçue moi-même que dans ma collection de brins j’avais éliminé les plus … crus…
Chaque brin cardinal, est fait de brins secondaires dont l’ordre est donné par l’association d’idées et les phrases incidentes (Joyce connaissait bien la technique analytique de Freud) : brin de la femme trompée, celui de la femme infidèle, de la mère d’une adolescente, celui du deuil d’un enfant, de la confession chrétienne, des amies jalouses, de Gibraltar de son rocher et du tonnerre et de sa jeunesse, des servantes aguicheuses, des vêtements qui font un beau derrière, des dessous de couleurs, des jaretières et du jeu de la cloche, brin de l’argent et du manque d’argent, de la liste des courses, des amants passés et présent, brin du mari qu’elle préfère malgré tout, le brin des lettres d’amour, celui des organes sexuels masculins, « nous, dit-elle, c’est un trou… » ou encore « c’est la beauté », brin de la relation sexuelle en toute impudeur, brin des fleurs, des vêtements, du grec ; ces fils qui n’en finissent pas libèrent une énergie qui n’a rien de passif.
J’ai donné un titre à chacune de ces 8 phrases pour essayer de m’y retrouver dans le foutoir pourrais-je dire parce qu’en effet les 4 points cardinaux : seins cul matrice et con s’y retrouvent et polarisent le soliloque :
les récriminations, « ça vous détruit une femme et y a pas de plaisir à faire semblant d’aimer ça malgré tout ce qu’on raconte y a que la première fois… il retrouverait jamais une femme comme moi pour le supporter »
le regard « Ces culottes qu’il m’a fait acheter qui te barricadent… J’avais les yeux baissés naturellement, il m’a embrassé dans le trou de mon gant que j’ai du retirer »,
le désir nu et brut la fameuse 3ème phrase que même Valéry Larbaud omit de lire dans la première lecture publique dans la libraire de S. Beach,
constat de la différence d’objet « pour eux tout est facile mais pour une femme dès que t’es vieille t’es bonne à jeter direct à la poubelle »,
Bloom le nom et l’éclosion du sexuel « les jeunes filles qui portent des bloomers les pantalons bouffants de la femme nouvelle j’aurais jamais cru que ça serait mon nom Bloom je m’amusais à l’écrire… les voyages qu’ils doivent faire les hommes aux confins du monde et le retour c’est bien le moins qu’ils puissent serrer une femme une ou deux fois dans leurs bras pendant qu’ils peuvent encore »,
les limites « il me parlait de spinoza et de son âme il est mort il y a un million d’années… la tache dans les draps pour être sûr qu’ils t’ont eue vierge, tout ça les préoccupe bande de crétins tu pourrais être veuve et divorcée 40 fois et une tache d’encre rouge ferait l’affaire »
les fantasmes « il montre ma photo aux autres hommes un jeune homme c’est beau la jeune étoile de l’amour ça me changera dieu m’est témoin d’avoir quelqu’un d’intelligent à qui tu peux parler de toi pas toujours l’écouter lui et puis la beauté je suis sûre que ce sera génial si je peux me faire un jeune poète à mon âge et puis notre photo dans le journal comment je vais faire avec lui) »
un homme en vaut un autre « on n’a pas le choix que d’être enchainées toutes sa vie on est une effrayante bande de putes j’imagine que c’est tous les problèmes qu’on a qui nous rendent si acariatres c’est pour ça qu’il me plaisait parce que j’ai bien vu qu’il comprenait ce que c’était qu’une femme et je savais que je pourrais toujours en faire ce que je voudrais bon et j’ai pensé autant lui qu’un autre oui oui ».
CONCLUSIONS
Autour de la Grèce
Rappelez-vous ce qu’écrit Joyce de son dernier épisode : « Il tourne comme l’énorme boule terrestre lentement, sûrement et uniment, il se dévide et redévide ». Impossible de ne pas penser à la tapisserie de Pénéloppe qui toutes les nuits défaisait ce qu’elle tissait le jour pour faire attendre le temps. Si nous pensons : Molly est une femme qui parle, en effet elle dévide un monologue, un fil comme celui d’Ariane dont nous savons par J.Scheid et J. Svenbro (9) qu’il représente le sperme ; un fil destiné à remplir la fonction mâle ; enroulé en pelote il constitue une figure en spirale analogue au « tourbillon » (turbo) du labyrinthe lui-même ; n’oublions pas que Penelope est la petite fille de Dédale et qu’en déroulant son fil elle constitue la structure du labyrinthe… déroulé par Joyce ; le choix se situe entre le fil et le laisser filer… car c’est lui qui écrit.
Coté grec et coté romain le tissus est mariage ; le poème qui entrelace les thèmes oposés mais complémentaires de l’union et de la désunion nuptiale pourrait être lui-même un tissu, un tissu métphorique, bref un texte : grace à la lettre centrale X le mot texte prend sur lui le mythe du tissage, du dessus dessous.
Françoise Frontisi Ducroux (10) parle de la ruse des femmes; : « la plus intelligente des femmes est donc celle qui sait subvertir les tissages »; Molly fait une remontée temporelle revient sans cesse en arrière par des tours, des détours, des retours : elle enroule ses ruses, elle enroule sa guerre de femme pour ensuite dérouler ; jusqu’à la demande en mariage.
Mais la ruse de Joyce qui tisse avec la ruse de Molly c’est dans cet épisode d’utiliser la coupure en la faisant sauter par l’absence de ponctuation pour déjouer faire foisonner le sens : pas d’invention de mots dans Molly; il sait y faire avec la ruse de l’autre : allongé et muet dans ce lit, elle assise s’active dans la torsion dictée par lui-même : elle lit le livre ouvert : tous les épisodes d’Ulysse se retrouvent pour le final, tous les fils tirés par Bloom dans son voyage de 18 heures se tordent dans Molly/Penelope, tous les brins con-vergent pour faire du singulier un pluriel, un rapport sexuel réussi ? peut être un nœud à trois ?
Joyce souhaitait faire jouer Molly ; ainsi le texte serait dit à voix haute, autre tissage entre écriture et lecture. Quant à la technique littéraire utilisée la meilleure figure rhétorique semble être celle qui cache le fait même qu’elle en est une …
Autour de la musique
J’ai été très étonnée de découvrir que Boulez citait Joyce plusieurs fois dans Points de repères (12), Joyce qu’il a lu en version originale. « La logique et la cohésion de cette prodigieuse technique sans cesse en éveil suscite des univers en expansion ; il a bati une grande partie de son univers par l’application consciente et raisonnée d’exercices de style : on peut jouer sur l’ambiguité du mot aussi bien objet utilitaire que signe de réflexion. Il y a la notion récente de labyrinthe introduite dans la création… la forme acquiert son autonomie…le texte y devient « anonyme » pour ainsi dire « y parlant de lui même et sans voix d’auteur « Grace à lui dit il, j’ai écrit ma première sonate : « que me veux-tu »…
la culture irlandaise au début du siècle est faite en grande partie de mélodies de Moore et de plus Joyce écoutait beaucoup d’opéras italiens ; son père avait une voix de ténor ; il a la voix de son père mais j’ai lu dans R. Ellman qu’il n’avait pas mué d’où un timbre très particulier quand on entend les enregistrements. C’est sa prononciation qui est étonnante de précision et d’élan emphatique ; on pense à la diction d’Yvette Guilbert mais aussi à celle Sarah Bernardt, Malraux, Lacan ; Joyce discute de l’utilisation de la diphtongue dans un air italien ; la diphtongue est une voyelle complexe dont le timbre se modifie au cours de son émission ; comme dans « make » par exemple où a se prononce ei et on peut penser que Molly et moly ne se prononcent pas de la même manière. Le oui tellement prisé et utilisé par Joyce est formé de voyelles qui dans le chant donnent la beauté du son.
Pour faire chanter Molly qui se produit de temps à autre dans les théâtre de Dublin il introduit dans son monologue des citations, des moments chantonnés toujours en rapport avec l’idée, il répète la même voyelle plusieurs fois pour l’allongement de la note ; les effets de voix sont travaillés en effets d’écriture (p.1118) « le mariage attendre toujours attendre celui qui le guiiiidera vers moi qui l’ââââttend haaaaate son pied ailéééé »
(p. 1126) « un baiser triste piano ça a commencé bien avant la nuit des temps je déteste uittemps vive l’amououououour ce doux refrain je le chanterai à pleine voix quand avec toute la bande de miaulardes qui se trémoussent en parlant politique »
(p.1127) « l’amououououour bien profond le menton rentré pas trop ça en ferait un double le Boudoir de ma Dame est trop long pour un bis sur le vieux manoir au crépuscule et les salles vantées oui je chanterai le Vent qui soufffle du Sud »
Il déforme d’autres mots d’une manière onomatopéique mais la langue anglaise favorise cela; (p. 1114) poupoupourpeupeupeuouour un train quelque part
(p.1123) excitant le chien brrsssst awokawokawok
(p.1127) « j’aimerais bien qu’il dorme tout seul dans un autre lit avec ses pieds froids contre moi ça nous ferait de l’espace même pour lâcher un pet ou pour faire quoi que ce soit mieux vaut oui les retenir comme ça un peu sur le coté piano doucement muuuuurm c’est le train au loin pianissimo uuuur encore un je t’aime quelle délivrance faut jamais retenir un vent où que vous prend… »
C’est le savoir faire de l’écrivain qui fait la différence entre « la signifiance en tant qu’elle est écrite et les effets de phonation » nous dit Lacan…
Peut-on dire que nous avons là un discours qui vient de l’Autre sous une forme inversée dans toute sa plénitude, qu’il y a là rapport sexuel dans l’inconscient enfin réussi ? N’oublions pas qu’il existe une logique de la pantomime anglaise avec la permutation des rôles masculin/féminin : homme déguisé en femme que nous retrouvons aussi dans le marchand de Venise de Shakespeare. « Cest une écriture de la femme donc de l’impossible ».
Souvenons nous de ce que dit Lacan : si une femme est un symptome pour un homme, pour une femme l’homme est un ravage. Chacun avec leurs moyens Freud, Lacan et Joyce on su le reconnaître et nous donner à leur manière un exemple de ravagerie. Joyce a osé se l’adresser publiquement. On comprend que Nora n’ait pas voulu lire Ulysse. Alors à l’adresse des collectionneurs de jurons ainsi que l’était Joyce et pour vous exciter les neurones si besoin était je vous en laisserai un pour finir…. Tabernacle !
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