À toutes les époques, il n’a jamais manqué l’appréhension de la fin possible du monde, ou à tout le moins d’un monde, l’épreuve de pertes inéluctables et une interrogation transfixiante sur le sens de la vie. Nous avons ainsi à supporter une existence sous le sceau de la douleur et de joies éphémères dans l’insu à jamais renouvelé de savoir si celle-ci admet une fin dernière, un but quelconque qui pourrait rétrospectivement s’éclairer. Il semble ainsi que la lumière au bout du tunnel qui nous est proposé d’apercevoir soit actuellement éteinte. Présentée de la sorte il se peut qu’il y ait assez peu de téméraire pour tenter l’aventure, à la manière du prologue du film « le Procès » de Orson Wells d’après Kafka où un personnage attend près de la porte de la Justice une indication sur son destin. Refusant le pari de Pascal, il attend. Au crépuscule une voix fait tomber sur lui un savoir sans échappatoire. La porte va se refermer et puisqu’il n’a pas choisi avant, il est trop tard désormais. Bien sûr une telle présentation porte le saut du fantasme de la névrose avec cette oscillation indécidable entre increvable nostalgie et espoir du jour glorieux, ou plutôt de lendemains qui déchantent.
C’est donc de dire la joie qui doit être la nôtre, nous artistes du discours psychanalytique, de lire à nouveau, et encore, ce texte de Sigmund Freud « Malaise dans la civilisation ».
Ce texte se trouve toujours d’une actualité et d’une acuité terribles comme Lacan a pu le souligner à différents moments et particulièrement lors du séminaire sur l’Ethique puis lors de sa conférence la Troisième en 1974. Cet écrit majeur de Freud concerne fondamentalement la dimension du réel, réel dont nous sommes séparés et dont nous n’avons un abord que par le registre des jouissances.
Il s’agit ainsi pour nous de tenter de nouer sans relâche des bouts de réel autrement que par la corde du symptôme, qu’à tenir nous donne un semblant d’erre, au prix d’y être pieds, poings et désir liés.
C’est la promesse de la psychanalyse qu’un signifiant neuf puisse se faire entendre et que viennent des effets inédits par la pratique du tressage pour s’arracher à la malédiction principielle du parlêtre qui nous rend si docile à l’addiction face a la béance qui nous fonde.
Comme l’a très justement rappelé Angela Jésuino dans sa présentation de ce séminaire, le malaise dans la civilisation n’est pas malaise de la civilisation ou dû à la civilisation mais boiterie constitutive dû à notre détermination dans et par le langage.
« Il n’y aura bientôt plus qu’une alternative : les mathématiques ou la mystique. C’est-à- dire l’amélioration pratique ou l’aventure absolue ».
Cette phrase de Robert Musil extrait de « L’Homme sans qualités » paru en 1930-1932, soit dans la foulée du texte de Freud, livre qui peut-être considéré comme une réponse à ce texte. Nous pourrions aussi considérer que « Malaise dans la civilisation » est la réponse anticipée au travail de refonte de la position humaine dans le monde qu’entreprend Musil dans « L’Homme sans qualités » après le séisme de la Première Guerre mondiale et dans les conséquences premières de la civilisation industrielle et scientifique moderne.
Cette phrase résonne étonnamment avec le propos de Lacan dans la Troisième concernant l’antinomie entre Psychanalyse et Religion avec cette prédiction d’un triomphe de la religion, antinomie structurelle au regard du statut de la vérité de son lieu ainsi que dans le rapport au savoir. L’interrogation majeure de Robert Musil concerne la nécessaire refondation de la question éthique dans ces temps nouveaux marqués par le pressentiment des ruptures à venir. Il va nommer cela, le sens du possible, qu’il définit ainsi :
` « Le sens du possible n’est pas une solution au problème de la vie juste. Au contraire le problème de la vie juste et l’expression de ce sens du possible au sens où le problème de la vie juste nait de cette pensée que l’on pourrait en toute circonstance faire indifféremment telle chose ou telle autre. ».
L’Homme sans qualités est ainsi l’homme du possible, en toute logique, sans qualités parce qu’il les a toutes mais qu’il ne se voudrait marqué, entamé ou prédéterminé par aucune dans un lien au monde à redéfinir sans cesse. Il annonce ainsi l’individu postmoderne toujours plus épris de libération, plus persuadé de son affranchissement, jaloux de son autonomie continuellement menacé et se vivant étranger à ce monde pourtant; nous aurons à dire comment.
Nous avons à considérer le lien entre l’apparition de cet Homme sans qualités et le Malaise dans la civilisation. Il y a d’ailleurs un lien tout à fait particulier de Robert Musil à l’œuvre et au personnage de Freud. La psychanalyse, selon ses propres mots, est une puissance obscurément menaçante et attirante pour l’écrivain. Musil redoutait ainsi que la psychanalyse ne fasse rendre gorge au réel et lui passe le lit coup alors que nous ne pouvons que constater qu’il a plutôt pris le mors aux dents. Il craignait en effet que la méthode d’interprétation inventée par Freud soit à même de dissiper tous les mystères et particulièrement celui de la création.
À ce propos il est important de noter que toutes les critiques à l’endroit, et à l’envers, de la psychanalyse depuis plus d’un siècle, ont toutes été formulées par Musil bien avant les contempteurs actuels au nombre desquels figurent nombre d’amoureux passionnés de l’inconscient qui bien sûr s’ignorent. À ce titre, c’est un des plus grands lecteurs de Freud et ses objections tout à fait articulées notamment quant au systématisme d’une pratique de l’interprétation basée sur le sens, fut-il sexuel, sont tout à fait recevables et constituent d’ailleurs un vade-mecum toujours précieux pour les analystes. C’est donc une critique du Freudisme bien plus que de Freud à qui il est reconnaissant d’avoir ouvert la seule voix véritablement inouïe encore entre l’amélioration pratique et les mystiques, qu’elles suivent la voie préformée de la religion ou pas.
Robert Musil et Thomas Mann ont écrit deux grandes œuvres contemporaines de Freud qui ont été à la hauteur de leur temps et qui donc n’ont pu manquer d’ouvrir un dialogue avec l’inventeur de la praxis analytique. Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient tous deux co-signés, avec d’autres, les voeux pour les 80 ans de Freud. Un de leurs points de divergence réside toutefois dans le rapport au religieux, à même d’éclairer notre débat ou plutôt notre tourment de ce jour: sommes-nous voué au religieux ?
Mes collègues m’ont quelque peu devancé et ont levé le suspens pour une large part : la religion est irrémédiable au parlêtre et sa détresse fondamentale est d’ordre littéral. Ce défaut littéral le fait primordialement sans littoral, prédisposé à la chute et surtout étranger à lui-même, exclu tant du savoir qu’il anime que de celui qui précède aux destinées. Thomas Mann dans son hommage à Freud, à propos duquel ce dernier dira qu’il justifie l’ouvrage d’une vie, nous met en garde contre la passion pour l’inconscient, d’autant plus forte qu’on se refuse à prendre en compte son insistance dans l’ignorance du texte qui m’anime.
La subjectivité peut ainsi être une modalité religieuse du rapport à l’inconscient alors que l’effet de sujet relève lui du Witz, du mot d’esprit, qui repose plus sur le rythme que sur le sens.
Pour Robert Musil la question se pose différemment, notamment dans un chapitre d’une dizaine de pages dont le titre est « Aime ton prochain comme toi-même », commandement qui, comme vous le savez, est au cœur du chapitre cinq de « Malaise dans la civilisation ».
Cet impératif exorbitant constitue une aporie pour Freud auquel il oppose un refus avant que de tenter d’en cerner les implications, question que Lacan reprendra à partir de das Ding dans le séminaire l’Ethique. Pour Freud, le point de pivot réside justement dans la proximité avec l’insoutenable jouissance du mal et dans le rapport foncièrement érotique et agressif qui me fonde dans une méconnaissance foncière quant à la véritable nature du lien au semblable et qui se révèle dans l’acheminement vers le prochain. À ce propos il nous faut noter que le texte des Évangiles refoule ce qui était par contre mis en avant dans l’Ancien Testament notamment dans le Lévitique 19-17 à savoir la dimension première de la haine :
« Tu ne haÏras point ton frère dans ton cœur ;
tu auras soin de reprendre ton prochain, mais tu ne te chargeras point d’un péché à cause de lui. »
C’est en ce point que réside la critique fondamentale de Freud à savoir l’absence de limites du commandement alors que dans le Lévitique le retournement possible de la pulsion sur le moi propre est envisagé. L’amour du prochain ici ne relève pas de l’oblativité qui reposerait sur l’identité au prochain comme Saint Paul en donne sa traduction dans Galates 3:28 :
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car vous êtes un en Jésus Christ. ». Abolition de la différence sexuée mais aussi de l’énonciation alors qu’il s’agit de pouvoir supporter l’écart avec l’autre et surtout avec l’Autre que je suis pour moi, à partir d’un dire. Cette reconnaissance de la haine et de son antécédence est d’ailleurs l’occasion d’une autre traduction du commandement décrié par Freud à savoir : « Ainsi tu aimeras ton prochain ». Freud avance même que l’obéissance aux lois éthiques supérieures peut ainsi conduire à s’opposer à la civilisation non ici en tant que culture mais bien comme accès à une structure humanisée du réel. Nous rejoignons ici les remarques extrêmement précises et précieuses de Marc Morali sur les questions de traduction entre culture et civilisation. C’est aussi un des points de sa critique acerbe de la religion qui peut selon lui permettre de faire quelques économies sur la névrose individuelle mais au prix de l’infantilisme et de la participation à un délire collectif qui peut se révéler ravageant pour le prochain. Au passage il donne dans ses pages exceptionnelles de lucidité et d’humour désespéré, débarrassé de tout pathétique, une lecture en structure de l’antisémitisme où le juif constitue non l’impossible métaphore du prochain mais le Réel du prochain.
Robert Musil, nous l’avons dit, reprochait à la psychanalyse d’avoir littéralement le pouvoir de désenchanter le monde et la prétention de se substituer à la religion pour le ministère des âmes. Toutefois dans son chapitre « Aime ton prochain comme toi-même », le débat, autour de ce qui résonne chez lui dès lors comme un appel, prend un tour inattendu. Ulrich, l’Homme des possibles, s’entretient avec sa sœur Agatha, sa quasi siamoise, celle qu’il nomme son amour-propre perdu, et dans leurs échanges une conclusion provisoire se formule pour lui : « on trouverait dans l’amour du prochain comme dans tout autre amour le mal héréditaire, la morsure dans le fruit de l’arbre de la science.»
Il s’agit ici d’une lecture adamique où l’objet de l’amour et sa racine se situe dans ce qui a été arraché, dans ce qui a été perdu et dont nous sommes amputés alors qu’en fait il n’est jamais advenu et qu’il fait faille et plus spécifiquement dans le rapport au sexuel où vont désormais jouer les effets de lalangue. Nous entendons ici que les catégories de la perte et du manque pavent la voix vers la religion en structure tout autant que la sublimation ou le fétiche pervers. Cette discussion entre Ulrich et son plus proche prochain prend un tour métapsychologique puisque l’enjeu est la reconnaissance de l’existence d’un éros non sexué, c’est-à-dire d’une libido désexualisée, point d’achoppement entre Freud et Jung notamment. La fin du chapitre, quand tous deux font alors silence, est ainsi marquée par la survenue d’un sentiment d’amabilité du monde, un suspens dans la temporalité où se fait jour un entendement général, un accord entre les êtres et les choses, un accès de plénitude où se manifeste le manque du manque, une fusion vers un sens Un qui serait enfin révélé dans une modalité paranoïaque moïque. Cette aspiration au religieux est ici à considérer comme une consolation d’ordre narcissique.
Freud lui, dénonce cet idéal d’une union intime du moi avec son milieu, lié à l’action du principe de plaisir, ce qui va se traduire par une scission définitive face à la démesure du monde ou ce qu’on pourrait appeler : ce qu’il y a d’inadressé dans le monde. C’est d’ailleurs le pari de la Science que cet inadressé puisse s’écrire. Nous retrouvons ainsi sous la plume de Musil ce sentiment océanique, sentiment d’unité, d’illimité et d’éternité qui interroge Freud, en tant que ce serait la source du sentiment religieux. L’homme n’est pas en relation de plain-pied avec le monde et il n’est en possession d’aucun savoir sur ce qui l’entoure, l’absence d’instinct chez le petit humain en étant un de ses corollaires. Le défaut radical dans le savoir sur la jouissance, le trou qui s’opère et qui sépare l’homme du tissu du monde, c’est le refoulement originaire et la chose, das Ding, est à entendre comme l’Autre absolu du sujet dont on ne peut tenter que de retrouver les coordonnées de plaisir, et seulement par voie hallucinatoire. C’est le temps de la promesse de la religion, faire advenir le Un du sens dans cette béance du savoir, promesse terrible pour Freud dans sa vanité.
L’étymologie porte la trace de cet impossible de la rencontre, qui serait à venir, et de la retrouvaille du fait de cette césure inéluctable avec l’origine. Dans le Judaïsme, religion se dit DAT, savoir ou connaissance, non comme un tout mais comme un exercice, un devoir de lecture et d’interprétation de ce qui ne cesse pas de faire défaut au savoir et avant tout quelques lettres. Dans le Christianisme, les deux étymologies relegare, relire et religare, relier, se superposent, se tissent et trouvent une synthèse chez Saint-Augustin dans le re-elegare, réélire Dieu en soi, relier en relisant et en réélisant. Relire qui pourrait se dire aussi retraduire à partir de ce qui ne peut se lire pour réélire, refaire l’acte de choix, l’acte de foi, pour affirmer la relation de la créature à son Dieu. Cette demande éperdue se renverse et fore ce lieu vide puisque c’est à la créature, au pêcheur, d’insuffler, dans une relation extra-mondaine, vie et souffle à la divinité par l’acte renouvelé de son amour. Freud critique d’ailleurs le caractère anti-civilisation de cette relation exclusive qui donc déconsidère la vie terrestre et ses exigences.
Nous avons à noter dans ce bref parcours étymologique, la répétition d’une béance qui ne se compte pas un bien que toujours unique, effacement de la trace primordiale qui fait déchoir le manque originel de sa prétention à faire cause. À das Ding, comme l’inarticulable que vise la demande primordiale se substitue l’objet écrit petit a, non comme objet au désir, qui se définit avant tout d’être désir de rien (où se rencontre d’ailleurs un des points de vérité de la mystique), mais comme cause répétitive du désir.
La question se renouvelle pour nous désormais puisque nous sommes les servants d’un monde régi par les conditions de l’algorithme, comme Lacan l’annonçait dans sa conférence « Place de la psychanalyse dans la médecine », à la suite du cri de Musil et de l’Homme du possible, et que Dieu est désormais effectivement mort depuis toujours sans qu’il le sache.
Nous pouvons d’ailleurs mesurer à cette occasion le courage et la solitude d’épouvante face à la responsabilité qu’a dû endosser le président Schreber d’avoir été le dernier, et donc le premier homme, ou plutôt dans son cas la première femme choisie par Dieu pour empêcher l’accomplissement de la révélation de Nietzsche: Dieu est mort et c’est nous qui l’avons tué.
Il paraît que l’entreprise responsable de la mise en place de ChatGPT à renoncer à écrire un logiciel qui permettrait de déterminer avec un pourcentage d’erreur infime si un texte a été écrit par un auteur, ou une autrice, par l’Autre donc, ou généré par une intelligence dite artificielle. Il ne nous est pas dit s’il s’agit d’une élémentaire mesure de protection économique ou s’il s’agit effectivement d’une impossibilité technique. Lacan s’interrogeait pour savoir si le réel pouvait prendre le mors aux dents. Ici se trouve peut-être une réponse inattendue : le surgissement d’un texte sans auteur et sans destinataire qui pourrait devenir un nouvel Évangile. En l’occurrence, ce serait là le vrai triomphe de la Science, qui ne se contenterait pas de faire surgir des néoréels, de faux trous faisant la promotion de la religion car attendant leur sens, mais bien de ressusciter Dieu. À mesure que le réel est rendu entièrement rationnel et partant le monde toujours plus inhumain au sens de cette non co-naturalité de l’homme et du monde, les effets dans la religion se manifestent sous des formes surprenantes mais à notre lecture sûrement pas inattendues : retour du sentiment océanique et de l’appartenance à un grand tout dont nous serions partie prenante sans privilège particulier désormais, universalisation du Réel connaissable partie par partie, reconnaissance que les animaux sont des hommes comme les autres avec cette humour involontaire de l’antispécisme de faire de l’Anthropocentrisme débarrassé du sujet de l’inconscient, etc…
Faisons un détour ici par un récent traité d’Angéologie, écrit par Emmanuel Coccia et conçu comme un projet d’ethnographie réflexive sur la post-modernité occidentale qui touche, peut-être par inadvertance, à une pointe de notre clinique. Ce texte est une évocation très fine de l’ange comme figure narrative de l’existence de la divinité puisque, contrairement à l’homme, il n’est pas à sa ressemblance bien qu’il ait une figure. L’ange est ainsi une manifestation anti-ontologique puisque ses caractéristiques principales sont l’évènement qui le signale et la déchéance de l’être. Tout à la fois il se réfère à l’autrui pour se distinguer de la ressemblance qui pourrait le lier à ce qui se manifeste en lui et il n’a aucun rapport à l’altérité puisqu’il n’est autre que ce qu’il annonce. C’est l’être sans qualité et c’est surtout une qualité d’être qui ne tient qu’à son acte, à savoir être le support de la voix de l’Annonciation avant la découpe par le signifiant entre voix et parole. Pluton d’Alexandrie, cité dans ce texte, affirmait que « l’ange n’est que le plus ancien des discours ». Coccia souligne la nature démocratique de l’Ange puisque « vouloir qu’une seul moi puisse se soutenir de « Je suis que je suis », c’est faire surgir des millions de subjectivités qui aspirent à l’être. ». Une des manifestations de notre dévotion au religieux peut se lire dans notre actualité par le surgissement de ses anges sans qualité mais dont la grande question est donc de savoir quelles sont les sexes des anges, eux que la fluidité de leur être dégenre tout autant qu’elle les dérange. Les anges contemporains sont ces êtres sans qualités et inconséquents mais qui se pensent Etre d’où cette prétention à se faire reconnaître comme Autre en renvoyant la culpabilité non sur le semblable mais sur le prochain avec, comme chez Musil, la promotion d’un éros non sexué et non sexuel. La question est de savoir comment pour ces Ils, ces Elles, ces ciels, peut s’opérer la chute de lettres propice à leur entrée dans l’histoire, comme les anges dans « Les ailes du désir » de Wim Wenders. La bonne nouvelle est que cette qualité princeps d’apparence d’être peut se perdre, le premier évènement qui fonde l’ordre des anges étant ainsi la chute. Si Dieu semble tout à coup un peu moins mort dans cette efflorescence d’anges qui, comme le savent toutes les vierges des Annonciations, telle celle de Fra Angelico, ne nous veulent pas que du bien, le lieu de l’Autre, pour vide qu’il est, n’en est pas moins encombré par un singulier capharnaüm. En ce lieu n’est pas seulement cherché la guérison puisque le véritable enjeu est la demande de l’Autre, comme dans le film éponyme où le jeune héros se rend au tribunal pour accuser ses parents de crime, l’avoir mis au monde.
Les nouveaux atours de la religion sont autant de questions posées à celles et ceux qui sont sans tradition de devoir à chaque rencontre réinventer cette nouvelle position impossible, les artistes du discours analytique ou selon l’ironie mordante de Lacan, les Saints à qui ils manquent justement l’auréole d’être l’abjection qui ouvre la question à partir du lieu Autre. Si Lacan convoque la figure du Saint comme un modèle de la position analytique, à partir donc d’un desêtre et non d’une qualité particulière, c’est pour évoquer les conditions d’ouverture de l’écart entre le dire et le dit, qui constitue le grand Autre, et non l’attention flottante qui évoque par trop l’ange. Le psychanalyste doit supporter l’acte de déchariter à savoir une discipline au regard de la demande en permettant que la tension vers la vérité ait pour flèche moins ce qu’elle suppose viser mais l’inarticulable d’où elle procède qui sera à re-lire, à re-lier, à réélire dans les tours successifs de la parole.
« Soyez Saints » est aussi l’impératif au début de Lévitique 19 avant la série de commandements négatifs. C’est une mise en garde de Lacan quant à l’irrémédiable pente religieuse de la structure qui n’est pas liée à la figure du père protecteur évoqué par Freud, ni à la détresse du parlêtre exilé d’emblée du royaume, mais bien à l’entrée dans le champ du signifiant. Une demande est une question qui croit. À quoi ? À partir de son propre insu et supposé comme tel c’est-à-dire qu’une demande croit moins à l’existence d’une réponse (puisqu’elle peut l’halluciner) qu’au support de ce supposé savoir, au au moins-Un qui aurait accès à ce dit savoir. La clinique le démontre lorsque la croyance s’oblitère dans la certitude qu’il ne peut pas ne pas y en avoir au moins-Un qui sait ce que veulent dire les signes qui tous concernent ma jouissance. Cet autre a même un Royaume, très précisément de l’autre coté du mur mitoyen comme le déplient les deux numéros du Journal Francais de Psychiatrie consacrés à cette formalisation de Charles Melman. L’oblitération ici ne concerne pas tant la subjectivité qui peut en sortir plutôt renforcée que le lieu de la division subjective. Sartre n’a définitivement pas raison lorsqu’il assène que l’enfer c’est les autres ! De l’autre côté du mur de l’autre, c’est le paradis !
C’est aussi la nature du double, dans le roman éponyme de Dostoïevski. L’épouvante qu’éprouve Goliadkine lorsqu’il va à la rencontre de l’apparente ombre de lui-même qui le précède jusque dans sa chambre se précise : celui qui est en face de lui n’est pas son double, c’est lui, Goliadkine qui est littéralement le double – i(a)- de cette image au devant et il sombre dans la délirection de cette absolue solitude puisqu’il n’a plus de prochain. Dans l’Ethique, Lacan nous invite à « nous rompre à une topologie qui met au coeur de chacun de nous cette place béante d’où le rien, c’est-à-dire les confins de la Chose, nous interroge sur notre sexe et sur notre existence. C’est la place où nous avons à aimer le prochain comme nous mêmes puisque qu’en lui cette place est la même ».
Il faut lire à ce propos ce bref texte saisissant de Thomas Mann qui s’appelle « Frère Hitler » et qui date de 1938. Il écrit ainsi: « comme cet homme doit haïr l’analyse ! Je soupçonne en secret que la fureur avec laquelle il marcha contre certaine capitale s’adressait au fond au vieil analyste installé là-bas, son véritable et essentiel ennemi, le philosophe qui démasque la névrose, le grand désillusionneur, celui qui sait à quoi s’en tenir et qui en sait long sur le génie ». Thomas Mann évoque le personnage de Hitler, artiste raté qui veut se venger sur la scène politique d’une humiliation subie. Il note que pour pouvoir comprendre ce phénomène, il faut déjà avoir pris la mesure de la propre haine qui peut nous habiter, ce que Thomas Man réalise.
La distinction est ici radicale entre prochain et semblable puisque le prochain, c’est cette place de trou en rapport avec l’absolu de Das Ding. Freud s’insurge à raison devant ce commandement central d’aimer son prochain comme soi-même de plus expurgé de la haine qui lui donne son axe et son poids. Le travail de la cure se mène en effet à rebours puisqu’il s’agit de supporter le prochain en soi, à partir de la lecture des chutes littérales d’un savoir dont mon être est le défaut.
Lacan équivoque à ce propos sur l’effet de Saint comme barre sur la demande tant de l’analysant que de l’analyste pour passer de l’effet de sens à un effet de réel, qui peut se traduire dans un effet de sujet, opérant un déplacement topologique par soustraction de la jouissance du sens. Cet éclair de vérité qui troue le savoir est moins une boutade que le tranchant de la praxis analytique face à notre impérissable aspiration religieuse. Il donne d’ailleurs une définition lapidaire de la religion qui consiste à donner un sens aux choses qui était autrefois les choses naturelles. Jean-Daniel Causse, dans son ouvrage « Lacan et le Christianisme » indique que le Christianisme rompt paradoxalement avec le dispositif de la religion puisqu’il se supporte en même temps de deux positions antithétiques. D’une part, sa vérité consiste à donner sens à ce qui n’en a pas et à combler cette faille dans le savoir qui est aussi le lieu de la déchirure subjective. Elle fait consolation dans un monde que la technoscience nous a rendu proprement immonde au sens où il n’y a plus de correspondance, d’où le ressentiment et l’humiliation à mesure que les productions de la science transforment les jouissances. D’autre part, la vérité du christianisme est en même temps soustraite au régime du sens et ainsi fait trou dans le savoir. L’enjeu est ici le rapport entre vérité et savoir, entre statut de la vérité et faille dans le savoir Évoquons deux conséquences qui concernent dès lors notre manière de déchariter encore.
La première se situe au regard de ce que Lacan a nommé trop heureusement le sujet supposé savoir. Nous disons : il n’y a pas de sujet supposé savoir.
A entendre de la même façon que Dieu est mort depuis toujours. Il ne s’agit donc pas que l’analysant prenne son bâton de pèlerin pour aller à la rencontre de ce supposé sujet supposé savoir et à en découvrir la structure de fiction. L’analyste n’est pas le sujet supposé savoir et pas plus l’analysant. L’équivoque est la dignité du psychanalyste car elle a à opérer primordialement les découpes de cette proposition entre sujet, supposé et savoir afin d’offrir la possibilité que s’entende l’écart entre le lieu de l’Autre, que je fais exister dans mon adresse, et les alluvions, les dépôts d’un savoir réel qui fait immixtion dans la parole.
Cette chute du sujet supposé savoir peut certes venir à s’articuler au futur antérieur ultérieurement mais cette chute doit être inaugurale et signe l’entrée dans le procès analytique sur le plan logique, parfois de manière syntone à l’initium de la cure parfois à distance. La formulation il n’y a pas d’autre de l’Autre ou il n’y a pas de métalangage sont d’autres manières de dire qu’il n’y aura pas eu de sujet supposé savoir.C’est la raison des entretiens préliminaires, qui comme dans les affaires d’alcôve n’ont de préliminaires que le nom, puisque la cure ne consiste pas seulement dans l’application de la règle fondamentale de libre association ou dans un setting spécifique. Ce procès inaugure la cure car il indique l’acceptation d’un rapport à la béance dans le savoir qui ne résulte pas seulement de la disjonction entre énoncé et énonciation mais aussi des écarts de rythme entre les énonciations. Cet acte de déchéance du sujet supposé savoir est premier mais il n’est pas unique et il est à réitérer. C’est aussi à cette condition que l’analyste peut non pas être le prochain mais supporter cette place du prochain à partir de l’objet a comme en-forme de l’Autre, l’amour donc pour le prochain et non comme semblable.
L’autre conséquence concerne le statut de l’interprétation qui ne se résout plus à l’injonction de sens phallique mais à lire à partir des bévues de Lalangue, à partir donc de ce qui fait déchirure. Si la croyance est un des stigmates du Réel, du Réel de la lettre qui manque à la demande, comme Jean-Paul Hiltenbrand l’a démontré, et la foi un acte qui prend en compte l’absence du sujet supposé savoir, l’interprétation cède la place à la lecture, à une relecture comme sortie de la religion. Si la religion est rapport au texte qui commande de se faire fils et filles d’un texte à partir du consentement au sacrifice, il ne s’agit pas tant de se vouloir orphelin de texte que d’accéder à un rapport d’ironie créatrice et ainsi accepter l’inconnu directe de l’altérité de l’Autre, non pas seulement de l’autre comme semblable mais de l’Autre en moi.