Les rapports d’une femme avec la psychose
05 juin 2018

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ANQUETIL Nicole
Séminaire d'hiver

Suivant la demande de Marc Darmon, je vais donc vous inviter au débat sur ce thème à partir d’un certain nombre de questions répertoriées par Charles Melman.

IL n’a échappé à personne que devenir La femme, solution trouvée par le Président pour résoudre ce qu’il a appelé sa « maladie des nerfs », cette nécessité dit Freud, ne l’a pas pour autant transformé en une femme dans son délire même.

Sa féminisation est une métaphore délirante, une invention, pour résoudre son conflit avec Dieu : « Que me veut-il à être constamment après moi ? Qui est l’objet de qui pourrait-on se demander, Dieu pour Schreber ou Schreber pour Dieu ? La féminité de Schreber a pour but d’être conforme à l’ordre de l’univers. Cet ordre en principe revient à Dieu.  Il y a la mise en place d’un rapport  imaginaire dont Schreber devrait sortir vainqueur avec la production de petits êtres schrébériens. Véritable corps à corps avec Dieu qui ne comprend rien aux vivants, qui ne peut donc entrer en relation avec l’homme que lorsque celui-ci est rendu à l’état de cadavre. Schreber ainsi est devenu le créateur.

Du même coup il est devenu le parangon de la paranoïa, de la mégalomanie et de l’érotomanie divine.

C’est à propos de cette psychose, tout le monde le sait, que Lacan a forgé le concept psychanalytique de la forclusion du nom du père. Il va en être question tout au long de ces journées.

Si toutefois cette psychose se trouve le plus souvent être l’apanage de l’homme, ce que l’on repère vite en clinique, les femmes n’en sont pas pour autant préservées.

Toutefois, la psychose au féminin présente un tableau clinique différent, pour en présenter une étude il me faut faire un petit détour historique.

L’Ecole Française de Psychiatrie, avec Gilbert Ballet (fin du XIXème siècle, début du XXème) a isolé en 1911 une entité clinique : La psychose Hallucinatoire chronique.  Nous y retrouvons surtout dans les observations des femmes vieillissantes.

Les discussions allaient bon train dans cette Ecole. A mon sens Gilbert Ballet a en quelque sorte imposé le trait qui différencie la schizophrénie de Bleuler à la PHC par son insistance à parler de clivage pour cette dernière à opposer à la dislocation de la première. C’est une différence très importante.

 Cette patiente, Aimée F., dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises, dont j’ai publié l’histoire de sa folie dans « Les Voix » (édition Payot-Rivages, 2015), était sans conteste dans un clivage entre sa personnalité propre et les hallucinations verbales dont elle souffrait, et dont elle souffre encore.

Toujours dans le droit fil de l’Ecole Française de Psychiatrie, Henri Ey (1945-1970), rédacteur en chef de la revue l’Evolution Psychiatrique, grand ami de Lacan, a laissé une large place à la PHC dans son Traité des Hallucinations. Bien que très différents dans leurs orientations scientifiques, ces deux savants avaient une très grande estime l’un pour l’autre. Lacan a publié pas mal d’articles dans l’Evolution Psychiatrique et Henri Ey a abondamment cité Lacan dans ses traités.

Lacan, très attentif à la question de la PHC, l’a évidemment resituée dans la notion de signifiant et dans ce qu’il en est du discours.

Dans l’Ecole Française de Psychiatrie, indépendamment des syndromes hallucinatoires et de l’automatisme mental présents dans la PHC, on distinguait celle-ci dans son évolution qui se faisait avec conservation de la lucidité, des capacités intellectuelles et de l’ouverture au monde réel. Il n’en est pas de même dans la schizophrénie et la paranoïa. Cela donne une apparence de normalité à ces patients qui se débrouillent très bien dans la vie quotidienne, qui n’ont pas de troubles du comportement et qui ne semblent pas délirer dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent.                    On peut lire en se reportant au bulletin de l’Association Freudienne, N° 21, de Janvier 1987, ou bien au Journal Français de Psychiatrie N° 35 de 2009, ce qu’en disait Lacan un soir à l’amphithéâtre Magnan de Sainte Anne. Ces propos ont été retranscrits par Marcel Czermak comme je l’indique dans ma publicationLes Voix, lors de la préparation du congrès de neurologie et de psychiatrie de Milan de 1970. Il s’agit d’une conversation avec Georges Daumézon après un exposé de Charles Melman, répondant à un argument du docteur Castets au sujet d’un débat sur la PHC. « Je ne vois pas, disait-il, en quoi une PHC n’est pas cohérente avec un discours commun, elle entend des choses que vous n’entendez pas parce que vous êtes sourds. S’il y a quelque chose qui s’exprime selon le discours commun, c’est bien une PHC ». La question que cela entraine immédiatement est celle-ci : y a -t-il un sujet dans le discours commun ? Il resitue ainsi la PHC dans l’univers du discours et non pas dans la métaphore délirante.

Qu’est-ce donc que ce discours commun ? « Le discours commun est celui de la normalité qui se veut ignorant d’un réel, se tournant volontiers vers un imaginaire, il se présente sans subjectivité ».                 Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sujet chez celui ou celle qui émet le discours mais qu’il n’y a aucune subjectivisation dans ce qui est proféré. Ce discours pourrait être donc la caractéristique d’une psychose au féminin. De façon surprenante il n’y a quasiment pas d’observations détaillées dans le traité des hallucinations d’Henri Ey, j’en ai relevé quelques -unes de très succinctes. Il parait que cela était habituel à ce moment -là de l’histoire de la psychiatrie.

Aussi le témoignage d’Aimée F. est unique en son genre.

De même que la psychose du Président Schreber pourrait être qualifiée de psychose au masculin, celle d’Aimée F. pourrait être la psychose au féminin par excellence.

Cela pourrait faire débat mais cela justifie que l’on puisse parler des Psychoses et des Noms du Père.

Puisqu’il s’agit de féminisation, examinons ce que l’on désigne par « le pousse à la femme » depuis Lacan. Il n’est pas nécessaire d’être femme et hallucinée pour subir le « pousse à la femme », mais ça aide.

Ça aide dans quel sens ? Dans le sens que le « féminisation d’Aimée F. conduit directement à la question de l’objet. Les propos tenus par « les voix » d’Aimée F. laissent à entendre de façon explicite que la femme est « un objet par destination ».

C’est dans ce droit fil que la patiente qui a élaboré ce document, construit de rendez-vous en rendez-vous, pendant un peu plus de deux ans, a choisi son pseudo d’Aimée F.. Ce pseudo a immédiatement eu pour moi un effet de stupeur : parler d’une Aimée après la thèse de Lacan m’a plongée dans un état de perplexité anxieuse. J’ai été fortement encouragée à le conserver par Jean Garrabé, notre grand historien actuel de la psychiatrie, qui m’a souligné l’importance clinique de ce fait. Aimée, désir d’amour et de reconnaissance, Aimée, objet au service de l’Autre et de l’autre.

Pour les personnes qui n’ont pas eu en mains cette publication que j’ai faite, je me dois d’exposer brièvement les ressorts qui y ont présidé.

J’ai qualifié moi-même le document d’aimée F. d’«autoprésentation de malade ». Cette vieille dame âgée de 70 ans est venue consulter avec sous le bras un document d’une trentaine de pages, tapé à la machine, qui s’est développé de rendez-vous en rendez-vous. Ce début de document était d’abord destiné à des prêtres pour justifier une demande d’exorcisme, pour être délivrée de phénomènes de harcèlements qu’elle subissait venant de merles qui se permettaient de discuter avec elle, qui l’insultaient, de harcèlements de voix qui s’immisçaient dans les objets de la vie quotidienne ou de tous autres avec lesquels elle était en contact physique. Une entreprise de démolition de son être disait-elle.

Elle voulait, de ce fait même que cela soit rendu public, il fallait que cela se sache. Un élément altruiste présidait à sa démarche : alerter et prévenir des personnes qui se trouveraient dans son propre cas. De façon gentille et judicieuse les prêtres sollicités lui ont suggéré d’aller voir un psychiatre, s’estimant incompétents en la matière, de plus ils ne pratiquaient aucun exorcisme.

Il est tout à fait courant que des patients hallucinés, souffrant de psychose veulent faire entendre leur témoignage au monde entier. C’est bien ce qu’a fait le président Schreber avec ses « Mémoires d’un névropathe ».

J’ai fait allusion un peu plus haut aux primautés que son père a exercé sur son corps d’enfant. La petite fille qu’elle a été a subi les attouchements de son père, sans violence, dès l’âge de trois ans, sa mère s’en est aperçu en remarquant des pertes, anormales pour une jeune enfant, dans sa culotte, mais c’est la grand-mère qui a alerté les services sociaux pour protéger la fillette. Le père a été mis en examen, jugé et emprisonné. L’enfant avait sept ans, elle a assisté au procès. Elle avait été éloignée de sa famille, placée en pension secrètement chez les sœurs de Saint Vincent de Paul. Durant l’instruction le père avait menacé de la tuer. Elle y a trouvé une atmosphère paisible qu’elle n’avait jamais connue même si parfois les sœurs n’étaient pas très tendres parfois

Elle avait 15 ans quand son père, à sa sortie de prison est venu la voir, son oncle, nouveau compagnon   de sa mère, l’a mis à la porte. Quelques années plus tard elle a appris sèchement sa mort, sans commentaires.

De ce père problématique, il en est étonnamment fort peu question dans « les voix », cette doublure d’elle-même. Dans ce qui est dit de son père il est surtout donné une large part à la jouissance. Au grand dam d’Aimée, son corps lui est renvoyée comme un corps se jouissant de ces attouchements, voire de les avoir provoqués. Jouissance qui commande. Les « voix » n’expriment aucun propos haineux. Il n’y a pas non plus de paroles concernant l’amour qu’elle lui avait surement porté, ni même qu’elle lui porterait encore. Une enfant aime son père. Une adulte peut avoir de bonnes raisons de le haïr. Les « voix », émanation d’elle-même, sont des réflexions d’adultes, forcément moralisatrices. De là nous arrivons à ce qu’il en est de la fonction paternelle. De quelle façon Aimée F. s’est-elle débrouillée de la métaphore paternelle ? Elle a toujours été en phase avec les évènements jalonnant une vie dans leur banalité, études, mariage, profession, religion, désir d’enfant, ententes ou crises conjugales, affrontement de la vieillesse. Pourtant, lorsque les amarres qui la tenaient dans la vie, et principalement au décours de sa mise à la retraite, se rompent, sa personnalité se délite.

 En devenant enseignante, elle avait payé sa dette envers les institutions qui l’ont protégée de son père et de sa famille. Progressivement, à l’arrêt de sa vie publique, elle est envahie de « voix ».

De là une autre problématique surgit. A-t-elle été toute sa vie dans le registre de la psychose de façon latente, de façon camouflée ? Ou bien alors, bien arrimée de côté-là, une psychose s’est déclenchée lorsque sa vie publique s’est arrêtée, faisant émerger un rapport particulier au Nom du Père ?

Puisque la question du féminin est posée dans le processus d’une psychose, il est temps d’examiner quelles places ont été tenues par Aimée F. dans les différentes instances symboliques auxquelles elle a eu affaire.

Enfant, avait-elle conscience que l’attitude de son père n’était pas conforme à ce qu’on peut en attendre ? En principe la fille est destinée à un autre homme que le père, c’est la castration dit-on qui la conduit au don de son corps de façon à avoir cet enfant qui la rendra femme dans les lois des structures de la parenté, dans les lois des règles sociales. Il n’en reste pas moins que l’attachement au père est beaucoup plus solide, plus pérenne, chez les filles qu’à celui de la mère qui trouve son dénouement le plus souvent dans la fuite avec des pertes et des fracas plus ou moins intenses.

Quant à Aimée F., au sujet de laquelle on peut supposer que l’amour pour son père a dû exister, cela jusqu’à la sanction sociale du « ça ne se fait », il n’est pas possible d’évacuer la question du père dans son évolution du côté d’une certaine forme de psychose.

Elle a été objet du père et, de façon très compliante, elle a été l’objet de des institutions sociales, de ses éducatrices, de ses professeurs ; même si elle n’a pas été une enfant et une adolescente des plus douées scolairement, elle a acquis un brevet supérieur, pas facile d’accès à cette époque et qui ouvrait la porte au métier d’enseignante. Elle s’est ainsi acquittée de sa dette et n’a eu aucune difficulté à trouver un compagnon de vie, un mari.

Il y a quelques objections à faire à ce rapport très compliant au « nom du père » ; ravalant cette question au patronyme, Aimée F. a été très heureuse de s’en débarrasser en prenant celui de son mari, au point que, lorsqu’il a été question de divorce dans son couple, le mari ayant une liaison, sa crainte majeure a été pour elle de récupérer le nom de son père, elle était même prête à accepter un ménage à trois pour y échapper.

Cela ne s’est pas fait, le couple a résisté. Elle et son mari vivent encore ensemble, malgré quelques écarts il ne l’a jamais abandonnée. On peut, peut-être évoquer là, l’attachement, voire l’attraction qu’exercent les femmes psychotiques (l’est-elle ?) chez pas mal d’hommes.

Par contre il ne lui a jamais été possible d’enfanter. Deux interruptions thérapeutiques de grossesse, un corps trop infantile en a été la cause médicale. Plus tard il lui est venu à l’esprit que son corps s’y était refusé pour d’autres raisons.

Dans sa vie de femme on ne peut que constater une « normalité » très conforme au discours commun, très conforme au discours de ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas sans que l’on puisse parler parle de subjectivisation, cela se manifeste à sa façon de répliquer de répliquer aux « voix » ; objet de l’autre, à la réflexion, elle l’a toujours été. Cela serait-il en liaison avec l’aphorisme- clé des « voix » : la femme, objet par destination. Cela est congruent avec une réflexion de Charles Melman : on peut tout demander à une femme. Ou bien alors serait-ce une manifestation de sa structure qui serait de la psychose sans le moindre clivage ?

Est-elle folle ou pas ? En regard de son comportement et de sa vie, elle ne l’est pas, mais quand se rompt tout ce qui faisait support à l’objet qu’elle a été, exception faite du lien conjugal, ce qui explose est un rapport direct et bruyant entre elle-même et tous les objets qui l’entourent. Elle se dévoile être en permanence dans un corps à corps mortifère de son être avec les objets. Elle est complètement folle avec un automatisme mental, des hallucinations verbales, des commandes de l’objet, soumise à une dévalorisation en continue de son « être femme » jusqu’à l’horreur, le déchet. Mais de façon surprenante cela n’aboutit ni au syndrome de Cottard, ni à la mélancolie.

Cela organise plutôt un renforcement de son clivage entre son inscription en tant que sujet dans les lois du signifiant et entre son côté « objet ». En effet pour sortir de ses souffrances, même si elle est autant « martyre de l’inconscient » que le président Schreber, elle implore la vierge Marie, la femme non souillée par excellence, d’intercéder auprès de Dieu pour être délivrée de cette entreprise diabolique. Elle se comporte ainsi comme n’importe quelle chrétienne dans sa foi en Dieu. Son appel à l’Autre et à l’autre, est du même ressort, elle cherche dans l’autre une aide, non pas un soin, qui la délivrerait de son tourment. Elle n’agit pas en mystique chargée de mission, elle éprouve le doute du fait même qu’elle s’en va chercher dans les textes saints tout ce qui pourrait contrecarrer les propos de ses « voix », ces propos destinés à faire vaciller sa foi. En somme, elle se révèle Pascalienne. Mais n’oublions pas que Pascal, halluciné, a eu, contrairement à elle un destin plutôt tragique.

Est-ce un transfert sur elle-même comme cela s’est produit pour Schreber ? Non, elle ne va pas repeupler le monde, elle n’est pas le « créateur », c’est une victime, elle s’en sort la tête haute en constatant que si elle, elle entend des saloperies sur son compte, les autres, son entourage, les personnes qu’elle fréquente n’entendent rien de tel sur elle.

Le transfert s’établit sur moi-même acceptant de lui servir de « secrétaire » en quelque sorte de ses souffrances, en recevant son témoignage et en le transmettant par une publication.

A-t-elle cette exigence d’être unique ? Le caractère altruiste de sa démarche, prévenir ce qui pourraient souffrir de la même façon qu’elle-même, prouverait plutôt le contraire. On sort vainqueur de la foi.

Les objets qui lui « parlent », la mettent en équivalence avec elle puisqu’ un dialogue est instauré, comme cela est relatée dans son témoignage, « les voix personnalisent les objets » avec le corollaire suivant : « tu ne feras plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi ». Du même coup par renversement logique, les objets qui parlent sont des humains-objets.

Aimée F. est-t-elle dans un parcours d’une psychose spécifiquement féminine où être objet a sa propre particularité à savoir celle de l’« être-femme »? Est-elle « normale » ?

A vous d’en juger.

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