Les musiciens s’amusent, à la lettre
Jean-Louis Chassaing
Il y a quelques temps j’ai donné sur ce site des propos qui concernaient des pianistes de renom, Fred Hercsh et Keith Jarrett. L’amusement suivant m’a été raconté par Yannick Chambre, pianiste, compositeur, professeur de piano, pédagogue judicieux, historien de la musique. Dernièrement lors du dernier Festival de Jazz en tête à Clermont-Ferrand Brad Mehldau, autre pianiste de renom, américain – le premier ci-dessus ayant été un professeur de celui-ci – assure brillamment une soirée en solo, seul concert donné en Europe. Quelques jours plus tard Yannick Chambre me tend fort à propos une partition, exacte, de Brad Mehldau. Partition plutôt romantique, « elle commence bien dès les premières notes comme un hommage à Frederic Chopin », l’audition en témoigne, elle fait partie de l’album Elegiac Cycle. Ça s’appelle BARD, le titre de la partition écrite mentionne « Brad Mehldau’solo on the chord changes to BARD ». Le jeu autour des lettres de son prénom, en anagramme, peut évoquer dans la référence poétique le barde en français (bard en anglais), personnage de la civilisation celtique de l’Antiquité à la fois fonctionnaire et homme de lettres, il assure la transmission par la voie orale.
Mais Brad Mehldau est avant tout musicien. La partition commence par si-la-ré. Dans la nomenclature française. Dans la nomenclature anglo-saxonne, voire internationale, cela donne la suite B-A-D. La lettre R, manquante dans la suite de la nomenclature musicale (la à sol, A à G, il y eu H à une époque) peut bien représenter le Ré. Elle est dans la partition après les deux noires BA représentée par une blanche qui vaut deux noires, soit DRé (de « valeur longue » dit le critique historien). BARD.
Mais BAD, sans le Ré double noire, peut aussi renvoyer à une humeur sombre, mauvaise – être de mauvaise humeur, so bad… « did he fill bad then ?...). Yannick Chambre dit que Brad Mehldau a eu des épisodes au cours desquels il était vraiment mal, Bad.
Si comme je l’ai mentionné la référence implicite à Frederic Chopin est évoquée, le rythme et la tonalité en attestent, la référence à Bach non annotée, serait également à noter. Différents compositeurs classiques ont pu jouer avec les lettres de leur nom ou prénom, jeu de lettres appliqué en quelque sorte à la musique, intégré à une partition. Mais la référence pour BRAD serait plutôt du coté de BACH. Ainsi « la Fugue en si bémol majeur – selon les historiens – dernière de l’Art de la fugue (parallèle avec les albums « The Art of the trio » de Brad Mehldau ?) inachevée et construite sur le nom de BACH l’a sans doute plus directement inspirée… ». Le mouvement de ce motif aurait une portée symbolique.
Les musiciens s’amusent, interprètes et historiens aussi. Non seulement jeux de lettres, anagrammes intimes mais intégrés aux partitions, dans le corps des partitions en s’écrivant, s’inscrivant sur leurs portées, dans les notes.
Psychanalyse demanderont les « puristes » dogmatiques ? Lacan déjà en 1945 publiait « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » paru donc en 1945 dans les Cahiers d’art. Une première version a été partiellement modifiée lors de sa seconde publication en 1966 dans les Écrits. Et en 1946 il publie « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion » paru dans Cahiers d’art, 1946, article en fait écrit en premier (Cf. Érik Porge). Je mentionne ces textes puisque ce sont ceux qui très récemment ont amenés une reconnaissance élogieuse et admirative de certains logiciens à l’égard de Lacan et de son repérage précoce, et « aidé » mais tenace ! pour la logique et les mathématiques. De même par ailleurs son amusement avec les anagrammes. Également son intérêt pour le jeu, tout ceci en écho avec le fonctionnement de l’inconscient, l’ouverture des Écrits rappelle la détermination par la lettre. 1945 et 1946, les rencontres de Lacan lui font associer la lettre et la logique, les mathématiques pour la psychanalyse. L’Histoire est développée par certains logiciens, avec toutefois leurs interprétations. Mais c’est un autre chapitre, peut-être pour un autre écrit. Toujours est-il que donner à son prénom, à son nom toute leur portée en passe ici par un jeu de lettres qui trouvent leur accord dans un autre domaine, lequel est finalement le leur. Mettre son nom, BACH, son prénom, BARD, en musique moyennant un jeu de lettres est un tour de passe passe, du domaine de la lettre à celui de la note. N’est-ce pas pour un compositeur matière à s’inscrire dans sa propre partition, et pour un analyste s’interroger toujours, avec surprise, sur la fonction de la lettre.