Les maladies professionnelles du psychanalyste
28 mars 2018

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MELMAN Charles
Textes
La passe

Pourquoi ce sujet — dont je crois qu’il n’a pas souvent été abordé sinon jamais —, c’est-à-dire celui de la maladie professionnelle des psychanalystes, de leurs maladies s’il y en avait et si par hasard on en découvrait plusieurs : on va bien voir ! On va tâcher de faire un diagnostic qui nous concerne puisque ce dont il est question c’est bien de la transmission d’une discipline qui est vraisemblablement l’une des découvertes les plus importantes qui ait été faite depuis longtemps et qui cependant, comme nous le voyons, a toutes les chances de disparaître. Et après tout pourquoi pas ? On va essayer de voir quelles sont les conditions de cet état qui, pendant une centaine d’années, a miné la psychanalyse et fait qu’aujourd’hui en réalité elle ne subsiste vivante que dans notre pays. Et cela à cause d’un trublion, d’un marginal, d’un excentrique, d’un cinglé, qui s’appelait Lacan et qui fait que nous sommes le dernier pays où elle est vivante. Vivante, ça veut dire qu’elle ne se contente pas de répéter des formules ou des textes mais qu’elle continue d’une certaine façon à élaborer. Élaborer quoi ? Ce que sont les malfaçons que subit notre espèce du fait de son rapport au langage et des vœux de mort que cela nourrit dans ladite espèce, l’aspiration par le souci de disparaître. C’est absolument lisible actuellement.

Une maladie professionnelle qu’est-ce que c’est ?

C’est assurément prendre son activité comme justifiée à partir du moment où elle est socialement reçue et même si cette activité va à l’encontre de ce que j’appellerai provisoirement la loi naturelle et sur laquelle on peut d’emblée dire quelque chose : la loi naturelle ce serait cette sorte de loi formulée par nul législateur et que cependant nous recevrions de notre rapport au signifiant puisque avec le signifiant, contrairement à ce que nous tentons, on ne peut pas tout faire, on n’est pas « libre », pour dire cette trivialité !

En ce qui nous concerne, pour situer notre état, je commencerai par caler notre profession entre la médecine et les professions littéraires. Il est vrai que ce sont aussi les deux formations qui habituellement, je dirais, sont préalables à la venue en analyse…

Le médecin, comme on sait, est gardien de la vie — c’est son job, c’est son métier — mais, et sans doute faut-il le souligner, une vie organique et désexualisée. Si vous me permettez ce néologisme, je dirais « dé-spiritualisée » du même coup et cela pour une raison qui ne tient pas à un mauvais vouloir des médecins mais à leur méthode qui, comme vous le savez, s’appelle « séméiologie », c’est-à-dire étude des signes. Interpréter ce qui se passe dans le corps à partir des signes et non pas des signifiants, ce qui n’est pas leur job. Et c’est évidemment pourquoi, du fait de cette méthode qui peut paraître une condition attendue, eh bien, c’est pourquoi bien sûr ils méconnaissent, ne peuvent pas, sauf à se laisser aller à leur spontanéité naïve, ils ne peuvent pas entendre ce que le porteur de ce corps est amené à en dire et c’est pourquoi aussi, pour la médecine, la vie psychique est extraterritoriale : elle ne dépend pas de leur territoire. Et c’est bien pourquoi aussi la psychiatrie constitue pour les médecins bien formés une zone livrée à des poètes ou à des cinglés, puisque le fait de rapporter des maladies psychiatriques à l’organicité est la seule voie rationnelle : pour eux c’est l’encéphale bien sûr ! Il faut donc comprendre, on va dire, qu’ils sont victimes — voilà leur maladie —, ils sont victimes de leur méthode. Ils ne l’ont pas choisie ! C’est comme ça ! La médecine c’est de la séméiologie, de l’étude des signes, et du même coup ça se paye, aussi bien pour eux que pour nous, et pour le malade évidemment, d’un certain prix que chacun de nous dans ses expériences avec le corps médical peut constater, peut vérifier.

Prenons à l’autre extrémité, la profession littéraire. Puisque là on serait bien davantage chez nous. La production littéraire qui se caractérise par le fait de s’intéresser à la lettre à des fins de jouissance. ( Si vous n’êtes pas d’accord en cours de route, vous n’hésitez pas ! On n’est pas tenu, je ne suis pas tenu de faire un exposé magistral. On peut en cours de route s’arrêter et discuter de ces remarques que je vous propose. ) Il paraît en tout cas que la lecture est un vice impuni. Eh bien, c’est pas vrai, c’est pas impuni du tout ! Et la preuve en est que lorsqu’il s’agit de textes dont l’adresse est collective elle peut avoir des conséquences massives, des conséquences sociales, des conséquences spirituelles, des conséquences économiques. On ne peut donc sûrement pas dire que l’écriture serait une activité innocente. Et si nous nous en tenons à ce que nous croyons un peu savoir, cette prédilection, ce choix de la lettre, de la lettre comme objet de jouissance — je ne sais pas comment vous allez le prendre mais on va bien voir — est un choix pervers. On a l’habitude de gloser : qu’est-ce que c’est que la perversion ? etc. La perversion c’est très simple, c’est pas compliqué, c’est le choix d’un objet réel et non pas du semblant.

Alors vous me direz :  « Mais enfin le signifiant ; vous nous parlez de la lettre ; tout le monde n’écrit pas forcément comme Artaud, pour faire des successions littérales, comme ça, gutturales, scandaleuses, incompréhensibles et qui cependant nous parlent quand même ; vous dites que vous parlez de la lettre ; mais le signifiant c’est bien quand même du semblant, etc. » Admettons — pourquoi pas ? —, admettons que dans l’exercice littéraire se produirait cette éventuelle oscillation entre le semblant du signifiant et l’élément matériel qui constitue sa texture, la lettre, qui est là en quelque sorte un balancement, peut-être même une conjonction. Mais remarquons quand même que ce qui nous intéresse dans le signifiant, ce qui nous touche dans le signifiant, ce n’est pas tant son sens que sa texture. C’est-à-dire son organisation littérale. Puisque que nous savons bien que finalement le réseau de sens qu’un signifiant est susceptible d’organiser, d’évoquer, de faire vibrer, de mettre en place, dépend justement de sa texture. Et c’est sans doute ce réseau mis en résonance par le signifiant qui est plus décisif que son sens apparent, que son sens courant. Peut-être même est-ce ce réseau qui lui donne son véritable sens ! Et c’est bien pourquoi les traductions sont toujours impossibles.

Donc, en ce qui concerne la profession des gens de lettres, il y a assurément, pas moins pour eux, ce qu’il faut bien appeler une maladie professionnelle, si on appelle maladie ce qui est une défense contre les conditions de la jouissance sexuelle. Jouir de la lettre, c’est-à-dire de l’objet même, c’est assurément une défense contre les conditions propres à la jouissance sexuelle. Au fond, on pourra peut-être dire même qu’une maladie c’est ça : se trouver dans un état qui prive de la possibilité de la jouissance sexuelle. Et c’est pourquoi le premier des médecins disait bien : le premier devoir du médecin c’est de ne pas y nuire. Alors qu’aujourd’hui, la question n’est pas pour le médecin d’y nuire, je veux dire il s’en fout, ça l’intéresse pas, ce n’est pas son problème !

Vous voyez donc que je suis en train d’amener doucement — pour le moment vous n’avez pas l’air de protester encore que je vous vois un petit peu, je ne sais pas, sérieux, plus sérieux que moi en tout cas —, amener la psychanalyse entre médecine et exercice d’écriture. Autrement dit, je vous l’amène entre deux maladies, quitte à essayer de voir quelle serait la sienne propre !

Remarquons d’abord que pour l’analyste il va y avoir un problème qui surgit au même titre que pour le médecin, celui de la clinique. Parce que finalement, comme le médecin, il peut être amené, parfois, à privilégier le maintien de la vie au détriment du désir. Ce n’est pas toujours le cas et ce n’est pas propre à chaque analyste. Il est certain que Lacan prenait des risques à cet égard. Est-ce qu’il faut privilégier chez un patient en difficulté, après tout, le fait qu’il survive, quitte à se trouver mal à l’aise en ce qui concerne sa sexualité, ou bien est-ce qu’il faut lui signifier que, comme l’évoque Freud à l’occasion d’un de ses voyages, à Orvieto, la vie sans le sexe, ça ne vaut pas la peine ? Freud soulève indirectement cette question. On va s’offrir cette petite incidente quelques instants, pour soulager un peu, avec cette histoire d’oubli du nom propre devant les fresques de Signorelli. C’était évidemment… Enfin comme d’habitude quand vous lisez ça, ça provoque des tas de vibrations mais vous ne savez pas très bien jusqu’où elles vont et ni même jusqu’où elles allaient pour Freud. Puisque c’est au nom propre qu’est rattachée la mort. C’est clair. Le nom propre c’est ce qui vient vous inscrire dans une suite et a une vocation à votre place, qui est évidemment de vous conduire à occuper celle qui vous attend dans la lignée. Et à ce propos, puisque je suis amené à vous parler de la lettre, nous savons que dans un nom propre, il va suffire de changer une lettre, une lettre, une seule, pour que vous puissiez avoir de façon radicale un sentiment d’inauthenticité et de trahison. Autrement dit, vous échappez, en changeant une lettre, vous échappez justement à cette place qui vous attend, et vous trahissez là la suite, la poursuite de la lignée. Je me permets cette incidente qui encore aboutit à la conclusion surprenante que le nom propre y tient « à la lettre » une succession de lettres, puisqu’il suffit d’en changer une pour que, patatras, le même signifiant ait perdu sa signification, ait perdu son sens. Pour nous, vous le verrez dans ce qui concerne justement ces maladies professionnelles, ça a un certain intérêt.

En tout cas, comme le médecin, si nous nous intéressons à la clinique — je dis si, parce que j’ai connu beaucoup de collègues qui systématiquement privilégiaient le récit, le récit du patient, au détriment de tout repérage clinique. Est-ce que c’était bien ? Ce privilège accordé au récit sur le concept, car c’est de ça dont il est question en dernier ressort : le privilège accordé au récit sur le concept est un sérieux problème. Le récit finalement peut très bien vous apparaître comme une défense contre le concept et en même temps c’est un fait que le concept rate ce qui est la singularité du récit. Moi j’admire toujours, surtout lorsqu’on va dans des pays maghrébins ou orientaux, les talents, le talent des conteurs. Il y a des gens qui ont des talents de conteur, qui fascinent et qui prennent complètement. Vous suivez le récit, au bout d’un moment vous sentez que vous êtes pris beaucoup plus que s’il ne vous avait amené, comme je suis en train de vous le faire, quelque concept pour essayer d’approcher le problème. En tout cas, dans le champ, dans notre champ, moi j’ai toujours assisté à ce débat. C’était en général les dames psychanalystes qui privilégiaient le récit, ce que trop facilement on avait tendance à interpréter, à juste ou à mauvais titre ! Si le concept est du côté du signifiant maître, est-ce que le récit n’est pas une certaine façon de filer d’autant plus rapidement que justement on voudrait échapper au signifiant maître, c’est-à-dire au signifiant qui va conclure cette affaire, qui va dire : ben voilà, toute votre histoire c’est de la lâcheté, c’est de la trahison, c’est de la vengeance, c’est de la vindicte ! On pourrait aussi bien aller avec des concepts flatteurs, ça n’empêcherait pas, ce serait la même chose, mais qui brusquement ramènerait toute cette affaire subjective, apparemment, qui la ramènerait à l’obéissance, au fait de n’avoir suivi qu’un signifiant maître.

En tout cas s’il peut paraître souhaitable, lorsque l’on reçoit un patient, d’envisager dans quel registre clinique il vient s’inscrire, puisque ça peut avoir des conséquences très différentes sur le maniement de la cure. Ce n’est pas seulement pour le plaisir de la nosographie de faire des petites cases si on est amené à le faire. Je dois dire que c’était la pente de Lacan, quitte à garder en mémoire que ce n’est pas pour autant ce qui va définir l’être du patient, même s’il s’agit d’une névrose obsessionnelle — même dans ce cas ! Et finalement, comme Lacan le rappelle, chaque cas est singulier en se souvenant de ceci, c’est que le plus grand nombre de cas n’a jamais été répertorié par la clinique. La clinique fait ce qu’elle peut ! Et comme d’autre part c’est en général dans notre domaine une science de l’observation où il s’agit comme nous le savons pour déterminer le sort d’un parlêtre ce tout autre chose que de l’observer ! Ce n’est pas un animal de laboratoire. Donc, gardez à l’esprit que si on se sert évidemment de ce cadre clinique — l’hystérie par exemple, ça existe ; Lacan dit qu’on ne voit plus les belles hystériques, etc. ; c’est qu’il a mal vu ; il avait la vue basse déjà ! —, en tout cas nous sommes là comme le médecins amenés éventuellement à faire intervenir une séméiologie pour l’oublier.

Maintenant, ce que nous avons sûrement de commun avec le littéraire c’est de jouir de la lettre. Ça, je crois que c’est clair. Et, étant exposés au risque d’oublier que la lettre, l’objet petit a est à proprement parler un alibi, un « a »—libi. Qu’est-ce que ça veut dire alibi ? À la place de quoi ? Ben, à la place de ceci, que je n’ai rien d’autre à me mettre sous la dent dans le rapport au signifiant pour servir de support à la jouissance. C’est un effet mécanique. Ce n’est pas un effet lié à un quelconque Nom-du-Père. L’oubli auquel nous sommes exposés, au même titre sûrement que le littéraire, c’est que la lettre dont nous sommes amenés à jouir en tant qu’analystes est un alibi et que, finalement, si nous l’oublions un peu trop, nous sommes engagés dans une promotion de la perversion. Je pense que je ne vous surprendrai pas ! Il vous suffit de lire l’histoire du mouvement analytique autour de Freud, sans que j’aie besoin de vous évoquer ce que pour ma part j’ai pu vivre dans le mouvement autour de Lacan : il y avait de façon très évidente, chez les bons élèves, ceux qui avaient tout compris et qui savaient que finalement la castration c’est bon pour les autres, eh bien, il y avait à l’évidence une promotion de la perversion, c’était absolument clair.

J’en suis toujours pour le moment comme vous le voyez — finalement je suis là un peu timide —entre médecine et activité littéraire, pour en venir à quelque chose qui est sûrement, sûrement, plus essentiel. Je veux dire plus déterminant et qui concerne la place de l’analyste. Où est-ce qu’il loge celui-là ? Quelle est son adresse ? Quel est son logis ? Où est-ce qu’il se cache ? Je pense que vous ne verrez aucun forçage, qu’il vous semblera au contraire bien naturel que je vous dise que le lieu de l’analyste, l’endroit où il se tient, c’est le lieu de l’Autre. C’est ça son domicile.

Pour Lacan c’était drôle, c’était amusant : il habitait là à côté, il habitait au fond d’une cour, il habitait une fente, un entresol, très bas de plafond et comme c’était au fond d’une cour qui en plus était ombragée par un très vieux marronnier qui devait dater de l’époque de la construction de l’immeuble, c’est-à-dire du directoire. C’était, en plus, une fente obscure et où il fallait constamment de la lumière électrique, ce n’était pas de la lumière du jour, on n’était pas là exposé en plein soleil. Donc, on était là, dans cette espèce d’interstice, et puis de temps en temps il ouvrait sa fenêtre qui donnait donc sur la cour pour interpeller un patient qui sortait et dont il estimait qu’ils ne s’étaient pas quittés de la façon qui lui convenait : alors que le patient était là à fuir dans la cour, il le rattrapait ; alors il plongeait sa tête, il avait une grosse tête comme vous le savez, il plongeait sa tête par une ouverture de la fente et le patient était paralysé sur place… Les voisins, habituellement à ce moment-là, claquaient leurs fenêtres pour ne pas entendre ce boucan ! Et il lui est arrivé de me demander pourquoi est-ce qu’au fond il restait là ? Évidemment il avait la réponse. C’était une façon, en me demandant ce genre de chose, c’était une façon de tenter de résoudre une des grandes difficultés de la vie des analystes, c’est-à-dire de trouver un semblable. Vous avez déjà rencontré, vous, des semblables en psychanalyse, puisque le propre de la réussite éventuelle de la cure, c’est d’exalter la singularité ? Et une communauté de personnalités, puisque chacun a sa singularité, vous vous demandez évidemment comment ils peuvent bien tenir ensemble ! Et c’est toute la question : comment ils peuvent tenir ensemble…

Lacan avait une idée — parce qu’il avait des idées aussi —, il avait cette idée que finalement pour les faire tenir ensemble il fallait les mettre dans le même bocal, qu’il fallait des murs, et les mettre dans la même enceinte. Et il l’a très clairement dit, parce qu’évidemment il ne paraissait pas évident de devoir acheter un local. Et puis je vous assure, je l’ai déjà raconté tant de fois, qu’aller faire la manche pour obtenir que nos collègues donnent quelques sous pour acheter un local, il fallait vraiment accepter de tenir sa main bien ouverte et bien tendue. Ah oui ! Pour quelle œuvre commune ? Il faudra que l’on essaie de répondre à cette question, si tant est qu’il y ait une réponse. Mais en tout cas son idée c’était donc que pour les faire tenir ensemble il fallait un bocal. Et on a acheté un beau bocal… et ça ne les a pas fait tenir ensemble.

En tout cas… je vous signale qu’il était aussi en fond de cour, le local. Autrement dit, il y avait la façade de l’immeuble et puis le local était au fond, derrière, invisible depuis la rue, occupant la place de l’Autre. Autrement dit, c’est un marginal. Ce qui n’est pas évident quand on est fils de famille ou fille de famille et que d’autre part on a le souci de se faire reconnaître, ou bien du fait que l’on est déjà par ses origines parfaitement identifié dans l’espace commun. À l’époque dont je parle, l’analyste, au point de vue fiscal — c’est important — était rangé avec deux catégories professionnelles. Il y en a parmi vous qui savent lesquelles ?

Jean Périn — Avec les prostituées…

Charles Melman — Avec les prostituées et les voyantes. C’est le même régime fiscal qui leur était appliqué. C’est, j’espère que je ne vais pas trop vous blesser, mais c’est pas idiot.

Bernard  Vandermersch — À cause de la féminisation ?

Charles Melman — Non, à cause de la voyance Bernard ! Oui. En tout cas il est certain que se trouver au lieu de l’Autre, ça ne manque pas évidemment de les féminiser. Ben oui ! C’est un effet professionnel. Ça féminisait les psychanalystes, sauf — alors là encore vous allez tellement m’en vouloir — sauf les femmes. Moi, j’ai eu affaire à un trio de sorcières. Je dis ça parce qu’elles étaient sur le même balai ! (Rires). C’était Dolto, Mannoni et Jenny Aubry, la maman d’Élisabeth, d’Élisabeth Roudinesco. Eh bien, je vous assure que du côté du balai, ça y allait fort. Là encore pour une raison professionnelle, si tant est qu’elles aient eu quelques prédispositions pour ce type de destin, parce que — comme nous le savons mais on l’oublie toujours — si une femme ne l’a pas, néanmoins elle l’est, le phallus ! Du fait de se trouver Une dans l’Autre, c’est une déesse, c’est une divinité. Ce qui l’amène évidemment à bien souvent vivre le fait que c’est elle qui fait qu’il y a de l’homme, que c’est elle qui le crée le Un, à partir de là où elle est. Autrement dit, si elle se retirait, ben, le bonhomme s’écroulerait. Ce qui arrive évidemment, bien sûr. Donc, pour les femmes, ce statut d’être ainsi dans leur lieu, pour les femmes analystes, dans leur lieu naturel, d’être chez elles et bien souvent de s’affirmer comme des autorités souveraines et indiscutées. Il n’y avait pas d’échange dialectisable possible. Comme à l’époque j’étais encore un peu…, eh bien, j’ai essayé… Tellement vite remis à ma place : dévisagé comme un porteur de culottes courtes qu’il convenait de considérer avec un léger apitoiement ! Et le problème, c’était que leurs fins de cure à l’endroit de leurs patients masculins n’étaient pas toujours évidentes, pas toujours.

Quoi qu’il en soit, quand on se trouve habiter ce lieu, ce lieu Autre, qu’est-ce que l’on veut ? On veut immanquablement se faire reconnaître : se faire reconnaître par l’autre côté — ça été évidemment le cas de Freud, ce qui paraît bien naturel —, mais on veut se faire reconnaître au détriment, au risque bien sûr de se perdre, du même coup, car se faire reconnaître implique le partage d’une loi phallique que pour l’analyste, sa position au lieu Autre, désarme au profit du petit a. Et c’est donc, si l’on veut se faire reconnaître, vouloir se faire apprécier comme un maître, c’est-à-dire comme celui qui justement, l’objet petit a, grâce à son talent, grâce à ses concepts, il le tient. Bon.

Il se trouve — je peux raconter cette anecdote, elle ne fera plus de mal à personne — que je travaillais avec une personne que j’aimais beaucoup, qui était un ami, un familier, ou dont j’étais le familier, comme on voudra, et qui s’appelait Jean Laplanche. Il m’a demandé un jour, il m’a dit : « Lagache me propose de prendre sa suite à la Sorbonne. Qu’est-ce que tu en penses ? ». Et moi, comme j’étais comment dirais-je… comme tous ces titres me paraissaient souverains et qu’il me semblait que c’était une position à partir de laquelle on pouvait faire valoir la psychanalyse, d’autant que Lagache ne s’y employait que modérément, alors je lui ai dit, oui, enfin je l’ai encouragé. J’étais fier, mon copain qui etc. Et puis, voilà, j’ai eu la surprise de voir combien ce fait de devoir se faire reconnaître parmi ses pairs allait avoir des conséquences sur la pensée, le travail d’une personne qui avait des qualités tout à fait éminentes, qu’il allait devenir commun, c’est le cas de le dire.

Lacan n’a jamais cherché à se faire reconnaître — j’ai bien vu tous ses parcours —, jamais ! Lorsqu’en 1953, il a quitté la Société Psychanalytique de Paris, la société dite orthodoxe, il en était le président. Et c’est en tant que président qu’il a quitté cette société pour, un soir de dissidence, aller rejoindre dans un bistrot justement Lagache, Dolto et Favez-Boutonier qui avaient décidé de se séparer parce que le règlement interne de ladite Société allait brider l’enseignement de ces universitaires et qu’il apparentait cet enseignement de la Société à un enseignement médical qui aurait eu à se faire valider par l’Académie de médecine. Voyez, on y revient à la médecine ! Et c’est donc, un soir comme ça, qu’il a rejoint dans un bistrot ces trois personnalités qui ne l’attendaient pas. La Société Française de Psychanalyse qui est sortie de ce complot avait avec elle Lacan qui s’est imposé. Il n’avait aucunement prévu de…, ils l’ont vu arriver. Et puis, lui étant là, ils ne pouvaient pas le mettre à la porte puisque c’était à une terrasse de café ! (Rires). Oui. Lorsque Lacan a publié ses Écrits, le succès de librairie a étonné tout le monde, puisque les gens évidemment n’étaient pas en mesure de lire ce volume qu’ils achetaient. Il y a eu un tirage je crois de 65 ou 70 000 exemplaires. Bon je ne sais pas à quoi a servi exactement cet épais volume ! Il acceptait qu’on vienne le reconnaître, certes, mais lui-même ne l’a jamais demandée, cette reconnaissance.

Ce fait d’avoir pour lieu l’Autre, d’avoir pour domicile l’Autre, pose une question redoutable et que vous connaissez tous et toutes, ou toutes et tous, par expérience, qui est celle de la filiation. Comment en effet penser la filiation quand on occupe un lieu, le lieu Autre ? C’est le problème des filles, dont je dois dire que je suis à chaque fois surpris que la question de leur rapport au père ne soit pas mieux explicitée. Comment en effet s’éprouver comme issues de la même autorité quand on n’occupe pas son espace, qu’on en est écarté, qu’on en est rejeté, et qu’on vient occuper ce que je vais appeler un no man’s land ?

Je ne l’évoque ici que pour poser la question de l’interrogation qui s’ouvre pour le psychanalyste de son rapport à son formateur, à son analyste à lui. Il est certain que Freud n’arrivait à le penser que dans le registre de la filiation. Où est l’erreur — parce que de ce côté-là, il a été drôlement payé de retour ! — où est l’erreur ? Eh bien, la transmission par la filiation c’est la transmission du sceptre, c’est la transmission du nom, c’est la transmission de l’appartenance phallique. Or justement la psychanalyse est cette curieuse discipline qui, je dirais, l’ordre phallique, le met en péril en insistant sur ce qui fait dissidence, c’est-à-dire l’objet petit a, sur ce qu’il rate, sur ce qui lui manque pour être parfait, sur ce qu’il ne parvient pas à maîtriser, sur ce qu’il ne parvient pas à saisir.

Donc transmission placée sous le signe de la filiation, et ça va être d’autant plus fautif que la présence dans le système d’un père originaire qui est en même temps le père réel — Freud — ne peut que lui donner un caractère persécutif, à ce père. Parce qu’il aurait à être mort pour être originaire. Donc s’il est là vraiment, s’il est encore là, il nous fatigue ! Qu’est-ce qu’il fout là ? Et d’ailleurs Freud devait avoir une perception de cette affaire puisqu’il a constamment cherché à s’inventer des prédécesseurs, à dire qu’il y avait quelqu’un avant lui : Breuer par exemple, que c’est Breuer qui lui avait raconté ce premier cas, Anna O.,… et toute la suite… et que c’est de là que ça venait. Et puis il a essayé de faire de Fliess un prédécesseur. Il percevait bien que c’était embêtant de se trouver comme ça. Que le père des origines soit là au milieu, au milieu de ses élèves, ça fait un choc ! En tout cas, Freud, qui donc traitait Jung comme un fils… Et Ferenczi qui voulait être le fils préféré… Eh bien, Freud a fait de telle sorte que ça n’a pas aidé la psychanalyse à se transmettre. Ça c’est clair. Puisque pour être vraiment son fils il fallait d’abord le tuer. Et le tuer comment, si ce n’est justement entrer dans une forme de dissidence ou de trahison ? Je pourrais à cet endroit, mais là encore c’est uniquement pour alléger un peu une atmosphère dont j’ai l’impression bizarre qu’elle est un peu tendue, je ne sais pas pourquoi, je me demande pourquoi ?

Bernard Vandermersch — Il ne faut pas croire ça.

Charles Melman — Non, hein !

Bernard Vandermersch — On n’a pas compris que ce n’était pas ça nous, hein !

Charles Melman — Ben le pire c’est que c’est vrai. Mais je dois vous dire, parce que je demande que ce que je vous raconte reste, je ne veux pas que ce soit publié, je veux que ça reste à usage interne. Je vois qu’il y a des enregistreurs, je ne veux pas que ça sorte de notre petit groupe.

Dans la relation de Lacan, par exemple, avec moi qui est plutôt du style bon fils — je dois dire, c’est plutôt mon style, mon style ce n’est pas celui du fils rebelle —, il était, je le voyais bien, embarrassé dans la façon de calibrer des rapports sociaux. Parce qu’il n’y avait pas que les rapports professionnels. Il y avait des rapports sociaux. Je voyais sa propre difficulté au moins égale à la mienne, à situer le type de lien qui aurait pu s’établir. Car il y avait de sa part une offre d’adoption. Il y en a un qui a même écrit un livre comme ça « Le jour où Lacan m’a adopté »[1]. C’était un rêve. Il faisait un rêve. La différence avec ce type, moi ce n’était pas un rêve, je veux dire qu’il y avait comme ça une offre très généreuse et très agréable, très sympathique. Ça consistait par exemple à l’invitation à aller… Il avait de très belles éditions originales à son domicile, qui évidemment me fascinaient quand j’étais là-haut chez lui et il m’invitait à venir quand je voulais pour pouvoir examiner ou feuilleter ses éditions. Il y avait sa fameuse maison de campagne à Guitrancourt où on pouvait aller déjeuner le dimanche quand il invitait et où j’ai vraiment tout fait, je peux le dire, pour ne pas entrer dans le champ de la filiation. Sans pour autant le trahir. Mais reposant ainsi le problème : alors la transmission ça passe par quoi et c’est fait de quoi ?

On va dire ceci, rapidement. C’est que finalement, ce dont on est le fils ou la fille, ce n’est pas de papa et maman, contrairement à l’évidence. Il faut toujours se méfier de l’évidence, il n’y a rien de plus fallacieux. On n’est pas non plus l’enfant de l’instance Une dans laquelle ce couple est venu s’inscrire, parce que ce n’est pas au nom de cette instance Une qu’ils baisent. Si c’est dans le registre du devoir, c’est une circonstance je dirais trop particulière pour pouvoir être généralisée. Ils baisent au nom de quoi ? Ils baisent au nom de ce qui leur manque à l’un et à l’autre. Et c’est de ça que naît l’enfant. Il naît de ce qui, manquant à l’un et à l’autre, est venu à cette occasion se conjoindre ou se recouvrir de telle sorte que ça a eu une suite.

Alors on va répondre que la transmission se fait par le repérage de l’objet a et qu’en psychanalyse, pour être fidèle et s’inscrire dans la filiation, il y aurait en quelque sorte à opérer un repérage qui ne serait pas seulement de son propre objet mais de son propre objet dans le rapport à celui de l’analyste… Mais si c’est l’objet a, là, qui vient fonder la suite d’identités, une suite identitaire, elle n’implique aucun père. Il y a des gens à qui l’on reproche de venir s’inscrire dans une filiation d’objets petit a, de ces objets à la fois merveilleux et détritus, et donc marginaux par rapport à la société, il y a des gens qui se trouvent dans ce statut et qui se trouvent avoir une filiation. Ils jouent ce rôle dans notre culture commune. Vous ne les avez pas identifiés ? Si ? Non ? Vous ne les avez pas identifiés. Quels sont ces gens qui ? Allez ! Jean-Paul ?

J.-P. Beaumont — Je n’ose pas.

Ch. Melman — Vous n’osez pas ?

J.-P. Beaumont — Je dirais les Juifs par exemple.

Ch. Melman — Mais oui bien sûr. Dans notre culture, ce sont les Juifs qui jouent ce rôle. Et peut-être est-ce l’une des raisons qui font qu’ils semblent avoir manifesté dans l’histoire du mouvement analytique un intérêt particulier, une appétence, peut-être même une prédisposition avec ce sentiment que finalement ils n’avaient aucun effort à faire pour venir se tenir à cette place et assumer, avec comme il se doit une maladie professionnelle à la clé, bien sûr, puisque cet objet petit a n’est qu’un alibi. Je l’ai dit au départ : un bouche-trou.

Et avec, enfin, cette question pour ce soir : mais alors, si le psychanalyste occupe le lieu de l’Autre, qu’en est-il pour lui de la castration ? Parce que dans l’Autre — Lacan là-dessus je le trouve trop approximatif —, dans l’Autre, il n’y a pas de castration, il n’y a pas de limite ! L’infini y est potentiel. « Potentiel », c’est beau ça. Ben justement, il n’y a pas de potes dans le ciel quand on occupe la place de l’Autre. Alors, c’est un drôle de truc quand même que d’aller se faire l’officier de la castration comme règle générale à partir d’une place où justement on se l’épargne ! Enfin, on se l’épargnerait, je le mets au conditionnel. Et c’est d’ailleurs amusant parce que c’est l’une des choses que précisément l’on reproche aux Juifs : de faire peser sur les autres le poids de la castration et de s’en trouver soi-même dispensé, c’est-à-dire de s’autoriser toutes les jouissances supposées. Alors où elle est dans ce cas-là la castration ? Puisqu’elle existe forcément ! Nous n’y pouvons rien… Et si elle n’a pas été mise en place à l’origine, on se l’invente, on se la crée, on se crée des impossibilités, on s’invente des interdits, on éloigne l’objet chéri parce que si c’est trop près ce n’est pas supportable. Donc on préfère briser, on envoie une lettre de rupture — lettre de rupture avec celui ou celle qui est le plus cher —, et puis après comme ça on peut vivre dans la nostalgie, ce qui est formidable. Alors où elle est la castration, je vous le demande ? Est-ce que vous l’avez vue quelque part ? Non, vous ne l’avez pas vue !

Eh bien, comme il se doit, si vous occupez la place de l’Autre — c’est-à-dire celle qui va se trouver rangée dans le champ des représentations sous le registre du S2 —, la place de la castration est entre S1 et S2, et c’est ça le rapport de filiation de celui qui occupe la place de l’Autre avec le S1 : c’est d’en être séparé par la castration comme un père est séparé de son fils, comme est séparée la succession des générations. Et c’est ce qui fait que franchir l’espace pour se faire reconnaître quand on occupe le lieu de l’Autre n’est pas forcément évident. Ça peut sembler même un impossible que, pour être authentique dans sa fonction, il s’agit de s’en tenir je dirais à ce que la loi du signifiant, ce que j’appelais la loi naturelle au départ, impose. Avec donc aussi le sentiment qu’à franchir cet espace, eh bien, se perd la qualité spécifique dont j’avais parlé.

Alors enfin, cette remarque : mais alors qu’est-ce qu’il cherchait Lacan ?

Tout à l’heure j’ai parlé de son embarras, élève, fils, familier car il aimait bien avoir une clientèle — un peu comme dans les familles romaines —, avoir des gens qui gravitent autour. Qu’est-ce qu’il cherchait ? On va supposer, en étant sans doute au plus près de ce que lui-même pouvait en penser ou ce dont il avait la nostalgie, que ce qu’il cherchait c’était des camarades de travail. Camarades de travail, ça ne veut pas dire que du même coup, il renonçait à son privilège d’être l’initiateur. Il n’a jamais refusé cette place. Mais en tout cas, des copains de travail. Et je dois vous dire qu’il ne les a pas eus. Y compris d’ailleurs en ce qui me concerne, puisque j’ai sûrement fonctionné comme un missionnaire. J’ai accompli dans mon existence un grand nombre de missions. J’ai pris ma crosse et je suis allé péleriner à droite et à gauche, mais ce n’est pas la même chose que « camarade de travail ». J’ai sûrement contribué à ma manière, je peux le dire en toute modestie, au succès de Lacan. Parce que ce n’était pas du tout évident au départ. Lorsque vous alliez en séance, n’imaginez pas que vous rencontriez une salle d’attente bondée. C’est venu après. Je ne vais pas dire : après que j’ai exercé mes talents ! Mais en tout cas c’est venu après. Vous étiez reçu sans attendre et vous n’étiez pas emmerdé par tel ou tel. Il cherchait des camarades de travail avec très grande difficulté ! Il fallait d’abord être en mesure de le suivre, ce qui était d’autant plus délicat, difficile, qu’à l’époque les séminaires étaient exclusivement oraux. Quand vous deviez prendre des notes à ses séminaires, je vous assure que vous aviez des difficultés à savoir ce qu’il fallait retenir, noter ou ne pas noter. Ce n’était pas du tout clair. Imaginez aujourd’hui, vous qui disposez de tous ses textes, de ce qui se passait pour des élèves qui écoutaient tout ça et qui n’en avaient pas la moindre trace écrite !

Intervenante — Ils n’avaient pas le droit d’enregistrer ?

Ch. Melman — Non, mais à l’époque il n’y avait pas ces petits enregistreurs. C’était même un problème technique. Les petits enregistreurs sont venus après. Quand il y en a eu, il y avait des grappes d’enregistreurs autour de chaque haut-parleur, il y avait 150 pendouilleurs comme ça.

Dernière question. Camarades de travail plutôt que militants ? Moi je dirais je crois m’être plutôt inscrit dans le champ des militants. L’autre. Camarades de travail, pour quel combat ? Pour quel travail ? Quel était le but ? Quelle était la finalité ? Pourquoi la psychanalyse avait-elle un prix qui justifiait que, comme lui, on y consacre toutes ces heures ? Qu’on prenne tous les risques sociaux comme il l’a fait ? Qu’on soit entièrement mangé par ça et à quelle fin quand, en plus, on voyait le résultat autour de soi ? Ce n’était pas formidable, ce n’était pas sensationnel ! Eh bien, pourquoi faire tout ça ? Quel est le prix dans cette affaire où il y avait à l’époque plus que maintenant des risques ? Il y avait des risques. On le payait. Ce qui était, je dois dire inattendu car, au fond, la psychanalyse n’est aucunement révolutionnaire. Elle n’est même pas subversive. Elle n’appelle pas un ordre nouveau. Et comme le disait Lacan aussi, elle n’apporte même pas une jouissance nouvelle. Hier, on a entendu à Sainte-Anne dans l’École dont s’occupe Marcel Czermak, dont il est le patron, Marc Darmon était là et puis quelques autres sûrement, Denise, Stéphane, Bernard…, Bernard, on a entendu, c’est le cas de le dire, des entendeurs de voix. C’est-à-dire des malades, psychotiques qui ont réussi ce tour de force de traiter leurs hallucinations auditives, obscènes, terrifiantes, écrasantes, annihilantes, enfin classiques, de les traiter par thérapie de groupe. Et donc… d’être capables d’arriver devant nous : ils ont fondé une Association internationale — évidemment ça vient des Pays-Bas, toujours, c’est comme les dames —, ils ont fondé une Association et ces types, il faut bien dire fous, ont réussi à canaliser, et d’une certaine manière, commander à leurs voix. Si la voix arrive comme ça, ils le racontent, ils lui disaient : « Oh ! Tiens-toi tranquille, tu m’embêtes là ». Je parle poliment. Ils sont donc venus nous raconter leur expérience dont je ne développe pas évidemment les problèmes. Mais en tout cas ce qui est certain, c’est que en tant que entendeurs de voix et fondateur ou organisateurs d’une Association internationale des Entendeurs de voix, parce qu’ils sont nombreux, eh bien, ils organisent, eux, une nouvelle forme de jouissance, sans avoir besoin, comme je leur ai dit, de se mettre un appareil, des écouteurs sur les oreilles. Ils s’en dispensent. Ça marche tout seul ! Ils peuvent allumer et éteindre, c’est formidable ! Je n’avais jamais vu ça. Je n’avais jamais vu ça et je trouve ça très intéressant au point de vue psychiatrique. Je veux dire de quelle manière le renforcement du Moi, je ne sais pas vous si vous y croyez à cette instance qu’est le Moi, mais là on voyait bien comment le renforcement du Moi, grâce à une organisation groupale, était susceptible d’exercer un pouvoir sur les voix. Non pas d’être constamment soumis comme ça, terrorisés par ce qu’ils allaient entendre et non seulement dialoguer avec, mais aussi lui dire avec efficacité : « Ça va hein ! Tu la boucles. » Tout ça à propos de ceci, c’est qu’au fond, il apparaît des jouissances nouvelles. Moi je pense qu’ils vont faire beaucoup d’envieux ces gars-là. On se plaint que jamais personne ne nous réponde, mais dans ce cas-là, ça répond ferme.

Eh bien la psychanalyse ça n’apporte pas de jouissance nouvelle. Et c’est sûrement l’un des éléments du fait qu’elle n’a pas entraîné, n’a pas eu d’adhésion sociale qui corresponde à la pertinence de ses concepts. En revanche il est certain qu’aux analystes eux-mêmes elle apporte une jouissance nouvelle. Et dans la mesure où cette jouissance nouvelle qu’elle apporte aux analystes est susceptible pour eux de fonctionner comme une maladie, eh bien ceci justifie donc que la fois suivante on aborde aussi bien le pourquoi de l’entreprise lacanienne : qu’est-ce qui est en jeu dans cette affaire ? Et également les incidences sur l’exercice de la profession de cette jouissance particulière que l’analyste est susceptible d’éprouver.

Est-ce que vous avez quelque chose à dire ?

Intervenante — Je pensais au sujet de la camaraderie, l’esprit de camaraderie de Lacan, je ne sais pas si c’est dans Télévision mais à un moment donné il est interrogé, il est interviewé, et à un moment donné on lui dit : « Mais est-ce vrai que vous vous prenez pour Dieu ? » et, au lieu de se défendre, Lacan répond : « Écoutez, pourquoi ? Non. Pour un saint sans doute, vous savez Dieu est tellement seul, alors que les saints ils sont nombreux, ils s’amusent ensemble. »

Ch. Melman  — Oui, c’est très joli ! Mais c’est vrai, c’est une très juste réponse parce que ce que je n’ai pas ajouté, j’aurais pu ajouter, c’est que pour des raisons qui ne sont pas très claires, notre groupe ne reproduit pas encore ce que j’ai évoqué concernant ce que fut l’École freudienne de Paris et que c’est vrai que dans notre groupe, pour des raisons qui ne me sont vraiment pas claires, ça ne fonctionne pas de la manière que je viens d’évoquer. C’est vrai. Peut-être sera-t-il intéressant, vous Bernard par exemple, de pointer pourquoi ? C’est vrai. Est-ce le fait que nous aurions gagné en sainteté ? Je sais pas. Je sais pas. Je ne me prononce pas. En tout cas s’il vous reste sur le cœur une question, vous aurez le droit de la poser la prochaine fois qui est je ne sais pas quand je dois vous dire ?

– C’est le 2 novembre.

Allez, à bientôt.

 Transcription (à usage interne) : Monique de Lagontrie

Relecture : Claire Brunet

 

« Mais je dois vous dire, parce que je demande que ce que je vous raconte reste… je ne veux pas que ce soit publié, je veux que ça reste à usage interne. Je vois qu’il y a des enregistreurs, je ne veux pas que ça sorte de notre petit groupe. » (M. Melman, p. 7)

 

[1] Gérard Haddad.