L'enfant et les apprentissages malmenés (Érès, 2010)
17 novembre 2010

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FERRON Catherine
EPEP
Psychanalyse-enfants

Ce livre (*) est « un bol d’air frais » me disait récemment une « maîtresse G » d’une école privée, c’est-à-dire de celles qui aident encore les enfants en difficulté notamment en lecture et en écriture dans les petites classes. Il me semble que notre atout repose d’abord sur le fait qu’à aucun moment on ne rencontre la formule « yakafokon » parce que nous avons compris depuis longtemps déjà que le premier moteur (n’en déplaise à Platon) – et y compris celui des apprentissages – était le désir et le grand Yaka de toute l’histoire. Mais alors ce désir, où le trouver, le retrouver, comment l’apprivoiser, que lui manque-t-il pour qu’il fonctionne ?

Alors je commencerai par répondre avec J.Bergès[1], « il manque à ce qui est dit des apprentissages en général et des pré-requis de la pensée et de la cognition pour accéder à la connaissance, il manque à ce discours, le rapport entre le savoir du corps de la mère et le corps de l’enfant engagé dans le langage écrit pour sa connaissance ».

Je me suis particulièrement intéressée à la seconde partie des « apprentissages malmenés ». Et c’est le texte de N. Hamad qui me semble exemplifier ce parallélisme que fait J.Bergès – et que pour ma part j’ai toujours trouvé formidable – entre l’entrée dans le langage et l’entrée à la grande école –. C’est, en effet, un petit garçon qui revient le voir à plusieurs années d’intervalle. Vous allez le lire, N. Hamad a autant de talent pour dire les histoires que pour les écrire… Avec J. Bergès, donc, cette question de l’apprentissage commence très tôt : « le bébé respire de ne pas respirer et dans le même mouvement il entre dans la parole ». Vous voyez qu’il part de loin. Dans cet élan (N. Hamad appelle cela le don), la mère impose d’abord de la phonétique prosodique puis sa syntaxe ; la mère que l’on peut espérer dans la plupart des cas correctement ordonnée par l’opération de sa propre métaphore paternelle, va produire avec son enfant (objet qui fera bouchon ou trou, toute l’importance de ce terme est là), elle va donc produire, avec son enfant, une langue dite maternelle qui va rencontrer lors de l’entrée à l’école – dite aussi maternelle – une organisation de la langue et de la parole vectorisée par une loi plus générale, puisque cette langue de l’école maternelle s’adresse à tous, et non plus à un seul, et par la voix de la maîtresse et non plus par celle de la mère ; cette nouvelle loi va le mener, cet enfant, au moment où il doit accéder à la connaissance, à l’apprentissage du langage écrit, écrit de sa main, donc avec son corps ; et en même temps ce langage écrit, c’est un écrit à déchiffrer avec ses yeux, ce qu’il a souvent commencé à faire avec les lettres des enseignes rencontrées au dehors.

Dans ce temps où il organise son regard et sa main (mais bien plus puisqu’il retient son respire, qu’il tire la langue, etc…) lui permettant de mettre en correspondance des formes et des sons qu’il sait déjà puisqu’il parle, il va s’organiser de n’être pas organisé, et, dans un mouvement qui va le surprendre, il va entrer dans la lecture et entrer dans l’écriture (« ça marche tout seul »)… Dans la plupart des cas, sur fond d’une inorganisation qui attend d’être ordonnée. Je ne prends pas ce mot au hasard puisque l’on y entend organe, mais aussi organum, c’est-à-dire une logique.

Car il y a une logique dans tout cela qui, pour aboutir à celle du fantasme, en passe par celle de la castration. Autrement dit, un véritable parcours du combattant… à commencer par la naissance d’un frère ou d’une sœur. D. Janin nous expose ces moments de jalousie qui (elle cite Lacan) « dans son fond représente non pas une rivalité mais une identification mentale ». Alors l’enfant va se faire ses théories.  Comment  se fabrique-t-il ses hypothèses qui se font savoir ? « C’est le signifiant dans le discours qui rend la théorie sexuelle infantile obligatoire, c’est parce qu’on parle et que ça rate qu’il faut faire une théorie » nous dit-elle. C’est exactement la même chose dans la construction d’une grammaire ou d’un problème mathématique. Et il y a autant de théories sexuelles infantiles que d’objets pulsionnels, partiels, qui doivent s’ordonner au phallus comme opérateur « qui tient sa dimension symbolique et son efficace d’être lui-même une opération métaphorique, un saut, et d’être représenté par un nom » (D. Janin, p.205).

Alors, cette opération première, de la mise en place du phallus avec la métaphore paternelle qui organise le refoulement et le jeu de la langue, cette opération nous autorise à penser les théories sexuelles infantiles sous forme de nœuds, de coincements entre phonologie, syntaxe, sémantique, entre réel, symbolique et imaginaire. Car comment représenter ce saut, comment comprendre des phrases comme « je n’aurai pas été celui qui sera né avant ses frères ainés » ou encore « je n’aurai pas été le seul » (reprises de J.Bergès) où l’on voit que la temporalité du futur antérieur fait consistance, et en même temps, puisque du 3 il y a, comment faire avec cette dimension de premier ou d’origine ?

Vous remarquerez dans votre lecture que nos auteurs font référence aux concepts longtemps travaillés par J.Bergès, concepts repris et réarticulés de Freud et de Lacan. Il est vrai que nos recherches sur les non lecteurs, initiées par J.Bergès il y a quelques 30 ans de cela, nous ont menées vers des réflexions, des conclusions que vous avez déjà pu entendre ou lire, en particulier dans notre article avec Marika Bergès Bounes sur les différences filles-garçons face à la lecture.

Mais déjà en 1990, relisant ce que j’écrivais à propos de ces enfants en difficulté et que j’avais en thérapie, je faisais intervenir un concept : « l’enfant non lecteur… ne peut consentir à la reconnaissance du corps de sa mère comme séparé du sien. Il reste dans une extériorité intérieure, un dehors-dedans du rapport sexuel fantasmatique, dans une dénégation… ».[2]

La Verneinung. Pourquoi revenir sur ce texte qui infuse toute l’œuvre de J.Bergès ? C’est que nos auteurs l’ont bien compris et plus particulièrement A-M. Feltin qui s’y articule : quand une femme dit « j’attends un enfant », elle attribue déjà le signifiant enfant et quand il naît, le jugement d’existence confirme bien qu’il n’est pas une simple répétition de la représentation qu’elle en avait. Et cet écart, produit par la répétition qui fait retrouver dans la réalité la représentation qu’on s’en est faite (et qui n’est plus tout à fait la même), cet écart se repère dans une négation – qui est une création en même temps que la fondation du symbolique – et qui se manifeste dans le « ce n’est pas » ; car l’enfant avec lequel A-M. Feltin a eu à travailler, répétait inlassablement : « je veux rien, je sais rien, ça me fait rien, je pense à rien ». Elle nous apprend dans son texte que la mère de cet enfant avait été dominée à sa naissance par le sentiment d’étranger face à lui : « il ne me disait rien ».

Cette expression figée en français « ça ne me dit rien » vaut tout autant pour l’appétit du cavum que pour celui de l’oreille. Passionnant travail de l’écoute : y a-t-il une métaphore du rien ? Quelle est la nature du manque dont ils sont (t)issus, se demande-t-elle (vous remarquez comme la liaison en français enrichit la métaphore) ; et elle cite Charles Melman qui propose « des refoulements secondaires non homogènes au refoulement primaire ».

R. Marmursztejn pose la question de la difficulté d’apprendre le français en mettant en avant ce rôle majeur de la métaphore : « en quoi peut-elle avoir une telle importance au niveau du langage pour que cela décide de l’accès à la langue étrangère ou de rester à sa périphérie, à la banlieue de la langue » ?

On sent bien que ce texte de Freud est fondateur. Séparations, comparaisons, écarts, identité, reconnaissance. Il semble bien que le refoulement articule la métaphore, articulation qui dans tous les cas va dépendre de l’opération de dénégation dont j’ai été l’objet dans le désir de ma mère. Lacan, dès 1960 mais sans doute avant, donnait une raison (livre de raison/de compte) de ce concept dans « Positions de l’inconscient » dont j’extrais ces quelques lignes qui m’apparaissent directement en rapport avec ce texte : « Béance, battement, une alternance de succion pour suivre certaines indications de Freud, voilà ce dont il nous faut rendre compte et c’est à quoi nous avons procédé à le fonder dans une topologie ».

Le désir d’apprendre en passe, en effet, par ces tours et détours, ces lignes d’action qui se tissent entre langage, parole et corps, ces logiques pas toutes encore déchiffrées et les textes que nous publions s’y arriment et déploient ces moments d’articulation. Et ce désir d’apprendre s’appuie sur cette opération princeps, je devrais dire sur cet algorithme, car à mes yeux il s’agit de cela,  ce texte de Freud sur la Verneinung repris dans Les Ecrits car Lacan en avait compris toute la nécessité.

Concluons en forme de résumé. Sur lit de mère et de méconnaissance, de cette indistinction pulsionnelle, des signifiants attributifs émergent et se répètent faisant advenir au jour une intime extériorité qui, de se représenter, ordonne les premiers signifiants. Avec l’opération de la dénégation, du refoulement permet la métaphore, et l’intime extériorité du fantasme peut se construire, le destin de la pulsion se vectorise : la lecture est un apprentissage à la sublimation. Peut-être n’est ce pas chose facile aujourd’hui.