L’écriture impersonnelle
08 juillet 2024

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AMIEL Gérard
Journées d'études

Paroles d’un lecteur et de la solitude de vous lire, de vous avoir lu…

 

Ce qui frappe d’abord dans la lecture de Marcel Cohen[1], c’est de constater que ses livres ne ressemblent à aucun autre. Ils nous font immédiatement entrer dans un monde qui défait le nôtre et nous habituent à une inquiétante étrangeté, mais neutralisée en quelque sorte. Car son univers ne nous heurte jamais de front, il se décline sous la forme de diverses vignettes d’allure résolument tranquille, paisible presque, parce que nous délivrant momentanément des excès et enflammements propres aux sentiments quand ils nous accablent. C’est l’efficacité de cette mise entre parenthèses qu’il nous faut commencer par saluer. Mais il s’agit aussi de s’interroger sur la manière dont s’est articulé un tel refuge, à quel prix et selon quelles modalités !

 

La brièveté des textes s’associe à l’absence radicale d’un fil évident, celui auquel nous avaient habitué les caractéristiques du roman classique. Défection du romanesque donc. Autrement dit, Marcel Cohen refuse de nous prendre par la main, il ne nous endort pas aux douceurs de l’Imaginaire, celles d’histoires parfaitement ficelées auxquelles s’étourdir. Son écriture fait paradoxe : elle nous accompagne tout en nous laissant désemparé dans un abandon si radical dont on a grand-peine à saisir en premier lieu les coordonnées. Marcel Cohen nous fait entrer pour la traverser dans une expérience qui n’est pas pétrie de désolation ni de plainte. Il nous introduit en effet à une vie faite de petits riens, d’éléments épars, qui souligne l’illusion de l’unité, le dérisoire du Un qui organise pourtant la certitude de tant d’existences fondées autour des insignes et fétiches qu’offre l’idéal social en vogue. Il insiste sur la dimension profondément dysharmonique des échanges humains et sur cette donnée de l’indifférence générale qui, dans un égoïsme propre au narcissisme et à l’individualisme, laisse à peu près tout faire sans sourcilier.

 

L’essentiel se cristallise dans des récits qui font la part belle aux commentaires des actes et des pensées de personnages indéterminés, tels de petits automatismes mentaux qui sont en vérité, ce sera mon propre néologisme, des automatismes littéraires, qui décomposent, pour la faire advenir à l’intelligence, la logique d’une parole sans la moindre note affective. Nous sommes donc ainsi placés devant l’évidence de ce fait brut. La troisième personne du singulier vient faire par exemple doublure aux intentions et déplacements des personnages. Ce biais par lequel se fait cette prise en considération d’un monde à travers la brutalité nue des éléments purement factuels qui le composent est un processus renforcé par l’explicitation de sources livrées en fins de volumes. Il semble se déployer sur l’amputation vertigineuse, majeure, des traces habituelles de la subjectivité.

 

Nous sommes donc introduits à rencontrer une sorte de dé-personne, pour reprendre l’expression de Marguerite Duras, ou d’a-personne qui culmine dans l’impersonnalité du récit. Je ne voudrais pourtant pas outrer ce trait du fait qu’il n’est d’ailleurs pas définitif, mais transitoire, car la subjectivité n’est pas exactement forclose, mais contenue. Ce qui est tout à fait différent. Elle affleure à divers moments comme par actes manqués réussis, émaillant le cours de la mise en suspension qu’exige la prudente attente de l’oreille amie qui l’accueillerait enfin. Avec Sur la scène intérieure, texte particulier eu égard aux autres, quelque chose de très nouveau bascule. Il devient possible à sa lumière d’interpréter le reste de l’œuvre à laquelle il délivre des clefs. Le sujet tenu longuement à l’écart revient en force pour témoigner de l’heureux échec de son éradication. Son extermination n’a pas réussi. L’on saisit alors que la défection de soi, térébrante dans toute l’œuvre, ne relève pas naïvement d’une simple volonté de distanciation pour mi dire à son propre propos, mais concerne et surtout révèle un rapport très singulier au Réel, profondément nettoyé de la jouissance traumatique. Ce mouvement est inversé par rapport aux clameurs exponentielles qui remontent de toutes parts du sujet contemporain qui démontre ainsi son affinité immense au traumatisme. Cette position de contrepoint, confère aux récits de Marcel Cohen une puissance et une originalité considérables.

 

En exergue du premier volume de Faits, on peut lire de Frank Kafka : « Il court après les faits comme un patineur débutant », vous entendrez tout à l’heure l’importance de ce glissement de patineur ; puis à l’ouverture de Faits II, il nous est dit par la bouche de Walter Benjamin : « Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer », ce qui sous-tend un certain regard scrutateur qui enregistrerait dans un champ d’objectivité ; et enfin en tête de Faits III : « Je dis reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces événements. J’avais perdu le sens de l’histoire, cela arrive dans bien des maladies », La folie du jour de Maurice Blanchot. Il est intéressant de s’arrêter un peu sur cette-dite maladie. Elle cible une affection corrélative de tout parlêtre, elle de structure seulement humaine : la maladie des mots.

 

Nous sommes tous toujours malades des signifiants qui nous échoient. C’est du Symbolique que nous recevons les manifestations nocives. Mais selon une modalité propre à cette dimension, sur le modèle du livre qui fait défaut sur le rayon de la bibliothèque. Notre maladie tient à ce que l’on ne peut pas mieux dire la douleur qu’à travers ce qui se donne dans l’absence de douleur, l’existence ou l’amour, en écrivant leur troublante omission. Telle est la maladie commune qui par le refoulement signifiant institue le symptôme comme s’en saisit la logique freudienne. D’ailleurs, l’analyste n’est-il pas électivement attentif à ce qui fait blanc dans toute narration ? Car c’est bien là que gît la vérité comme trou dans le savoir renvoyant dos à dos, depuis Lacan, savoir et vérité. Marcel Cohen écrit sur ce fragile littoral. Il nous invite à être traversés comme en négatif par tout ce dont il ne rend pas compte et qui par conséquent nous manque cruellement. Ce qui est précieux dans sa démarche concerne l’aridité d’une exigence poussée à la hauteur de l’excellence quasi mathématique de son art. Et le lecteur qui accepte de se prêter à cette épreuve doit s’autoriser à se livrer jusqu’à une forme d’exténuation, non pas la sienne, mais celle du sens.

 

Mais soyons un peu plus précis. En reprenant l’enchaînement des phrases d’allure seulement descriptives des textes, il est notable qu’elles cheminent de proche en proche, d’un détail et d’un fait à l’autre, d’où sans doute la pertinence des titres des ouvrages. Depuis Freud, nous reconnaissons là le déploiement d’une trame faite de déplacements qui correspondent à une progression dite métonymique. De nombreux auteurs peuvent préférer cette loi du langage, même si nous sommes habitués à ce que d’autres œuvres écrites suivent plus volontiers le fil métaphorique. Mais je cite : cette « force mystérieuse lui avait toujours fait défaut » (Faits, p. 19). Une métaphore possède l’avantage d’extraire de l’ensevelissement pulsionnel. Je ne reprendrai pas ici les développements de Lacan sur la métaphore paternelle et le Nom-du-Père. Mais ce que montre Marcel Cohen au fil du texte relève d’un enseignement à l’usage direct des cliniciens : cette fonction décisive métaphorique n’est pas la seule à pouvoir instituer le détachement pulsionnel et permettre qu’il y ait un acte décisif qui se marque donc d’un avant et d’un après, c’est-à-dire d’un changement, voire d’une invention qui s’inscrive dans la subjectivité. Je soutiens avec Marcel Cohen qu’un travail métonymique peut sous certaines conditions parvenir à un but équivalent à celui de la métaphore. Cette voie est peut-être moins flagrante que la précédente, elle n’en est pas moins efficiente. Sans simplification abusive, je voudrais faire entendre comment s’est forgée, au fil de l’écriture dans un labeur colossal, une sorte d’invention inédite. Celle-ci est d’ailleurs applicable à la dynamique de la cure et cela d’autant plus dans un monde qui s’emploie à défier les métaphores conçues comme des reliquats désormais nauséabonds de l’héritage patriarcal. Autrement dit, l’écrit résolument contemporain de Marcel Cohen nous fraie la voie pour rappeler que l’Œdipe et le Nom-du-Père aujourd’hui ne font plus nécessité. Ce qui demeure civilisateur est l’interdit de l’inceste et la manière dont il doit prendre effet.

 

Essayons de déployer cette assertion pas à pas. Il est assez évident que chemin faisant, pour le lecteur comme pour l’écrivain, l’ensemble du texte finit par constituer un lieu familier. Peut-être même par fomenter quelque chose d’un domicile, à plus forte raison quand il aura été perdu. L’écrit parvint aussi à élaborer une temporalité propre, courante, anodine, banale et qui éloigne du présent vécu de l’écrasement historique. De cette manière, le danger du temps présent, tel que brutalement délogé dans l’enfance, a subi un traitement de réhabilitation qui l’inscrit de nouveau aux côtés des autres modalités temporelles qui l’adoptent. Enfin, l’œuvre a également contribué à ce que son auteur se fasse un nom, qui finisse par le représenter sur la scène du monde. Reprenons : consolidation du lieu de l’Autre qui garantisse de sa barre l’humanisation comme manque, résolution des distorsions de la pathologie du temps, fondation d’un nom qui tienne, sont les effets cliniques constatables de ce que l’écriture a pu produire.

 

Détaillons les faits qui y conduisent. Nous l’avons dit, dans les livres de Marcel Cohen, les réseaux de chaînes signifiantes sont construits par ces petits glissements de proche en proche, c’est-à-dire qui restent dans le même champ syntagmatique. Ce mot à mot du signifiant paraît au premier abord conserver un sens explicite déjà là, sans le transcender et plante une sorte de socle de stabilité dans le langage. Mais par la succession habile de ce travail de combinaison, c’est cette fondation qui enfle de livre en livre. Or, contre toute attente, une bouleversante nouveauté a surgi avec Sur la scène intérieure. Là, le « je » a surgi du « il ». Ce livre à part a pu faire, à lui seul, une réinterprétation de tout ce qui avait précédé dans l’écrit. Il n’est pas seulement tentative de reconstituer, comme le signale l’épigraphe discrète de Georges-Arthur Goldschmidt, mais il permet à l’ensemble du parcours d’écriture métonymique de tenir lieu d’une métaphore à portée générale, y compris pour la vie de son auteur. Changement radical sous les bons auspices d’une bifurcation qui fait passer d’une prévalence de l’axe syntagmatique à une authentique réussite qui relève de l’ordre paradigmatique aux effets sémiotiques évidents. Et c’est en ce point que se situe l’un des traits de génie de l’écrivain. Ce qui caractérise un artiste, c’est qu’à son insu, bien que traversé par les tourments du commun, il sait forer des résolutions hors du commun. L’artiste, dans sa pratique, donne à déchiffrer ce que l’on recueille parfois de façon erratique, dans l’obscurité solitaire de la clinique.

 

Au trou de la désolation initiale, celle qui ne s’indexe que d’un silence, peut se substituer dès lors autre chose, qui fasse création, invention, novation. C’est par la persévérance dans la particularité d’une écriture, la constance dans ce que l’on appelle un style et qui fait l’homme que, des années plus tard, il est possible d’affirmer qu’il y a bien eu réparation dans une subjectivité. Ce qui est en délicatesse chez le parlêtre peut trouver une suppléance conquise à la force du poignet, à condition d’y engager le travail des mots et leur intelligence définitive. Vous aurez noté que j’évite ici volontairement le terme de sinthome, car il est si connoté pour nous qu’il nous rend immédiatement sourd et nous précipite dans les impasses de la nosographie. Ce qu’a écrit Marcel Cohen s’est réalisé dans un nécessaire corps à corps avec les mots. Il nous a enseigné comment la vie pouvait être néanmoins rendue possible, quand la racine première, les linéaments initiaux de la métaphore avaient été arrachés par le chaos d’une histoire. Il nous montre comment retrouver la ligne d’horizon, comment inscrire une flèche pour le désir quand la trahison et l’ignominie ont précédé sa mise en place.

 

L’exercice de la sauvagerie, qui est une des caractéristiques humaines, provoque avec la sidération du sujet, son extinction. Il s’agit dans ce cas précis, des conséquences d’une férocité sociale, celle d’être issu d’une lignée désignée comme l’incarnation d’un rebut qui en aura justifié l’immonde liquidation. Absolument impardonnable ! Le dire n’est pas pour autant ramener à une quelconque psychogenèse. Beaucoup de sujets en analyse sont solidaires de l’expérience subie de cette violence faite à l’homme, parce qu’elle excède chez beaucoup la réalité des exactions du nazisme. La famille peut aussi être le lieu du pire. Alors, quel qu’en soit le motif, comment revenir d’une telle néantisation ? À la place de l’anéantissement peut venir se loger la recherche plus ou moins illusoire des preuves de ce qui fut, mécaniquement établir des faits, témoigner malgré tout, dans un temps premier, de sa propre subsistance. En ce sens, les faits avérés donnés dans l’écriture impersonnelle sont plus forts que ce que n’en dira jamais n’importe quelle fiction même plausible parce qu’ils se glissent à la place de ce qui a été. La fiction est étourdissement en ce qu’elle minimise l’ampleur de la perte subie. Certes, en tant que parlêtre nous avons tous affaire à elle, mais à des degrés divers, sur des modes sans doute moins réels que ceux dont témoigne Marcel Cohen, ce qui veut dire peut-être aussi qu’elles sont plus facilement symbolisables. Cette symbolisation appelle l’écart maximum de sens entre signifiants ainsi que l’exige la métaphore, comme le savent si bien les poètes. Marcel Cohen nous démontre que quand cette voie royale s’avère inatteignable, que d’une manière ou d’une autre elle demeure barrée, sous certaines conditions la métonymie peut prendre le relais et la remplacer avantageusement, et d’ailleurs, elle se doit de le faire. Ainsi élève-t-il la métonymie à la dignité de la métaphore, si j’ose dire. C’est à cette lumière qu’il a trouvé à s’éclairer de « l’obscurité originelle » (Faits, p. 22) et, ce faisant, à nous faire partager cette lueur. Car « le chien hurle avec rage en montrant toujours les crocs », et « qui n’aurait besoin d’amour ? » (Faits, p. 13 et 14).

 


[1] Entre autres ouvrages de Marcel Cohen, parus chez Gallimard : Faits. Lecture courante à l’usage des grands débutants (2002) ; Faits, II (2007) ; Faits, III. Suite et fin (2010) ; Sur la scène intérieure. Faits (2013) ; Détails. Faits (2017) ; Détails, II. Suite et fin. Faits (2021) ; Cinq femmes. Sur la scène intérieure, II. Faits (2023).

 

 

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