"Pourquoi ne serait-il pas possible d’écrire une fonction de la jouissance?" Lacan pose la question dans la première leçon d’…Ou pire et ne tarde pas à répondre. Il écrit la fonction Φx et la nomme fonction phallique.
Pourquoi inventer une fonction phallique ? En quoi et comment reprend-elle la fonction du phallus précisée en 1958 dans La signification du phallus ?
Freud avait repéré, après des dizaines d’années de travail, qu’il y a un primat du phallus pour les deux sexes. Il l’avait établi à partir de la prédominance de l’image phallique et avait souligné que l’importance du complexe de castration tient à sa survenue à la phase de primat du phallus.
Avec La signification du phallus il s’agissait de donner raison de la position de Freud contre les objections qui s’étaient rapidement élevées et n’ont pas cessé. L’article faisait valoir la signification et les conséquences d’un tel phallocentrisme. L’accent était mis d’abord sur le caractère non naturel, non biologique, du complexe de castration et ensuite sur la nécessité de penser la fonction du phallus hors du registre de l’imaginaire. De situer le phallus comme un signifiant, un signifiant ne jouant son rôle que voilé.
La signification du phallus a été prononcée en allemand, son titre le plus significatif est le titre allemand : Die Bedeutung des Phallus. Bedeutung se traduit par signification, mais aussi, dans le contexte de la logique et en référence à Frege, par dénotation (l’article de Frege Sinn et Bedeutung est traduit par Sens et dénotation). Frege avait remarqué que la dénotation n’est jamais donnée en pleine lumière. Lacan dit qu’au dernier terme les métonymies et métaphores n’ont qu’une Bedeutung : le phallus. Le langage ne dénote que ce signifiant voilé (précisément : originairement refoulé). Parce qu’il est dénoté par le langage, le phallus a le pouvoir de signification.
Dans …Ou pire la question mise en relation avec le phallus n’est plus celle du désir, c’est celle de la jouissance. Mais le combat reste le même. Il est contre le recours à l’explication par "la nature" et contre l’empire de l’imaginaire phallique et du sens phallique qu’il détermine.
Dans la première leçon de ce séminaire Lacan s’attaque à deux "erreurs" dénommées l’homoinzune erreur et l’erreur commune. C’est d’abord contre elles, qu’est dirigé son effort pour constituer une logique inédite, en partant de l’écriture de la fonction phallique.
Pour faire valoir que l’assomption du sexe n’est pas un phénomène "naturel", l’article de 1958 se contentait de rappeler une vérité freudienne : cette assomption passe par le complexe de castration.
La tendance à l’oubli est forte et la première leçon d’…Ou pire va revenir plus longuement sur ce point.
L’année précédente (D’un discours qui ne serait pas du semblant, 20 janvier 1971) à propos des travaux de Stoller sur le transexualisme, Lacan ironisait sur l’émerveillement de certains psychanalystes constatant que les garçons et les filles diffèrent déjà avant la phase phallique. Il y voyait la satisfaction de découvrir à l’origine de la différenciation sexuelle une phase qui ne serait pas prise dans le complexe de castration et qui serait donc non conflictuelle.
Freud n’avait pas manqué de noter (Trois essais sur la théorie sexuelle) que les prédispositions masculine et féminine se reconnaissent aisément chez l’enfant. Mais il en rendait compte par un refoulement plus marqué chez la petite fille dont la sexualité, précisait-il, gardait encore son caractère premier entièrement masculin.
Sur quels critères distingue-t-on chez les petits enfants la masculinité ou la féminité? Lacan remarque que c’est sur leur apparente conformité à ce qu’ils seront… lorsque le complexe de castration aura exercé ses effets ! Le complexe exerçant ses effets chez ceux qui les distinguent, et ayant déterminé la façon dont les parents ont traité ces enfants, on ne peut guère soutenir l’existence d’une phase du développement qui soit non conflictuelle.
Aussi l’important n’est-il pas qu’on les distingue car cela ne témoigne pas d’une identification sexuée.
L’important est qu’eux se distinguent comme hommes ou femmes. Ce qui ne pourra se faire que par rapport à l’autre sexe dont les individus vont symboliser la jouissance qui échappe.
"Pour les hommes, disait Lacan dans D’un discours…, la fille c’est le phallus et c’est ça qui les châtre; pour les femmes, le garçon c’est la même chose et c’est ça qui les châtre aussi".
Pourquoi parler d’une "homoinzune erreur" ?
L’erreur est de situer la "nature" comme l’ordonnatrice première du développement sexuel. D’une part nous n’avons d’accès à la nature que par des discours. D’autre part la clinique montre que la sexuation dépend du complexe de castration.
Cette erreur est l’au-moins-une qui assure l’ancrage des autres dans le "naturel". L’idée que la nature est à l’oeuvre soutient celle d’une complémentarité des sexes et d’un rapport sexuel. Cela nie l’altérité introduite par la parole, d’où, semble-t-il, l’écriture "homo".
L’ homoinzune erreur est probablement l’erreur la mieux partagée, à égalité peut-on penser entre hommes et femmes.
Dans le champ analytique la théorisation de Jones qui veut restaurer, comme plaisante Lacan, "l’égalité des droits naturels", en est une manifestation patente. Au point qu’elle ferait penser qu’il serait aisé d’y échapper. Mais ne pas partager cette erreur c’est accepter que l’organisme du "parlêtre" est radicalement dénaturé par le signifiant et les conséquences qui en découlent.
D’un point de vue scientifique, le naturel se définit aujourd’hui comme le biologique. L’analyste, qui ne peut se référer à la nature peut-il se référer à un "réel biologique"? Lacan répond que non: "c’est le fruit de la science qui s’appelle biologie, le réel est autre chose, c’est ce qui commande toute la fonction de la signifiance" (…Ou pire, 15 décembre 1971). Ce n’est pas méconnaître l’importance de la génétique et de l’anatomie dans la détermination du sexe que de rappeler cette position nécessaire à la pratique analytique.
C’est celle qui "ne voit pas que le signifiant c’est la jouissance et que le phallus n’en est que le signifié".
"Le signifiant c’est la jouissance". L’assertion embarrasse par l’équivalence entre signifiant (symbolique) et jouissance (réel).
S’agit-il du signifiant en général? Il s’agit plutôt, pensons-nous, du signifiant voilé, celui qui ne peut être nommé sans cesser d’exercer sa fonction. Mais qui peut être écrit: Φ.
Dans le séminaire précédent, D’un discours… (20 janvier 1971), Lacan disait d’abord : "le phallus est la jouissance sexuelle en tant qu’elle est solidaire d’un semblant".
Et peu après : "le réel de la jouissance sexuelle en tant qu’elle est détachée comme telle c’est le phallus". Φ est le réel de la jouissance sexuelle, ce qu’elle a d’impossible.
"Le phallus n’en est que le signifié". Cette assertion peut déconcerter car elle semble en contradiction avec la définition, qu’on peut dire canonique, du phallus comme signifiant sans signifié. Elle est éclairée par ce qui a été dit le mois précédent: "Ce qui s’édifie du terme de phallus est ce qui désigne un certain signifié, un signifié d’un certain signifiant parfaitement évanouissant" (Le savoir du psychanalyste, 4 novembre 1971).
Lacan avance ici que ce que nous appelons couramment "phallus" est un signifié. Un signifié édifié comme défense contre le fait que Φ est évanouissant, sans signifié.
Il ne parle pas comme dans D’un discours… de semblant phallique (c’est-à-dire de signifiant) solidaire de Φ. Il lui importe, pensons-nous, de faire valoir que ce que nous nommons "phallus" n’est pas un signifiant (comme l’était sans doute le phallus dévoilé à des fins d’initiation dans les Mystères antiques).
Ce n’est pas un signifiant parce qu’il garde toujours le même sens : le "bon" sens phallique. C’est un signifié "global, massif" : l’axe d’un monde conçu comme Un.
L’erreur commune est de le prendre pour un signifiant, d’en faire le signifiant qui nous commande, le signifiant maître. Cette erreur soutient l’idée d’une jouissance unique. Le féminin est nié ou reste une énigme qui n’a d’intérêt qu’en tant qu’objet du fantasme masculin. Dans De l’amour, que Lacan admirait, Stendhal dit que l’erreur commune est d’en agir avec les femmes comme avec les hommes.
Le psychanalyste prisonnier de cette erreur est comparé à Ulysse qui demande à être lié au mât. A Ulysse les sirènes promettaient de faire entendre "tout ce que voit passer la terre nourricière", un savoir total. Peut-être l’analyste attaché au mât-phallus fonctionne-t-il comme si l’inconscient était un savoir sans faille, renfermant déjà la solution à ce qui ne va pas dans le sexuel, une solution qui serait simplement recouverte ou entravée. Ce qui lui est seriné à longueur de séance a beau témoigner véridiquement de l’absence de rapport sexuel, il ne le tient pas pour l’indication d’un réel. Ulysse, disait Blanchot, était un grec de la décadence qui jouissait des sirènes sans prendre de risques et sans en accepter les conséquences.
La règle que Lacan énonce : qu’hommes et femmes se débrouillent comme ils pourront, ne dit pas que l’analyste s’en lave les mains, elle tend à favoriser leur éventuelle invention à partir d’un repérage du réel du non rapport sexuel.
Dans La signification du phallus Lacan parlait de l’"accès du sujet" au phallus signifiant du désir, sans préciser comment se fait cet accès. Quel mode d’accès un sujet a-t-il à Φ, signifiant voilé, évanouissant, jouissance réelle, inaccessible en son fond ?
Dans la pratique on se demande souvent quel est le rapport d’un sujet (au sens courant du terme) à la jouissance. Rigoureusement parlant un sujet n’est que représenté, donc si "accès" il y a à Φ, il ne peut se faire que par les signifiants qui représentent ce sujet.
On voit dans…Ou pire que cet accès se fait par l’inscription de signifiants dans la fonction phallique Φx . L’écriture de la fonction est celle de Frege : une fonction insaturée où viennent à la place vide, comme variables ou arguments, les signifiants qui représentent le sujet, ces signifiants étant liés par un quanteur. La négation du quanteur universel permet d’écrire le "pas-tout" phallique.
Les signifiants, les x, vérifient ou non la fonction. La jouissance atteinte par ceux qui la vérifient est dite phallique, marquée par la castration.
Elle est commune aux deux sexes. Mais cette écriture permet de montrer qu’elle n’est pas la seule jouissance. Dès lors que pas-tous les signifiants vérifient la fonction Φx, la possibilité d’une autre jouissance est ouverte. Autre jouissance que l’erreur commune, l’attachement au signifié phallique "global", masque.
Concluons sur la question posée dans la première leçon d’…Ou pire : comment hommes et femmes se distinguent-ils par rapport à l’autre sexe et assument ainsi le leur ?
Dans La signification du phallus Lacan disait que le rapport au phallus des hommes et des femmes s’établit différemment, avec cette conséquence que dans la parade sexuelle typique l’homme "l’a" et la femme "l’est".
…Ou pire précise que cet "être" et cet "avoir", par lesquels on fait signe à l’autre sexe, dépendent de l’inscription dans la fonction Φx.
On "a" l’instrument de la jouissance phallique (l’organe devenu un signifiant) si on est tout dans la jouissance phallique, donc au prix de la castration.
On "est" le signifiant au-delà du voile si on est pas-tout dans la jouissance phallique, donc au prix d’une division avec l’autre jouissance.