Préparation au séminaire d’été 2024-2025
Étude du séminaire, L’Acte psychanalytique
Mardi 7 janvier 2025
Président-Discutant : Cyrille Noirjean
Marco Isaia[1] : Leçon VII du 24 janvier 1968.
Permettez-moi de remercier tout d’abord Cyrille, Cyrille Noirjean pour cette invitation ce soir à Fabrizio [Gambini] et à moi. L’occasion est riche en effet pour mettre au travail ce que nous avons lu et discuté jusqu’ici en Italie par rapport au séminaire sur L’acte analytique, notamment entre les groupes de travail ALI de Naples et de Turin. Or, comme il s’agit d’une sorte de travail de cartel ce soir, même si plutôt élargi, je me permets de vous présenter des considérations réfléchies, certes, relues aussi, mais plutôt d’ordre intuitif, libres, pas encore strictement étoffées si vous voulez… Dans ce sens j’aborderai et je développerai un peu, alors, des points divers de cette leçon qui m’ont interpellé. Laissez-moi vous dire aussi, par rapport au travail mené jusqu’ici, qu’en lisant avec les collègues italiens le texte du séminaire en français, l’acte d’une traduction n’est pas toujours évident mais il se prête particulièrement – certainement comme d’autres – à devenir un acte, au sens proprement analytique, et il s’inscrit bien d’ailleurs dans la visée du séminaire d’hiver de cette année, auquel nous aurons le plaisir d’assister à la fin du mois – Je vous en rappelle le titre : « Y a-t-il une voie royale pour la formation des psychanalystes ? ».
« Particulièrement important pour les psychanalystes » – L’acte analytique est un séminaire voué à la transmission, il semble être en quelque sorte consacré à cette tâche et il précède le séminaire L’envers, qui se tiendra l’année suivante et qui aura cette même aspiration : « c’est discours fait sur la psychanalyse, s’adresse aux psychanalystes » – dira dans ce même paragraphe, la leçon VII à l’étude ce soir, Lacan. L’année durant laquelle il est tenu, 1968, n’est d’ailleurs pas anodine non plus par rapport à cette question de la transmission. Si on concorde alors aisément sur ce premier point, vous auriez été peut-être également interpellés, autant que moi, par un second point. Sans doute moins affiché, moins déclaré que le premier. Il s’agit d’un passage particulier. En effet au début des lignes de cette leçon (p. 106, version de l’ALI) ce qu’on peut constater et qui m’a marqué (et ça l’a été bien-sûr seulement à une deuxième, troisième lecture du texte), c’est le moment où Lacan prévient tout le monde de son absence, le 31 janvier. Dans ce passage du texte il dit qu’il ne sera pas là à la première date des séminaires fermés, et, dit-il « je demande maintenant – au Docteur Melman qu’il soit là pour ordonner cette rencontre ». Or, il faut bien souligner qu’apparemment, c’était justement à partir de l’idée de Ch. Melman, sur son initiative, qu’il y aura bien ces nouveaux types de rencontres fermées, ces nouveaux formats des séminaires, qui auront d’ailleurs la spécificité de mettre un peu plus au travail le public d’auditeurs, autrement dit de les faire bosser sur les séminaires, puisqu’il s’agira désormais d’envoyer, au préalable, des questions, des réflexions, des écrits sur les sujets traités les jours des séances, soit à [Ch.] Melman soit à Lacan, pour enfin avoir le droit d’assister aux séances fermées du séminaire. Il y aurait donc une sorte « d’élite » – c’est Lacan qui l’appelle ainsi non sans une note de moquerie – qui risque de se former au sein de l’auditoire (n’oublions pas, encore, que ce séminaire est adressé aux psychanalystes mais, en même temps, le séminaire de Lacan était suivi par un public très varié formé par des philosophes, des linguistes, des étudiants, des curieux et d’autres). Il y a là alors d’emblée une question qui m’est venue, question peut-être sans trop d’importance et d’ordre plutôt intuitif que formalisée, et vous me pardonnerez pour cela mais c’est justement à partir de cette question que je vous propose d’ouvrir ce soir notre lecture, nos échanges. La question est la suivante : – s’agit-il là d’un acte analytique de la part de Lacan ?
Autrement dit, à sa façon, comme ça, est-ce-que, mine de rien, nous avons là affaire, par le biais de cette absence programmée, à un coup, à une tournure, à une sorte de manière de manquer pour venir transmettre quelque chose qui est difficile à transmettre autrement qu’à travers un acte. Enseigner donc et faire enseigner… question qui retombe à ce moment sur [Ch.] Melman. (Puisqu’en plus, il le lui demande à l’instant, devant tout le monde… sans le prévenir. Je renouvelle alors ma questions – avons-nous là affaire à un acte, au sens analytique ? Acte qui concernerait, bien entendu, entre autres une transmission ?). Pour conclure cette brève introduction et en allant toujours dans cette même direction je vais me limiter à faire remarquer ici, que seulement quelques semaines auparavant, Lacan, dans sa leçon du 10 janvier 1968 observe que l’acte analytique a nécessairement affaire avec l’arché, autrement dit avec l’origine, le commencement, le début de quelque chose. Toute cette leçon tourne notamment autour de la chute du sujet supposé savoir et par conséquence, à la comparse de l’objet a dans le champ du sujet. Fabrizio [Gambini] nous parlera plus tard justement de cette question, de cette sorte de manœuvre si on peut l’appeler ainsi… Mais si on s’en tient à cette espèce de passage de consigne, à cette relève de témoin entre Lacan et [Ch. ] Melman, pas trop cachée non plus, il devient alors curieux de lire l’épisode que je viens d’épingler, à la lumière d’un anecdote que Lacan raconte toujours dans la leçon du 10 janvier, par rapport au monsieur qui se présente à la porte, celui du : – « Monsieur n’y est pas… », Lacan fait ici remarquer que : « ce un Je n’y suis pas en tant qu’il se dit, c’est bien cela qui fait son importance. » Comme il ne manquera pas de nous faire remarquer, tout ça, le fait de pouvoir s’absenter, a également affaire avec la question de la résistance, et notamment de la résistance chez les analystes. Lacan dira un mot là-dessus lors de cette leçon… – mais ce n’est pas le point sur lequel je veux m’arrêter pour l’instant. Je veux m’arrêter, et ça ne vous étonnera pas, au Rubicon…
Eh bien oui, parce que l’histoire du Rubicon reprise par Lacan dans ce séminaire à plusieurs reprises, est fort intéressante. On en a discuté dans notre groupe de travail à Turin. Le Rubicon, la façon de dire qui le concerne, eh bien, il est important qu’il puisse se dire, pas tellement, en fin, qu’il ait été effectivement fait, franchi, ce fleuve, par César… En ceci on voit bien qu’un acte n’est pas une action. Autrement dit, il ne s’agit pas simplement d’un geste. Là où pour un geste il suffirait justement une seule personne, un seul instant – pour un acte, il faut être au moins deux, voire trois en quelque sorte… ou bien au moins un deuxième temps – « Je n’y suis pas, en tant qu’il se dit… et c’est bien cela son importance » ! « Alea iacta est !» on dit désormais à propos de l’anecdote du Rubicon, tirer en somme quelque chose du chaos, du hasard. C’est y reconnaître une répétition, mais surtout, la présence d’un tiers…
Cela dit, je voudrais vous proposer de nous arrêter un instant sur un autre point intéressant de cette leçon. Vers le fond de son exposé, Lacan met également en évidence que Le faire du psychanalyste, c’est un fait de pure parole, je le cite – « mais ce qu’on n’aperçoit pas, c’est que c’est justement parce que c’est un fait de pure parole qu’il se rapproche de l’acte par rapport à ce qui est du faire commun ». Comme on vient de le dire, dans ce sens franchir le Rubicon, ne serait pas un acte au sens analytique, tout simplement, tant qu’il ne pourra pas, en quelque sorte, être dit. Et une fois dit, il devient ainsi même une simple façon de dire, sans plus de sujet. Or, qu’est-ce justement que cette pure parole dont il parle ici Lacan ? En quoi consiste-elle, si on peut s’exprimer ainsi ? Je vous le demande ? Et je me le demande… En tous les cas, en essayant de me démêler avec cette définition, cette « pure parole » d’analyste épinglée par Lacan m’a rappelé de façon encore intuitive, toujours, un autre passage, une autre définition en quelque sorte similaire – « Un analyste serait-il quelqu’un qui saurait se servir d’un discours sans parole ? » – c’est ici bien évident le renvoi au séminaire sur L’Envers [de la psychanalyse] mis à l’étude l’année dernière… Je vous demande alors encore quelques minutes pour reprendre cette notion, d’un discours sans parole, qui me semble proche de la pure parole d’analyste dont parle Lacan dans cette leçon, et conclure ainsi cette petite présentation avec une intervention de Pierre Arel, qu’on a eu le plaisir d’avoir parmi nous, à Savigliano, le 19 octobre dernier lors d’un séminaire. Son intervention s’intitulait – « Sommes-nous mal barrés ? » et je vais vous en lire un petit bout en guise de conclusion :
« (…). Le père réel n’est sûrement pas un législateur, quelqu’un qui prononcerait la loi à tout bout de champ comme ça se fait dans les régimes autoritaires particulièrement. C’est plutôt quelqu’un qui saurait se servir d’un discours sans parole[2]. (…) Ceci m’évoque ce que l’on pourrait appeler une séquence clinique. C’est un jeune homme qui est un peu désœuvré, et avec ses copains, pris dans la même situation, pour tromper l’ennui ils vont commettre quelques délits, ce qui les amène au poste de police. Il est mineur, si bien que son père est convoqué pour venir le chercher. Ce qu’il fit, mais en silence. Durant leur retour à la maison, il ne faisait aucun doute que le père était très mécontent, mais il n’a pas prononcé un mot. Plus tard, son fils lui sera très reconnaissant de ce silence. La suite nous enseigne sur ce que ce fils a pu faire du silence de son père. Peu après, durant la deuxième guerre mondiale, il déserte du service du travail obligatoire et va vivre pendant deux ans dans la clandestinité. Durant cette clandestinité, lui qui n’avait pas fait d’études va fréquenter tous les jours la bibliothèque du quartier où il se cache pour lire les poètes et il va se mettre progressivement à écrire lui-même de la poésie. Quelques trente ans avant que Lacan fasse remarquer que nous ne sommes pas pouâtassez, et que nous avons autant de parenté avec un pouâte qu’avec nos parents, cet homme, du fond de sa solitude, a trouvé l’opportunité de se mettre à inventer des signifiants nouveaux qui soient dégagés du sens, c’est-à-dire des signifiants nouveaux qui ont des effets dont celui de nous extraire des passions de l’être et du syndrome ordinaire du mur mitoyen. Pour notre plus grande chance cet homme a pu saisir l’opportunité de nous faire partager ses inventions, et en particulier pour les gens de ma génération dont l’enfance a pu bénéficier de sa poésie au quotidien. Cet homme dont je parle, Georges Brassens, a chanté le droit de prendre des chemins qui ne mènent pas à Rome, de ne pas mourir pour des idées, et d’assumer que son désir soit causé par une femme dont les sabots sont crottés ou encore par une emmerderesse. Nous répétons que l’artiste peut précéder le psychanalyste, et avec Brassens nous avons là un exemple précieux de quelqu’un qui a pu s’adresser à ses contemporains et soutenir notamment, dans une langue qui tout en respectant le déjà-là des inventions langagières qui l’ont précédé, et la pudeur de ses auditeurs, a pu produire des effets. Je vous ai donné cet exemple du père de Georges Brassens qui est allé chercher son fils au commissariat et qui est resté silencieux, s’abstenant notamment de toute leçon de morale. L’analyste ne fait pas autre chose que d’offrir son silence pour que l’analysant puisse dévider son propos, c’est-à-dire le déplier jusqu’à en faire apparaître le vide central par la saisie des ratages dans sa visée de maîtrise. »
Jusque à la comparse plus ou moins heureuse, j’ajouterais, de l’objet a dans le champ du sujet. Mais là-dessus, on écoutera volontiers Fabrizio [Gambini].
[1] Psychologue et psychanalyste, Ph.D. en psychanalyse et psychopathologie de l’Université Paris Diderot Sorbonne.
Prof. psychologie dynamique IUSTO et UniTO Turin.
[2] On pourrait déjà se demander, ici, si un discours sans paroles serait un acte ?