Leçon VI du 17 janvier 1968
17 décembre 2024

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Fernanda LEITE MACHADO
Préparation au séminaire d'été

Préparation au séminaire d’été 2024-2025

Étude du séminaire, L’Acte psychanalytique

Mardi 17 décembre 2024

Président-Discutant : Pierre-Christophe Cathelineau

Leçon VI du 17 janvier 1968

Fernanda Leite Machado

 

 

   Lacan commence cette leçon en annonçant qu’il avait deux ambitions en parlant de l’acte psychanalytique, une longue et une courte, « mais forcément la courte est la meilleure », dit-il. La longue serait d’éclairer ce qu’il en est de l’acte. La courte, c’est de savoir en quoi est l’acte du psychanalyste. En fait, nous allons voir que l’acte psychanalytique vient interroger la notion même d’acte. Même si le centre d’intérêt est la question de l’acte psychanalytique, la question de l’acte est présente et peut-être abordée d’une façon nouvelle et inattendue par la psychanalyse. Lacan termine la leçon en évoquant le wo Es war, soll Ich werden freudien, et propose le changement du soll par muss comme la nouvelle forme d’interroger ce qu’il en est, en notre époque, du statut de l’acte.

   Lacan affirme que l’histoire de l’acte a tourné autour d’un « agir selon sa conscience » et il pose la question « agir selon sa conscience, mais devant qui ? ». Il semble que cette conception traditionnelle de l’acte exclut la dimension de l’inconscient et également de l’Autre. L’acte psychanalytique réinterroge ce point autour de quoi se pose la question de l’acte, puisque dans l’acte psychanalytique la dimension de l’Autre n’est plus éliminable. Au bout de l’opération, « […] le sujet s’est réalisé, dans sa castration, par la voie d’une opération logique, voie aliénée, remet à l’Autre, se décharge […] ». Le transfert est une des opérations du tétraèdre que nous propose Lacan – il nous présente une triple opération : aliénation, vérité et transfert.

   L’acte est aussi, selon Lacan, traditionnellement considéré comme l’acte d’un sujet exemplaire, de l’acte méritoire, du plutarquisme (Plutarque, environ 42-125), acte d’un sujet imbu d’estime de soi. « En sommes-nous si distanciés ? », demande Lacan. Et la question de l’acte est ainsi reprise par la psychanalyse aussi du côté du sujet, mais du sujet grammatical – ce qui nous impose « la plus rude discipline » de ne tenir pour sûre que cette dimension du sujet grammatical. Dimension de la grammaire qui est présente dans le fantasme, qui peut être dominé littéralement par une phrase qui ne se soutient pas autrement que de la dimension grammaticale : « On bat un enfant ». Il n’y a pas de métalangage, il n’y a pas un au-delà du langage, la logique est présente dans le langage.

   La triple opération aliénation – vérité – transfert tourne autour de cette logique du langage, du mouvement d’un dire dans l’analyse. Dans le séminaire précédent, La logique du fantasme, Lacan avait interrogé cette triple opération à la manière d’un groupe de Klein, qui – pour le dire très brièvement (Marc Darmon va nous en parler) – a comme caractéristique que tous ses éléments peuvent se transformer dans tous les autres à travers une seule opération. C’est ce que le tétraèdre semble nous montrer, même si c’est « par une sorte de tentative d’essai, de divination, de risque », comme nous dit Lacan. Dans la leçon précédente du séminaire sur l’acte, il dit qu’il s’agit de « la moitié d’un groupe de Klein » en raison des indications vectorielles présentées, puisqu’il n’y a pas l’opération retour. Mais laissons pour l’instant le groupe de Klein et revenons à la question du sujet grammatical.

   La psychanalyse part du sujet grammatical pour le subvertir et ainsi elle peut réinterroger la fonction de l’acte d’une façon nouvelle, à travers l’acte psychanalytique. Le sujet grammatical semble être de la même structure du hupokeimenon grec, qui peut être traduit par « fondement », « substance singulière », « ce qui rassemble tout sur soi », « ce qui sous-tend ». Dans le séminaire ultérieur, D’Un Autre à l’autre, Lacan va dire que « ce sujet grammatical […], si difficile à bien cerner, n’est que la place où quelque chose vient à se représenter ».[1] Dans plusieurs ouvrages[2], Heidegger, un philosophe d’importance pour Lacan, nous rappelle que le mot subjectum est la traduction latine du terme grec hupokeimenon. Dans l’Antiquité, dit-il, le hupokeimenon, le fondement, désignait tous les étants : plantes, animaux, pierres. Tout étant était « sujet » et ce terme n’avait pas un rapport avec le « je » ou avec l’homme. C’est avec Descartes que le « sujet » devient le « je », il devient ce sur quoi tout se fonde, le « je » devient le sujet insigne, par rapport auquel les autres choses se déterminent comme telles.[3] L’homme s’extrait de la soumission au discours religieux et devient, avec Descartes (pas seulement), celui qui se soumet à soi-même, qui cherche par soi-même la vérité et qui se met à occuper la place de fondement.

   Dans cette leçon de L’acte psychanalytique, Lacan dit que ce n’est pas par hasard, jeu scolaire, qu’il se réfère au cogito cartésien. « C’est qu’il comporte en lui cet élément particulièrement favorable, à y reloger le détour freudien ». Il avait déjà dit, dans le Séminaire XI, qu’il a fallu qu’il y ait le sujet cartésien pour que, à un autre moment, le champ freudien puisse émerger.[4] Dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan marque que sur ce point inaugural de Descartes « quelque chose est fondamentalement méconnu et dont le retour constitue l’essence de la découverte freudienne »[5]. Ainsi, il a fallu que l’homme quitte cette place de soumission et vienne occuper une place de maîtrise, de contrôle, de pouvoir et d’auto-assurance (la raison) pour que surgisse alors la psychanalyse avec Freud et en faire une tout autre chose. Comme Lacan le dit dans La logique du fantasme, « […] il ne pouvait même se concevoir […] une découverte de ce qu’il en est de l’inconscient, avant l’avènement, la promotion inaugurale du sujet du cogito en tant que cette promotion est coextensive de l’avènement de la science ».[6] Dans Encore, Lacan dit que « nous avons » sensiblement modifié la substance pensante et que depuis ce « je pense », « nous avons eu un pas à faire », c’est-à-dire, celui de l’inconscient. Le pas de l’inconscient n’aurait pu être fait qu’après l’évènement du cogito cartésien. C’est à partir du « je pense donc je suis » cartésien que l’on a pu, à travers le pas de Freud, constater que le sujet n’est pas celui qui pense, mais celui que « nous engageons à… » pas-tout dire et à dire des bêtises.[7]

   Nous avons à faire, dans notre pratique, avec ce sujet du cogito, sujet de la pensée qui vient de rejeter tout savoir. C’est ce que Lacan nomme comme l’acte cartésien, la mise en suspens de tout savoir possible – et c’est cet acte-là qui assure le « je ». Descartes s’est imposé la discipline de considérer comme faux tout ce qu’il ne peut démontrer être vrai. Et, bien que loin d’être un iconoclaste, il remet en question, par cet acte, tout le savoir de la tradition, de ses maîtres. Dans le séminaire XI, Lacan utilise le mot « ascèse » pour parler de la certitude cartésienne et observe qu’elle doit être sans cesse répétée, qu’elle n’est pas garantie une fois pour toute. Descartes annonce sa méthode dans la Première Méditation : « je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions ».[8] Dans le séminaire L’Identification, Lacan parle du caractère évanescent du « je » inauguré par Descartes et dit que le véritable sens de la première démarche cartésienne, c’est de s’articuler comme un « je pense et je ne suis »[9]. Ce moment de suspension semble durer plus ou moins jusqu’au début de la Méditation Seconde, lorsqu’il est alors interrompu fondamentalement par la garantie donnée par Dieu, qui est bon et « vérace », présente dans la Méditation Troisième.

   Lacan nous dit dans cette leçon que la suspension du savoir/sujet supposé savoir peut-être retrouvée également chez Hegel, même si dans ce cas, à la fin de l’aventure, le sujet est destiné à nous donner le savoir absolu. Il repère le savoir de la mort dans la mythologie de la lutte à mort de pur prestige comme une forme extrême, radicale, de la mise en suspens du savoir. Et c’est ce savoir de la mort qui fonde le statut du maître, il se constitue dans la mesure où il renonce à la jouissance pour se faire sujet de la mort. Dans la Phénoménologie de l’esprit, il y a un passage de la position de « lutte à vie ou à mort » à celle de « maître-esclave ». Après la lutte, lors de laquelle aucun des deux ne doit mourir, l’un devient le vainqueur et l’autre, le vaincu. Il ne sert à rien, pour l’homme de la lutte, de tuer l’adversaire. « Il doit le supprimer dialectiquement. C’est-à-dire qu’il doit lui laisser la vie et la conscience et ne détruire que son autonomie ».[10] Il doit le subjuguer. « L’esclave est l’adversaire vaincu, qui n’a pas risqué sa vie jusqu’au bout, qui n’a pas suivi le principe des maîtres : vaincre ou mourir. Il a accepté la vie concédée par l’autre. Il a préféré l’esclavage à la mort”.[11] Il n’a pas renoncé à la jouissance. Lacan mentionne un « paradoxe inexpliqué » chez Hegel, puisque la Phénoménologie montre que c’est au maître que la jouissance ferait retour de cet Aufhebung.[12]

   Descartes et Hegel, chacun à sa manière, chez l’un le rejet du savoir, chez l’autre le savoir de la mort, quoi qu’il en soit, c’est à cette même place que vient l’objet a, dit Lacan. L’objet a – la réalisation de cette sorte de désêtre qui frappe le sujet supposé savoir dans une cure. Lacan caractérise l’acte psychanalytique aussi comme le support donné au sujet supposé savoir – mais l’analyste sait qu’il n’est pas le sujet supposé savoir. Ce support, le support du transfert, c’est ce qu’instaure l’inconscient, inconscient qui n’est pas là donné ni caché, implicite, obscurci, mais est dynamique, dépend de cet acte, qui peut-être n’est pas l’acte de l’analyste, mais « analytique », c’est-à-dire, un mouvement qui se joue logiquement dans un certain espace et un certain temps, comme le tétraèdre semble montrer. Ainsi, peut-être que nous ne pouvons pas si aisément situer certaines opérations exclusivement du côté de l’analyste et d’autres exclusivement du côté de l’analysant. En ce qui concerne le sujet supposé savoir, par exemple, il me venait toujours à l’esprit les passages du séminaire L’envers de la psychanalyse, que nous avons travaillé l’année dernière, où Lacan situe le sujet supposé savoir du côté de l’analysant.

   Néanmoins, il y a, bien sûr, le rôle du psychanalyste, que Lacan situe du côté de l’intervention signifiante, d’être capable de cette immixtion signifiante qui n’est susceptible d’aucune généralisation qui puisse amener à un savoir. D’ailleurs, Lacan situe l’acte psychanalytique dans le champ de cette intervention signifiante – l’acte est un dire. Il pose la question de quel serait l’éclairement de son acte. Dans la mesure où il a déjà parcouru le chemin qui permet cet acte, il est lui-même la vérité de cet acte.

   Ce mouvement que Lacan essai de nous montrer part du point de l’aliénation, du sujet naïf par rapport à sa propre aliénation. Et Lacan va nous dire que la tâche analytique, c’est comme la tâche d’une pensée qui implique déjà cette destitution du sujet, et qui mène à un « je pense qui prend justement tout son accent, de ce qu’il sache le ‘je ne pense pas’ inhérent au statut du sujet ». Une pensée donc qui admet « cette vérité foncière du ‘je ne pense pas’ », pensée de l’association libre, « qu’il ne cherche pas à savoir s’il y est ou non tout entier comme sujet ». Cette opération n’est donc d’aucune façon l’élimination du « je ne pense pas », mais une autre expérience, et j’aurais tendance à dire expérience différente de l’aliénation du point de départ. Mais Lacan affirme que « La fonction de l’aliénation du départ se retrouve à la fin égale à elle-même, en ce sens que le sujet s’est réalisée, dans sa castration, par la voie d’une opération logique, voie aliénée […] ». Réalisation comme telle du manque phallique – « je ne suis pas ».

   Ainsi, d’une certaine façon, la fin est déjà là au départ. Au bout de la tâche analytique, la perte va être réalisée autre part, au niveau du desêtre du sujet supposé savoir. Le desêtre comme un résultat de cette opération logique, de ce mouvement.  De cette aventure où espace et temps, départ et fin, sont subvertis, et dans laquelle analysant et analyste peuvent se laisser ou non embarquer.

 

 


[1] Lacan, J. D’Un Autre à l’autre. Leçon du 11 décembre 1968.

[2] Par exemple, dans Nietzsche II, Qu’est-ce qu’une chose ? et L’époque des conceptions du monde.

[3] Heidegger, M. Nietzsche II. Trad. Pierre Klossowski, Éditions Gallimard, Paris, 2014, p. 115.

[4] LACAN, J., Les fondements de la psychanalyse. Leçon du 5 fevrier 1964.

[5] Id., Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Leçon du 16 juin 1965.

[6] Id. La logique du fantasme. Leçon du 14 décembre 1966.

[7] Id. Encore. Leçon du 19 décembre 1972.

[8] Descartes, R., « Méditations », in Œuvres et Lettres, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1953, p. 267.

[9] Lacan, J., L’Identification. Leçon du 22 novembre 1961.

[10] Kojève, A. Introduction à la lecture de Hegel. Introduction (p. 20 de l’édition brésilienne).

[11] Ibid., p.21.

[12] Hegel. Phénoménologie de l’esprit. Chapitre IV ; A – Indépendance et dépendance dans la conscience de soi : domination et servitude (pp. 147-8 de l’édition brésilienne).