Leçon IX du 7 février 1958
04 février 2025

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Valeria SCHIAVONE
Préparation au séminaire d'été

Préparation au séminaire d’été 2025

Étude du séminaire, L’Acte psychanalytique

 

Mardi 4 février 2025

Présidente – Discutante : Thatyana Pitavy

Valeria Schiavone : Leçon IX du 7 février 1958

 

 

Le sujet de l’acte et son universalité

 

Je me suis interrogée sur ce que je pouvais partager de ces trois dernières années de recherche assidues autour de l’acte, commencée formellement lors d’un cycle d’études organisé par l’IRPA et l’Ali de Rome, continuée au sein du Cartel et plus récemment reliée fortement eux réflexions suscitées par la publication du livre de Recalcati sur la clinique des organisations « Le vide et le feu ».

 

J’ai décidé de rester tout près de la leçon du 7 février et de l’utiliser comme fil rouge de ma pensée. Notre Cartel se posait la question s’il y a acte analytique en dehors de la cure. Cela m’avait amenée à lire mon expérience de clinique des organisations comme intervenante au sein de ma propre coopérative et ailleurs. Il en émergeait déjà la nécessité de réfléchir sur la nature de l’acte en tant que tel que nous découvrions comme un lieu tout particulier à la fois destituant et fondant le sujet.

 

La lecture du séminaire XV et tout spécialement de cette leçon a confirmé une intuition qui est devenue une évidence : tout ce que Lacan élabore autour de l’acte psychanalytique concerne l’acte en tant que tel, « l’acte humain » « Mais n’est-ce pas là aussi, pour nous, occasion de nous apercevoir qu’en sort tout à fait renouvelé le statut de tout acte, car la place de l’acte quel qu’il soit…et ce sera à nous de nous apercevoir à la trace de ce que nous voulons dire quand nous parlons du statut de l’acte sans même pouvoir nous permettre d’y ajouter, de l’acte humain, » (p. 49, leçon du 17 janvier). Et l’enseignement de Lacan sur l’acte (humain) ouvre une perspective exquisément éthique qui, il me semble, se situe au cœur de la proposition éthique de la psychanalyse à la société contemporaine.

 

Donc, il est certain, pour moi, aujourd’hui que quelque chose que l’acte analytique nous apprend représente un défi à saisir dans le champ d’un pragmatisme sémiotique, herméneutique, phénoménologique-existentiel, celui de « l’être-avec » comme Jean-Luc Nancy l’entendait, directement lié à la nature du sujet. Le sujet de l’acte n’est pas seulement le sujet divisé par les effets du langage, c’est un sujet qui traverse une expérience toute particulière que Lacan amorce, en faisant appel à Peirce dans cette leçon, et dont je tente de tirer les fils un peu plus loin.

 

Il me faut, de toute façon, partir de cette affirmation de Jacques Nassif qui apparaît dans la leçon du 28 février : « L’acte est donc le seul lieu où le signifiant a l’apparence ou même la fonction de se signifier lui-même », et « le sujet dans cet acte est représenté comme l’effet de la division entre le répétant et le répété, qui sont pourtant identiques ». Je l’avais aussi bien identifié, la première fois que j’ai essayé de dire quelque chose sur le travail du cartel, que l’acte est un « lieu », un topos, un espace d’émergence pure qui se crée en créant, qui se génère en générant, qui n’est visible, donc, que par ce qu’il produit en se produisant. Et à Lacan de dire, dans la leçon que nous lisons : « Le sujet de l’acte fonctionne comme n’étant pas ». Cette affirmation, chez tout parlêtre, doit se confronter à ce que Francisco Varela avait appelé « le sentiment naïf du moi uni ». Que l’on soit psychanalyste dans notre cabinet ou amené à intervenir en tant que clinicien dans une organisation (ou en institution soignante, bien évidemment), cette posture de « n’étant pas » est la seule qui peut nous dire « qu’il y a du psychanalyste », c’est-à-dire qu’il y a du « je » (comme sujet d’étant pas, sujet destitué) et non pas du « moi ».  Posture qui, une fois de plus, n’est pas « assumée » comme si elle existait déjà, comme si c’était un habitus à endosser, mais à laquelle nous pouvons nous ouvrir, dans laquelle – dirais-je – nous pouvons accepter de tomber lorsque nous nous dépouillons de toute instance moïque.

 

Malgré ce sentiment naïf du moi uni, « je » n’est que l’émergence d’un impossible à combler, d’un reste qui ne prend aucune place, comme celui d’une division qui existe pour indiquer son incapacité à parvenir à un résultat plein.

 

Le reste se manifeste comme un excès du réel : il excède la réalité sociale, conventionnelle, partageable du langage et il renvoie à quelque chose qui ne se manifeste jamais comme substance, qu’on perd au moment même où on en devient conscient car il se révèle comme l’impossible à être ramené à la complétude d’une entité quelconque aux contours bien définis. Lacan nous le dit : rien de l’ousia aristotélicienne appartient au sujet de l’acte. Ce qui est et ne pense pas ou ce qui pense et n’est pas, selon le beau dilemme de la leçon du 17 janvier, n’est pas le sujet mais le tournoiement discursif inévitable autour de l’être qui nous échappe sans cesse. Pourtant, cet impossible, invisible qu’il soit, est sensiblement présent et opérant, et c’est précisément le lieu du sujet « n’étant pas ».

 

Lacan l’argumente à partir d’une logique, celle peircienne qui, nous ne devons pas l’oublier, est ancrée dans la sémiotique pragmatique du philosophe anglais. Pour comprendre pleinement sa portée, nous devons saisir la centralité su signe, que Lacan identifie ici avec le trait. Pour Peirce le signe a l’unité complexe et tridimensionnelle d’une fleur qui, dans son éclosion, renvoie toujours à l’indice, à l’objet indiqué et à son interprétation. Le sujet n’est pas ce signe mais l’espace dans lequel cette triade herméneutique jaillit en termes de priméité, secondité et tiercéité.  Nous ne devons jamais éloigner de cette dimension tripartie pour saisir le raisonnement de Lacan : l’espace en haut à droite est celui qui résulte des trois précédents et le cercle n’est pas un véritable espace mais il indique la circularité d’un mouvement semblable à celui du tour d’où surgit la forme à partir de l’argile.  Il s’agit donc de lire les quatre quarts du cercle comme l’on pourrait faire avec le mouvement interne aux quatre discours. Le sujet s’en trouve divisé par le mouvement en trois temps logiques ; comme le suggère [Ch.] Fierens, on pourrait dire qu’il en est tri-visé : « je suis et je ne pense pas » ce qui serait comme dire que l’agent, adressant un signifiant fait référence à un signifié non seulement existant mais préexistant (Il s’agit ici de la naïveté de tout réalisme). La deuxième scansion se formule dans les termes de « Je ne suis pas et je pense », c’est-à-dire, au-delà de toute prétention réaliste d’un signifié qui aurait la consistance de la chose en soi, bien qu’inaccessible (le noumène kantien), je construis sa représentation et son sens dans l’intersubjectivité. Le troisième mouvement produit l’affirmation : « Soit je ne pense pas, soit je ne suis pas » là où je confie le dilemme au reste irréductible qui laisse l’impossible orienter sa recherche.

 

C’est à ce moment-là que Lacan nous fait remarquer qu’Aristote n’avait pas compris que l’universelle affirmative et l’universelle négative ne sont point contradictoires et qu’elles sont à connecter sous la forme d’un « et… et » : Et je ne suis pas et je ne pense pas : tel est précisément le lieu du sujet, un espace vide non pas par privation, comme s’il était vide de toute chose, mais par puissance générative et préservative du mouvement et des formes génératives de tout acte. Tel qu’une source, il n’est pas le jaillissement, ni les effets que celui-ci produit, mais l’espace génératif et originaire de tout jaillissement possible. Pour cela, [J.] Nassif, en suivant Lacan, peut dire dans le séminaire que l’acte est le lieu dans lequel le signifiant signifie lui-même. Lacan, par cet espace vide dans le cercle nous fait entendre ici que le sujet aussi est un lieu, n’étant pas ni ce qui ne pense ni ce qui est ; il est le lieu de l’acte émergeant et s’habillant de ces formes et de ces gestes qui font dire à Lacan qu’on reconnaît l’acte par rapport à un avant et à un après et aux effets qu’il produit. [F. J.] Varela d’ailleurs définissait l’émergence comme « la cogénération des éléments et de la forme ». Dans d’autres termes, encore, « le je ne suis pas et je ne pense pas » le véritable lieu du sujet, n’est pas le produit d’un discours, mais son excédant, un plus de jouir, une émergence pure dans laquelle tout acte – humain et psychanalytique – trouve sa source.

 

Avant de conclure, j’aimerais tenter de donner à voir quelques bribes de la phénoménologie de l’acte au sein de la clinique des organisations. Une première considération concerne la possibilité bien réelle de destituer l’objet en même que temps le sujet. Les organisations, en cela miroir de notre société entière, naufragent souvent entre deux dérives : la radicalité identitaire d’un sujet qui se croit être et qui se dispense de penser et la poussée consumériste à l’objectalisation absolue de toute réalité par la « gouvernance par les nombres », comme l’appelle Alain Supiot, par la domination du mesurable et du résultat positive. L’alternative éthique est celle de l’acte ainsi que celle du désir généré par le reste. La fonction de ce reste, chez Lacan, nous le savons bien, est essentiel : il détermine le désir ; non pas le désir de quelque chose ou la course à désirer toujours quelque chose d’autre, mais le désir de vie, d’habiter cet « espace-entre », créé par le mouvement même de la division et de l’émergence qu’elle provoque, où les combinaisons des possibles prennent forme et non pas substance. Le sujet qui vit, qui embrasse et choisit d’habiter la distance, l’extimité au cœur de son intimité, perd ce sentiment naïf d’un moi uni et gagne la capacité à percevoir l’élan à désirer la vie dans sa non-objectalité, dans sa dimension de phénomènes émergents, éphémères et toujours surprenants.  La non-substantialité du sujet est aussi la condition de la non-objectalité de l’objet ; la créativité et l’éthique en peuvent ainsi émerger. L’être humain crée, au lieu de simplement consommer ou exploiter, lorsqu’il désir à partir de ce lieu creux, bordé non pas par la matière d’une identité substantielle, mais par les frontières des interconnexions changeantes entre soi et soi et avec le monde des autres.

 

On peut alors intervenir au sein d’une organisation avec la seule aspiration à saisir ces kairos fondamentaux où l’acte analytique – inspirant tout acte humain digne de ce nom – peut surgir. Les prémisses à poser concernent la posture et la place. On se doit d’annoncer d’emblée la destitution, l’abdication du sujet – nous dit Lacan – pour lequel on pourrait nous prendre ; il ne s’agit pas tant, aujourd’hui, d’un sujet supposé savoir ou savoir y faire, mais d’un technicien de l’accompagnement, qui devrait faciliter la production d’objet et de jouissance. L’objet est, de façon générale, le résultat de toute sorte : il doit être rapidement atteint et rester éternellement atteignable à l’avenir, il doit avoir des contours bien précis et quantifiables. Qu’il s’agisse d’accompagner un changement dans l’organisation du travail, de résoudre des tensions relationnelles, de chercher une forme convenable de gouvernance, tout cela n’obéit qu’à la loi de la jouissance instaurée par le discours du capitaliste où la vérité n’est plus le point aveugle et refoulé mais il devient objet produit. L’injonction au résultat dont on ne doit pas devenir complice en tant qu’intervenant est l’abolition de l’impossible qui fait de la vérité un produit et qui restitue au sujet non divisé l’objet petit a au nom de l’impératif catégorique de la jouissance.

 

 

 

 

Il est donc fondamental se mettre à la place d’un silence, d’un vide génératif qui ne facilite aucune production d’objet mais qui, bien au contraire, rend sensible l’invisible, pour utiliser la magnifique expression du peintre Claudio Parmiggiani. Il ne s’agit pas tant d’être en retrait, mais de se situer au cœur de l’ombre générative, au cœur de l’espace de l’émergence. Il m’arrive donc de proposer de façon explicite qu’on me laisse écouter avec tous mes sens ce qui se passe, tout ce qu’ils mettent en œuvre dans leurs dynamiques organisationnelles et de gestion. Bien que silencieuse, je ne suis pas présente mais je deviens une présence. Je tente d’habiter ce « je ne suis pas et je ne pense pas » d’où, au moment venu, un acte surgira sous la forme d’un geste, d’une interprétation, d’une proposition de rythme. J’occupe la place du sujet qui, comme nous dit Lacan dans le texte, est du côté de l’universel et non pas du particulier. Il est opérant en tant que n’étant pas particulier, n’ayant pas cette opacité de l’existence particulière qui sature tout espace d’invention, de créativité, de jaillissement.

 

Je termine avec une citation du texte qui, tout en ayant été support à mes considérations, ouvrirait à des horizons encore plus audacieux :

 

« C’est en tant psychanalystes […]

Qu’« ils sont réellement ce sein de l’« ô ma mère Intelligence » de Paul Valéry; qu’ils sont eux-mêmes ce déchet présidant à l’opération de la tâche, qu’ils sont le regard, qu’ils sont la voix, c’est en tant qu’ils sont en soi le support de cet objet a que toute l’opération est possible. Il ne leur en échappe qu’une chose, c’est à quel point ce n’est pas métaphorique. »