Bonjour à tous.
Tout d’abord un grand merci aux comédiens pour ce moment de partage si fort et intéressant. Cette pièce de théâtre intéresse les analystes dans la mesure où elle donne à entendre ce que l’on perçoit difficilement sur la place du père mort, du père symbolique qui ici annonce le passage vers sa disparition tout en enjoignant son fils d’assumer son désir de vivre.
Autrement dit, à quel moment tel ou tel sujet pourra se détacher de la plainte et assumer son désir ?
Pour en venir ainsi au traumatisme:
Il serait trop long de restituer l’enchaînement de modifications dans la définition de ce qu’est un traumatisme depuis Freud. Le texte de Choula Emerich[1] donne les repères principaux (vous le trouverez dans le dossier de préparation dans le site de l’A.L.I). Freud commence par expliquer la névrose par une séduction sexuelle réelle faite par le père ou succédanée et qui guérirait par la remémoration ou mise en paroles de la scène traumatique.
Mais cette théorie sera corrigée assez vite par la reconnaissance de la place centrale de la sexualité chez l’enfant. Rappelons-nous de la désignation de perversion polymorphe qui la caractérise et qui succombe à l’amnésie infantile. Elle suscite encore aujourd’hui une grande résistance.
Le petit de l’homme – et les petites aussi- sont assaillis par une sexualité difficilement imaginable. C’est une expérience de jouissance qui pousse ainsi l’enfant à une élaboration psychique, à la production des fantasmes qui garderont la coloration sexuelle de l’affaire.
L’amnésie renvoie ainsi à ce noyau primitif et originel qui constitue les conditions d’un premier refoulement, ou refoulement originaire.
Lacan met ici en jeu le Nom du Père comme signifiant qui introduit une métaphore, celle du Phallus, centrant ainsi de plain-pied l’ordre du signifiant.
Voir ici le Fort Da freudien qui permet à Lacan de situer la bobine comme étant in fine l’enfant lui-même, celui qui se livre à l’exercice. Le phallus donc comme métaphore du signifié du sujet.
Je m’excuse de ce résumé si succinct. On aura l’occasion de revenir sur ces questions centrales.
Il m’a fallu poser ces bases pour évoquer une dimension du trauma où peut-être, vous me direz votre avis, la question de la sexualité est relativisée par rapport à une autre type de violence, une violence réelle, un rapport de force qui confronte le sujet à un réel qui dépassant toute capacité de symboliser produira une effraction.
Nous avons travaillé ces questions, ici à l’A.L.I. :
Violence de la colonisation, de l’esclavagisme noir et du génocide juif. Omar Guerrero, Jeanne Wiltord et Choula Emerich nous en parleront pour ouvrir le débat. Mais avant cela j’aimerais dire quelques mots sur les inventions topologiques que la clinique de chacun de ces traumatismes a suscitées.
Pour le discours post-colonial, Charles Melman[2] avait proposé une formule caractéristique de discours. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle se vérifie encore de nos jours. En partant du discours du maître comme écriture même de la structure, le discours post-colonial se caractérise par le remplacement des barres horizontales par une barre verticale qui sépare S1 de S2, barre qui rend impossible le rapport dialectique qui caractérise le discours. Ce lien rompu ou rendu impossible entre un signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant aura des conséquences fâcheuses que le lien social essayera de restaurer autrement.
Omar Guerrero a pu étendre le champ de recherche clinique de la colonisation à celui plus étendu de la violence dans le monde actuel.
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Jeanne Wiltord nous a rendu sensibles à la question de la subjectivité antillaise déjà lors de nos soirées à la Maison de l’Amérique latine. Son livre Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ?[3] est un pas de plus depuis dans la réflexion sur la colonisation singulière qu’a été celle des Antilles.
Il s’agira ici de nomination imaginaire.
Après avoir avancé le nœud borroméen à trois, Lacan propose un nouage à quatre ronds. En posant les trois ronds du Réel, Symbolique et Imaginaire pas noués, il y ajoutera un quatrième qui aura la propriété de faire nœud borroméen avec les trois autres. Ce quatrième va créer la borromeanité. On peut dire que c’est une forme de suppléance à l’absence de nouage des trois premiers.
Permettez-moi deux mots là-dessus.
Dans la nomination imaginaire ce sera le rond de la nomination imaginaire qui viendra faire faux trou avec l’imaginaire.
Comme les trois nominations réelle, imaginaire et symbolique vont être mises en parallèle par Lacan avec la triade freudienne d’inhibition, symptôme angoisse, de Freud, l’intérêt de la nomination imaginaire réside dans le fait qu’elle va rendre compte de l’inhibition comme trait clinique majeur du sujet ainsi noué.
C’est dans la dernière leçon de R.S.I. que Lacan parle de ce 4ème rond. Et il va étayer la question de la nomination imaginaire à partir de la logique de Kripke. Ce que j’en retiens c’est qu’il s’agit du référent en logique. Si je dis fenêtre, en général il sera question du concept de fenêtre. Mais si je désigne cette fenêtre, il s’agira de l’existence singulière de cette fenêtre. C’est ainsi que par la nomination imaginaire, il y a un signifiant qui renvoie à l’existence singulière du corps ainsi nommé. On peut constater comment la nomination aux Antilles en fonction de la couleur de peau consiste en une multiplication presqu’infinie de mots qui désignent les différents degrés de métissage.
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Pour rendre compte du traumatisme réel du génocide, Melman[4] avait proposé le retournement du tore du réel dans un nœud borroméen.
De quoi s’agit-il ?
On a facilement l’idée du nœud borroméen composé par trois cordes. Mais on peut tout aussi bien nouer trois tores. Ceci fait que l’on peut retourner l’un d’eux, s’il est troué, avec comme conséquence une sorte d’enfermement du nœud borroméen lui-même à l’intérieur du tore en question. On peut dire ainsi que le nœud reste enfermé à l’intérieur de la trique du retournement du tore.
Le retournement le plus connu du tore d’un registre est celui du symbolique. Il avait été employé par Lacan pour rendre compte de la fin d’une cure. C’est ainsi qu’il rend compte de la cure comme d’un processus qui se fait sous l’égide prévalente du symbolique, quand le symbolique troué aurait permis que le tore du symbolique enferme le nœud.
La fin de la cure implique donc la sortie du nœud et son déploiement attendu.
Mais pour le traumatisme réel, Melman nous a proposé le retournement du tore du réel. On peut supposer que la violence aurait troué le tore du réel, provoquant et permettant du coup l’enfermement du nœud et que la clinique se propose de restaurer[5].
Une fois encore, c’est la problématique de l’imaginaire qui nous est proposé par l’invitation à reconstituer le passé infantile du sujet, qui resterait autrement accroché à une supposée naissance originée par le trauma.
Je passe donc la parole à Omar Guerrero, à Jeanne Wiltord et à Choula Emerich qui évoqueront les difficultés cliniques en question, et on en débattra ensuite avec Stéphane Thibierge, Delphine Redler et la salle.
[1] « Traumatisme psychique, traumatisme réel : quels enjeux ? », site A.L.I.
[2] « Casa grande e senzala », colloque franco-brésilien, Maison de l’Amérique Latine, juillet 1989.
[3] Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Essai psychanalytique sur les conséquences de la colonisation des Antilles, Ed. des crépuscules, 2019
[4] « Qu’appelle-t-on traumatisme psychique ? », Charles Melman, 26 septembre 2016
[5] Lacan se sert de deux conceptions de topologie dans son enseignement : les surfaces et le nœud borroméen.
Les surfaces topologiques sont celles qui permettent la coupure du huit-intérieur, ou bord de la bande de Moebius. Elles font appel à une espace non euclidien. Il montrera ainsi comment la coupure de cette double boucle sur le cross-cap aura comme effet la production d’une bande de Moebius (sujet) et de l’objet a, illustrant par-là comment la parole peut être articulée au fantasme.
L’autre topologie est celle du nœud borroméen, où le nouage des trois registres va coincer et border l’objet a.
Dans le cas du traumatisme réel, il s’agira d’un retournement du tore qui emploie en même temps ces deux topologies. Pour cela, il faut concevoir que le nœud soit composé, non pas par trois cordes mais par trois tores noués.
On pose au départ un trou dans le tore, ce qui permet son retournement. Classiquement cela devient une trique.
Lacan utilise cette notion pour parler de la fin de l’analyse. Pendant la cure, un trou dans le symbolique permet le retournement de ce tore, ce qui avale en quelque sorte dans son sein (la trique) les deux autres registres. C’est une façon de montrer une certaine prévalence du symbolique pendant la cure – la fin de la cure impliquant la sortie des deux autres registres du nœud de l’intérieur de la trique.
Melman va employer cette même logique de retournement d’un tore pour penser le traumatisme réel, qui par effraction troue le réel. Il se sert ainsi du retournement du tore du réel, qui retiendrait en son intérieur les deux autres registres. La cure va alors souligner et insister sur l’apparition des propos de l’analysant qui relèvent de l’imaginaire. Est-ce là une façon de le faire sortir de la trique ?