Le transfert dans le groupe : graine, greffe ou bouture ?
Qui sommes-nous :
Jean-René Duveau, psychologue clinicien et psychanalyste, membre A.M.A de l’ALI, exerçant en libéral et au CMPP de Montgeron-Crosnes, animant des groupes à l’Hôpital de jour de l’ASM 13, chargé de cours vacataire à l’Université de Paris.
Ariane Massy et Michaël Wizman psychologues cliniciens, exerçant sur le secteur hospitalier des Murets.
Marie Deaucourt, qui exerce à la prison de Melun comme coordinatrice socio-culturelle, et élève de l’EPHEP.
Nous nous sommes réunis en février 2022 pour partager nos expériences cliniques dans une visée de constituer par la suite un cartel autour d’un thème qui animait et anime toujours nos réflexions dans la pratique quotidienne des groupes : La place de la psychanalyse dans les groupes à visée thérapeutique, pédagogique, éducative, et pourquoi pas, … politique. Et plus certainement, dans les groupes psychanalytiques.
Aujourd’hui, après un an et demi de travail sur la question (et deux tour de parole chacun au moins !), nous souhaitions accrocher le sujet avec vous, par une simple question, très simple, qui aura été la sève de nos rencontres : Qu’en est-il du transfert dans le groupe ?
Cette question, posée à propos de « l’objet groupe » ou au « Sujet du groupe », a été à la racine des rencontres de notre cartel cette année. A partir de situations réelles, et de textes aussi divers que :
Le temps logique de J. Lacan
Un article de Jorge Badaracco à propos de psychanalyse multifamiliale.
La formation de l’acteur de Stanislavski (« Le contact » et « La concentration »).
Le film : « Le dernier des injustes » de Claude Lanzman,
« Narcisse et Echo » d’Ovide, dans la traduction récente de Marie Cosnay.
Aucun thème particulier n’avait déterminé à l’avance ces propositions, sinon un premier tour de parole dans notre cartel, l’année précédente, qui eut pour fonction de forger des intuitions, de faire s’accumuler les questions, pour qu’à l’issue, soit produit ce fil associatif de textes et d’images, dans un transfert de travail, du travail de chacun dans des groupes.
Finalement c’est un peu comme ce que Bion décrivait dans ses réflexions sur les petits groupes : un dispositif qui consisterait à se réunir, sans une idée préconçue d’un objectif qui serait à atteindre, mais pour réunir des auteurs, un autre groupe, qu’on pourrait nommer des moins-uns, qui ont frappé chacun de nous, de manière singulière, dans le champ de nos expériences.
Ce qui en émerge, c’est une métaphore « jardinière », qui fleurit, dans le titre de notre intervention d’aujourd’hui. Elle a poussé toute seule, lors de notre dernière réunion, avant l’été… avant l’explosion des fruits qui ne demandaient qu’à éclore en fleurs de questions : s’agit-il, à propos du transfert, de planter quelque chose, en espérant que cela pousse (la graine) ? S’agit-il de greffer une partie infime et fragile d’un tout, sur un corps établi, solide, en espérant que la chirurgie opère (la greffe) ? Ou s’agit-il, d’extraire une partie saine du groupe, pour la plonger dans un nouveau milieu, en espérant qu’un nouveau corps y prenne racine (la bouture) ?
La question est donc celle de ce qui se développe, et de ce qui fait génération, en groupe. C’est celle aussi, de savoir comment décrire ce phénomène, dans la diversité de ses manifestations, et ce qu’il serait possible d’en comprendre.
Nous sommes partis des terrains professionnels différents qui sont les nôtres (institutions de soins / cabinet / prison) et avons planté-là les groupes thérapeutiques, les groupes de supervision et les groupes socioéducatifs et nous avons arpenté le corpus de textes et le film cités plus tôt pour voir ce qui fleurirait de ces réflexions. Et la récolte a été bonne !
Dans la brouette du jardinier se sont trouvés, entre autres, des fruits bien mûrs : à savoir, des qualificatifs appliqués aux groupes. En voici quelques-uns sur notre étale : Transfert sauvage (et donc, par opposition… transfert … quoi ? « Domestique » ?), groupes mort-vivants ; groupes mortifères et veillées familiales ; accidents de transfert ; circulation du transfert ; rencontres de fantasmes ; transfert impossible et patients inanalysables…
Peut-être que ces qualificatifs sont totalement fantasmatiques ? A voir… Et cela ouvre la suite de ce que nous proposons aujourd’hui.
Car nous nous sommes aussi posé cette question : ces produits n’isoleraient-ils pas quali-fictativement ce que l’individu peut projeter sur le groupe ? Et, quand bien même, ne serait-il pas possible d’espérer pouvoir trouver une manière de parler du « groupe en génération » ? De trouver, malgré tout, quelques taxons[1] dans la nomenclature binominale de la systématique[2] qui pourraient rendre compte de la germination qui s’opère lorsqu’un groupe est là, ou en devenir ? Pour le dire autrement, quels seraient les invariants d’un transfert dans un groupe ? Et puis cette question qui surgit, au moment de préparer cette journée : pour constituer un groupe, s’agit-il de savoir s’il faut être au moins trois ? Ou ne faudrait-il pas envisager plutôt, c’est une hypothèse, qu’un groupe aurait besoin de trois générations successives, au moins, pour prendre racine ?
D’abord, nul n’est besoin d’être des jardiniers experts pour se rendre compte que tous ces fruits récoltés cette année, toutes ces questions, ne pouvaient venir du même arbre ! Notre jardin était-il plus vaste et plus divers que nous ne le pensions ? Quelle était donc la réalité de cet espace du groupe : qu’est-ce qui y pousse ? Comment ? Où ? Quand ? Quelle intervention devrait/pourrait y faire un jardinier-psychanalyste ? Faut-il même un jardinier ?! Et quels « types » de jardiniers alors ? N’y a-t-il pas d’abord, avant même le/un jardin, avant même un quelconque jardinier, n’y aurait-il pas d’abord une nature ? Des organismes vivants ? Dont, ensuite seulement, un être qui aurait appris à pouvoir supporter de se dire jardinier et de se faire appeler ainsi, éprouverait le désir de faire quelque-chose ? De la taxinomie, de la culture, de la restauration, ou autre ?!
La mise en suspens temporaire de quelques textes (Anzieu, Kaës, Bion pour ne citer qu’eux), révèle peut-être la primauté du désir de partager, ou de reconnaître dans un premier temps – le temps et non pas l’instant de voir ? – qu’à force de se tenir à cette place singulière, chacun dans nos institutions, on pouvait peut-être s’attendre, quand-même, à en savoir un petit bout… pour paraphraser Lacan. Un petit bout de ce qui se trame dans un groupe. Pourtant ce savoir ne serait pas tout à fait similaire à celui du psychanalyste – sujet supposé savoir pour l’analysant (c’est toute la question de la position du psychanalyste dans le groupe). Et là-dessus, la pensée de Lacan s’est offerte comme un recours dans nos recherches respectives.
Mais notre propre groupe également. Comme peut servir un carnet de jardinier, nous avons observé ce qu’il en était de notre propre fonctionnement ensemble, de la place que nous pouvions occuper à tour de rôle, et quand, comment nous en changions : jardinier, plante, champignon à se faire cueillir, et j’en passe ! Nous avons observé, et adopté une méthode inductive, irriguée régulièrement de théories, textes et articles. A l’issue de chaque réunion, l’un des quatre entrait dans un travail d’écriture de ce carnet de jardinier, notait les récoltes. Pour un travail d’écriture que nous reprendrions ultérieurement.
Nous aimerions vous décrire brièvement, maintenant que nous y voyons un peu plus clair sur la fonction et l’usage possible de ce cartel, ce que pourrait être ce troisième tour, ou troisième génération de ce groupe, qui s’amorce avec la présentation d’aujourd’hui. Fonction d’enseignement, de transmission d’expériences partagées, mais aussi lieu de recherche, car nous avons voulu inscrire d’emblée ce travail, dans une intertextualité, où le « Temps logique » de Lacan fait figure de texte mythique, de texte fondateur à cette question du groupe et du collectif dans le sens le plus large. L’apologue des trois prisonniers, nous apparaît ainsi comme un laboratoire où Lacan nous dévoile sous le microscope de sa pensée fulgurante, ce qu’est, dans le tryptique d’une temporalité, et dans l’unicité d’un lieu, d’un espace où le corps est pris dedans, ce qu’est rien de moins que la fabrique du Grand Autre. Nous avions utilisé l’année dernière ce terme de Jean Oury, de boîte à outil… Notre cartel a pour objet, qui est la cause à notre désir, le remplissage de cette boîte. Et puisque cette année s’est conclue sur une image, celle d’un jardin, alors on peut considérer que ce carnet du jardinier dont nous venons de parler, en constitue l’un des ustensiles. Ecrire, et dire, dans un mouvement à quatre mains, ce qui relie des textes et films aussi divers qu’en apparence incongrus, nous semble être une voie d’ouverture à une clinique du groupe qui ne soit pas « incarcérée » dans une méta-psychologie, où il serait question par exemple, d’un inconscient groupal… Car, l’inconscient n’est pas mythique. L’inconscient, c’est le réel.
Voilà ce que serait donc ce carnet de jardinier : un moyen d’y accéder, en notes éparses, et datées.
– Ainsi, « l’instant de voir » ne signifie pas un moment d’attente qui serait celui du regard, mais plutôt l’impossibilité logique de tout rapport dialectique à l’autre. Narcisse se situe dans cette temporalité de l’immédiat, sans parole possible. Avec ce mythe, on comprend un impossible du groupe.
– « Le temps pour comprendre », ensuite, ne renvoie pas uniquement à l’amorce d’une pensée logique, mais répertorie les moments de scansions, d’attente et les mouvements angoissés qui fondent le collectif, dans l’hésitation et la hâte. Le travail de Stanislavski sur la formation des acteurs, situe bien ces jeux d’objectivation-desubjectivation.
– Le film de Lanzman parle essentiellement d’un acte, posé par Benjamin Murmelstein, ne pas fuir, où son « moment de conclure » ne vient pas clore un récit, mais au contraire voit naître dans ses propos, l’émergence d’un sujet de l’éthique.
Nous pourrions faire l’hypothèse que la proposition de ces textes, et ceux à venir, la circulation entre nous de ces notes, comme récolte à nos lectures, écrites par au moins l’un des quatre, puis remaniées, imbriquées les unes dans les autres, conçues comme les pièces d’un puzzle, sans idée préconçue de l’image finale, nous aident à mieux saisir, et de manière plus clinique par exemple, les enjeux du transfert dans un groupe.
Le texte rédigé pour vous présenter nos réflexions aujourd’hui s’inscrit dans cette démarche inductive et collective, et comme dans « L’Hippias majeur » de Platon, nous constaterons peut-être qu’il n’est possible de définir la Beauté qu’après avoir commencé par dire ce qu’elle représenterait.
Ainsi avons-nous pu constater que notre rapport au groupe était d’abord à questionner. C’est ce premier point que nous souhaitions exposer devant vous aujourd’hui valant comme une première hypothèse de travail : le rapport au groupe humain, ne passerait-il pas d’abord par l’expérience du groupe ? Pour les participants, comme pour celui qui chercherait à en dire quelque-chose. A l’appui de cette hypothèse, un constat : à savoir que, du groupe l’humain fait l’expérience très tôt (c’est en partie notre travail sur les groupes multifamiliaux qui nous a permis de réfléchir sur ce point, sur les causes et la manière dont Badaracco en était venu à penser ces dispositifs). Nous avons aussi réalisé que nous nous étions engagés dans une opération à double entrée (tout jardin a, au moins, plus d’une entrée !) : penser au groupe comme entrée principale, et se permettre de le faire en groupe comme entrée des artistes. Comme s’il nous fallait en repasser par l’expérience du groupe pour pouvoir y réfléchir de manière renouvelée. Comme s’il ne pouvait s’accrocher que par-là d’une part ? Et d’autre part, comme s’il pouvait nous laisser espérer toucher une approche renouvelée, fertilisée de la question ?
Le groupe autoriserait donc des choses de soi ? Et donc :
Qu’est-ce qu’il re-présenterait – c’est-à-dire présenterait une nouvelle fois à ses participants – pour qu’il y ait quelque-chose qui, au bout du compte s’y génère ?
Est-ce qu’il y aurait, dans ce lieu et dans ce « temps logique partagé », des éléments (quels nutriments ? Quels engrais ou pesticides ?!) propres à proposer à ceux qui choisiraient de s’y mêler, qui feraient le pari comme Pascal de rejouer une scène particulièrement importante ? Et laquelle serait-ce ? Celle de la famille ? Celle de l’apprentissage des modalités relationnelles ? Une scène d’effroi sans doute, comme scène fantasmatique au fondement de la génération de l’individu.
De là, deux autres inductions :
1) Il se pourrait donc qu’il se fabrique en groupe, cette chose indispensable au transfert qu’est le fantasme, ou le mythe individuel.
2) Et il y aurait d’abord le groupe, non « l’individu » ?
Ainsi, dans la temporalité circulaire fréquente chez Lacan, cette antériorité serait sans doute à repérer dans les assises de la division du sujet (peut-être en lien avec le texte de Freud, Totem et tabou). Cet ante perdu et mythique fait apparaître tout groupe, d’une part comme un artefact (puisque la perte est irrémédiable) et d’autre part comme une réédition ou une répétition (puisque le mythe a pour fonction de dire ceci que tout se répète et a déjà été écrit d’avance). Ces taxons « possédant » l’étrangeté de l’inadéquation du « dividu » au groupe perdu. L’individu nous a donc semblé apparaître comme une fiction du groupe, comme pendant du groupe mythique. C’est une nouvelle question qui fleurit ici : le fantasme de l’in-dividu soutiendrait-il le transfert dans le groupe, quand parfois, et même de plus en plus souvent, ce transfert interindividuel est impossible ?
Quid alors du jardinier et de son art ? Peut-il être un jardinier « conventionnel » ? Faut-il qu’il jardine « bio » ? Où se situerait l’acte psychanalytique dans ces pratiques potagères ? La question de la « méthode » et de sa nature plus ou moins « violente » ou « agressive » pour les organismes vivants (dont fait partie le jardinier évidemment) interroge la notion de dignité dans un groupe. Pour le dire autrement, la façon dont intervient le jardinier manifeste la nature de son « désir du jardin ».
Mais le jardin et son aspect ne dépend pas uniquement de l’art du jardinier. Loin s’en faut ! Il y a un environnement, un climat, un terroir… Autant de facteurs qui mettent son désir à l’épreuve et amènent la manifestation de cette énergie existentielle. Alors, s’agit-il de graine, de greffe ou de bouture dans le transfert tel qu’il émerge dans un groupe ? Il ne s’agit peut-être pas d’en décider, à cet instant d’y voir une simple métaphore, mais d’y situer un temps nécessaire encore à comprendre 3 places possibles pour la psychanalyse dans toute forme de groupe. Peut-être s’agit-il d’y entendre 3 fonctions du transfert thérapeutique et éducatif : devoir créer là où il n’y avait rien, transformer l’existant, ou donner racine.
Pour la prison par exemple, et du point de vue éducatif, c’est de cette énergie qu’il est question avant tout et de sa mise au travail. Il peut paraître étrange de parler de « transfert » dans ces conditions (la prison et l’éducation). Mais dans la relation éducative, le transfert est bel et bien qualifié et pensé. Il y a plusieurs « critères » pour le caractériser : une évolution (une situation de départ différente de la situation d’arrivée), une propagation (ce qui a changé à un endroit a muté de même à un autre ET le changement produit pourra se maintenir dans le temps), une dépense d’énergie (le sujet qui change produit un effort, investit quelque-chose, de même que celui qui atteste ce changement – sinon, il serait bien incapable de le constater), un objet (un objet d’apprentissage, de développement, qui vient accrocher les efforts et soutenir la motivation à poursuivre la croissance des capacités).
Les groupes constitués dans le cadre des activités culturelles sont autant de jardins dont chaque participant est appelé à être tant jardinier que plante alternativement.
– Ces groupes sont du temps qui n’appartient pas qu’à soi (ils sont inscrits dans le temps de la peine prononcée qui place la personne dans un certain milieu au nom des autres, au nom d’un groupe dont il a été décidé qu’ils seraient exclus temporairement).
– Ces groupes sont aussi un lieu qui leur est dédié durant la mise en œuvre de leur objet. Un lieu qui les retranche temporairement d’un autre groupe plus large, celui des autres détenus de l’établissement. Rejouant un retranchement, une division (celle du sujet peut-être ?), une autre scène que celle du quotidien. Au final, ce qui se joue a trait à ce qui s’y dé-posera pour chacun ; dépôts qui fertiliseront et/ou intoxiqueront le jardin partagé. Phénomène qu’il conviendra de noter scrupuleusement dans son carnet de jardinier !
En conclusion, nous vous proposons de penser un autre phénomène qui nous a interrogé : celle de la mise au travail de la demande dans les groupes. S’ils peuvent avoir un objet / un projet commun, la demande elle, est multiple au départ. Elle part de multiples endroits, peut former un ensemble harmonieux par moments puis se difracter à nouveau, et ainsi de suite. Suivant un mouvement « élastique », elle met sans cesse la « réponse » sur la sellette. Serait-il impossible de « répondre » en groupe ? Y aurait-il une spécificité au groupe, d’être un espace-temps où serait expérimentée autrement l’absence tragique de réponse à l’in-dividu ?
Sans réponse à cette question (et oui : nous sommes en groupe aujourd’hui, pas de réponse !), nous ferons entendre un de ses échos : à Anass, qui demandait lors de la première séance du stage de théâtre débuté fin août à la prison, « s’ils » pouvaient espérer (il avait utilisé le pluriel, confondant son attente et celle des autres) acquérir une meilleure aisance à l’oral à l’issue de cette expérience, il a été dit « On va tous cheminer ensemble, si c’est ce que toi tu cherches, tu le trouveras. » Quelle réponse est-ce là ? A pouvoir être entendue par tous… ?
[1] Taxon : entité conceptuelle qui regroupe tous les organismes vivants possédant en commun certains caractères taxinomiques ou diagnostiques bien définis.
[2] Systématique : discipline des sciences naturelles et de l’histoire naturelle qui a pour objet d’inventorier tous les organismes vivants, existants ou ayant existé. Pour cela, elle doit faire une description détaillée, les nommer sans ambiguïté au moyen d’un binôme (ou trinôme) latin en fonction des règles de nomenclature, et rassembler les espèces ayant des caractères en commun à l’intérieur d’entité hiérarchisées prédéfinies (genre, famille, ordre, classe, division, règne) qui sont appelés « taxons ».