Dans L’envers de la psychanalyse, Lacan situe le discours du psychanalyste par rapport à d’autres discours. Mais qu’est-ce qu’un discours, et pourquoi cette nouvelle formalisation ?
Le titre « L’envers » a sûrement été choisi avec soin : l’étymologie nous donne déjà le verbe tourner, vertere. L’envers, c’est ce qu’on ne voit pas. L’envers de la psychanalyse, nous saurons que c’est le discours du Maître. Et il faut rappeler que ce discours n’est pas déjà là, venu de l’histoire, ou des rapports de domination, ou de Hegel. C’est bel et bien une création de Lacan, comme d’ailleurs les autres discours auxquels il va nous initier.
Le « discours », c’est un terme ancien qui a intéressé la rhétorique, la grammaire, la linguistique. Lacan avait dit dès 1953 que l’inconscient est le discours de l’autre, que mon message me vient de l’Autre. Il lui est arrivé de dire « mon discours », « le discours de la science », « de la psychanalyse, ou « du professeur », mais le terme restait imprécis, mal conceptualisé. (Dans notre édition, lorsqu’il s’agit du discours au sens courant, il est imprimé en bas de casse. Lorsqu’il s’agit d’un discours dans l’acception précise qu’il va donner ici, il est en italique avec une majuscule).
Lacan commence à utiliser le mot discours d’une façon rigoureuse l’année précédente.
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Il y a des raisons de penser que c’est chez Michel Foucault qu’il reprend le concept. Foucault dans ses grands livres, en étudiant méthodiquement les écrits d’un domaine et d’une époque donnés, établit le discours comme forme et comme contrainte
À partir de ce corpus, des « archives » comme il dit – surtout scientifiques parce que leur cohérence prête mieux à l’analyse[1]. Il met en évidence des invariants : si une pensée est reçue – indépendamment de son importance objective ou de sa nouveauté – c’est qu’elle obéit à des contraintes dans son expression, ses thèmes, ses concepts, et qu’elle exclut d’autres expressions, thèmes et concepts. Les types de discours ont une histoire : où on montre à une époque donnée un « nuage » de discours, plus ou moins proches d’un modèle, d’un paradigme implicite ; et des ruptures, des discontinuités. Ceci dans une temporalité multiple.
Par exemple, pour être admis comme tel, le discours médical ne peut faire appel à la magie ou à la religion mais seulement à la physiologie, à la chimie, et à l’anatomie déjà admises. C’est le discours de la médecine qui détermine le médecin, non pas le contraire.
Nous savons ce qu’il en fera dans le discours de la sexualité.
Foucault montre avec brio qu’on peut bâtir une nouvelle histoire, à partir de l’ordre des discours, autrement que l’histoire événementielle, ou celle des Annales. Et comme conséquence de cet abord théorique, « l’homme » entre guillemets n’est plus considéré que comme un effet.
En tout cas, celui qui écrit n’est pas libre comme il le croit naïvement, il est pris dans de sévères exigences. Ce faisant, la place de l’Autre est posée, cet Autre qui peut admettre son énonciation ou bien l’écarter, comme hors-champ ou insensée, l’inclure ou l’exclure.
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Lacan va en déplacer et radicaliser les avancées de Foucault, mais à partir de la psychanalyse. En particulier par une extension à la parole, alors que l’historien étudiait les textes.
Il reprend l’idée de la contrainte. Dès qu’on sort du degré zéro de l’expression, du « disque ourcourant », on entre dans un mode de lien social.
Pour Lacan, il y a une mise en forme de l’Autre dans le discours.
– Cette forme existe indépendamment des paroles qui seront prononcées (et même sans paroles comme nous le verrons dans le discours de l’Analyste) :
– Le « sujet » ne préexiste pas à cette forme : le discours n’est pas un choix mais une structure qui saisit et détermine le locuteur.
Avec beaucoup d’audace, il part de la définition canonique : un sujet, c’est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Nous voici avec trois termes. La jouissance (qui est en position latérale par rapport à la chaîne signifiante) sera en quelque sorte introduite comme quatrième terme car, dit-il, « le discours détient les moyens de jouir en tant qu’il implique le sujet »
Quatre termes, donc, qu’il va les écrire, c’est là le point important, dans une formule du discours qu’il appelle le « discours du Maître ». Cela porte à conséquence : les quatre termes, nous le verrons, déterminent des places, si bien qu’ils constituent une sorte de matrice logique par permutations circulaires. Ce qui est extraordinaire, c’est la confiance faite ici à l’écriture ; et à juste titre, comme le montre la fécondité de cette formule si simple : quatre manières de « calculer » le sujet, dont il va détailler patiemment et progressivement les conséquences.
Le discours n’est donc pas un choix, ni une superstructure théorique qui porterait sur des énoncés concrets, mais une forme[2]. Lacan compare le discours à un trait de ciseau qui va mettre en évidence le sujet : « les rapports changent d’une telle façon que ce qui ne se voyait pas avant se voit après ».
Et il est déplaisant pour l’imaginaire, mais nécessaire, d’en tirer les conséquences : le sujet du langage est l’effet du discours.