30 septembre 1602 : ( Extraits du journal d’Héroard, médecin du dauphin – le futur Louis XIII – né le 27-09-1601 ) « A 12h un quart le sieur de Bonnièrre et sa fille, jeune ; il – le dauphin – lui a fort ri, se retrousse, lui montre sa guillery, mais surtout à sa fille, jeune, car alors la tenant et riant son petit rire il s’ébranlait tout le corps. On dit qu’il y entendait finesse. À 12h30, le baron de Prunay ; il y avait en sa compagnie une petite demoiselle ; il a retroussé sa cotte, lui montre son guillery avec une telle ardeur qu’il en était tout hors de soi. Il se couchait à la renverse pour la lui montrer ».
Journal de Jean Héroard, Madeleine Foisil ( 2 tomes, Éditions Fayard, 1989 ).
Trois siècles après ces observations de Jean Héroard, Sigmund Freud écrit ceci :
« Nous devons reconnaitre que la sexualité de l’enfant comprend des composantes qui le poussent à rechercher, dès le début, d’autres personnes comme objet sexuel. Parmi ces composantes, mentionnons celles qui poussent les enfants à être des voyeurs et des exhibitionnistes, ainsi que la pulsion à la cruauté ». Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité infantile, 1905.
Depuis l’aube de l’humanité, les mères, les nounous, les éducateurs, tous ceux qui s’occupent au jour le jour d’enfants savent à quoi s’en tenir quant à la sexualité infantile. Nul besoin d’être un grand savant pour observer les conduites voyeuristes, exhibitionnistes, sadiques, masturbatoires, etc. chez les petits d’homme et nul besoin d’être le dauphin et fils de roi pour s’y livrer.
On peut dire de Jean Heroard qu’il a été un grand médecin (médecin des rois) mais que son œuvre scientifique (traité d’hippologie) n’est pas vraiment passée à la postérité ; ceci à la différence de son fameux journal (« Journal de Jean Héroard, médecin de Louis XIII », ouvrage dirigé par Pierre Chaunu, Ed. Fayard, 1989), lequel n’est pourtant que la chronique de la vie d’un enfant ; soit, une observation fidèle, établie au jour le jour (ce qui, bien entendu, en fait toute l’immense valeur – reconnue par les historiens, dont Philippe Ariès .)
Jean Héroard s’est contenté de noter scrupuleusement tout ce qu’il voyait. Mais ce savoir, dont il n’aura été que le scribe, n’est finalement que celui dont le plus grand nombre peut témoigner, sachant que, d’autre part, le même savoir a aussi été très curieusement négligé par d’autres savants : citons Wilhelm Preyer, contemporain de Freud qui, en 1822, publie un traité dont l’autorité sera reconnue en son temps (« L’âme de l’enfant – Observations sur le développement psychique des premières années », Ed. L’Harmattan, Juillet 2005) et qui, sur près de 600 pages, ne fait à aucun moment référence à la sexualité infantile !
Comment comprendre tout cela ?
Comment comprendre l’émoi, le tollé, le scandale qui ont accueilli la parution des écrits de Freud en cette année 1905 ?
Ou bien : comment peut-on à la fois savoir et refuser d’entériner ce que l’on sait ?
Et encore : en matière de sexuel chez l’enfant, suffit-il de voir pour apprendre et connaître ?
Et enfin : où en sommes-nous aujourd’hui, 5 siècles après Héroard, 1 siècle après Freud ?
L’enfant, de nos jours, n’est-il pas toujours rêvé plus ou moins comme cet être idéal, asexué, libre des contraintes du sexe, innocent, pur, angélique ?
Freud nous a appris beaucoup sur ces refoulements qui caractérisent notre vie psychique et aussi sur notre passion de l’ignorance. Ce tandis que l’étude du sexuel chez l’enfant lui permettait de dérouler toute la complexité de cette énigmatique sexualité humaine, non réductible à la génitalité, non réductible à une sexualité animale à l’inverse si simple. Avant ou après lui et sur ces mêmes sujets, poètes et littérateurs nous ont aussi régulièrement appris et apportés de quoi illustrer, donner chair à ce qu’il a pu si rigoureusement théoriser.
Si l’œuvre Freudienne est un maillon essentiel de la connaissance humaine, celle des écrivains nous en apporte souvent les représentations qui en confirment le bien fondé.
Romain Gary, par exemple, dans « La promesse de l’aube », évoque Mariette, la belle domestique qui travaille dans la maison où il vit avec sa mère. Voilà ce qu’il dit de ses émois sexuels de jeune garçon :
« La voix de Mariette avait sur moi un effet extraordinaire. Ce n’était pas une voix comme une autre. D’abord elle ne paraissait pas venir de la gorge. Je ne sais pas du tout d’où elle venait. Et elle n’allait pas non plus où les voix vont en général. Elle n’allait pas à mes oreilles, en tout cas. C’était très curieux ».
Très curieux effectivement cette sorte d’ « objet-voix » déclencheur de tels effets ; cet objet voix invisible, cet objet à l’anatomie non génitale dont la nature sexuelle ne se révèle que dans l’après-coup d’une allusion de l’auteur, objet enfin tout à fait partiel et pas du tout orthodoxe au regard d’un « génital » idéalisé. Bref l’exemple même de l’objet d’un petit « pervers polymorphe » comme disait Freud, qui avec cette expression devenue célèbre voulait caractériser la sexualité infantile d’un « sujet infans » faisant feu de tout bois – mais avec des scénarii sexuels non figés – . Par la suite il généralisera son propos : « c’est la sexualité qui est, par elle-même, perverse ». Ce sur quoi Lacan renchérira : « tout désir est, par essence, pervers ».
Expression « pervers polymorphe » sans doute encore aussi à nuancer avec cette mise en continuité « sexualité infantile – sexualité adulte » sur laquelle est venu insister Freud ( Bel exemple d’ « objet voix » similaire chez un adulte avec ce roman tiré d’un fait réel : « La note secrète » de Marta Morazzoni – chez Actes Sud – qui raconte l’histoire d’un homme séduit par la voix d’une chanteuse qu’il ne peut qu’entendre ). Freud nous fournit un exemple de cette mise en continuité grâce à cet autre objet, cette fois « objet regard » ( cf. le cas du petit Hans in » cinq psychanalyses » ) . Le « désir d’être regardé » d’abord ouvertement exhibitionniste vers l’âge de trois ans ( Hans aime bien que Bertha et Olga, ses petites copines, le regarde faire pipi ) va devenir un axe structurant toute l’existence ultérieure de cet enfant ; qui le verra devenir, à l’âge mûr, scénographe d’opéra : « imaginez, disait-il, une aire scénique qui puisse être entourée par le public de trois côtés » (in « Mémoire de l’homme invisible », Ed. EPEL) et, pionnier de l’enregistrement télévisuel des représentations de divers festivals ( Nous en avons le témoignage grâce à un enregistrement à Salzbourg en 1954 du Don Giovanni de Mozart : direction Wilhelm Furtwängler , scénographie Herbert Graf – alias » petit Hans » – ; DVD Deutsch Gramophon ).
Enfin, si cette première étude ( trois essais sur la théorie de la sexualité ) , raisonnée et rigoureuse, de la sexualité infantile ( qui est aussi une première théorisation globale de la psychanalyse ) a pu choquer la bonne bourgeoisie Viennoise d’alors on peut bien sûr en chercher la cause dans l’effet d’une révélation ( 1er écrit sérieux sur un savoir non admis ) … Mais les causes du choc sont sans doute bien plus profondes :
Freud, dans sa quête de vérité, bouscule notre confort, nos narcissismes et encore plus aujourd’hui où, par exemple, le clivage entre norme et pathologie revient en force.
Le sexe contraint, le sexe dérange. Le sexe , dirions nous , sépare – comme l’indique l’étymologie même de ce terme – . En 1914, Freud écrivait ceci : « celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros . ».
Est-ce une sottise que d’élever un enfant sans révéler son sexe ?
Il est dit qu’en Suède « de nombreux parents élèvent leurs enfants de façon aussi neutre que possible, dans le but de leur donner plus de possibilités au lieu de les limiter » (Magazine Elle du 19-02-2013). Une mère suédoise s’explique ainsi :
« Nous voulons que Pop – surnom de l’enfant – grandisse librement et non dans un moule d’un genre spécifique. C’est cruel de mettre au monde un enfant avec un timbre rose ou bleu sur le front. Aussi longtemps que le genre de Pop restera neutre, il ne sera pas influencé par la façon dont les gens traitent les garçons ou les filles ». (Magazine Elle du 19-02-2013).
Il n’appartient pas à la psychanalyse de peser sur l’orientation d’une société. Il appartient par contre à un psychanalyste bien sûr de ne pas éluder ce Réel du sexe pour un enfant ; mais, au contraire, d’aider celui ci à se diriger vers un devenir sexué ceci relativement à ce qu’il pourra assumer de son désir.
Christian Rey