Préparation au Séminaire d’été 2024
Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)
Mardi 19 mars 2024
Présidente-discutante : Flavia Goian
Le père réel, un effet du langage ?
Juliana Castro
Dans la leçon du 18/03/1970, Lacan définit le père réel comme l’agent de la castration et comme un effet du langage, c’est-à-dire, une construction langagière. Il affirme que la castration qui frappe le fils est ce qui le fait accéder à ce qu’il en est de la fonction paternelle, c’est-à-dire que c’est de père en fils que la castration se transmet.
Cette notion du père réel est scientifiquement intenable, dit-il. « Il n’y a qu’un seul père réel, c’est le spermatozoïde et, jusqu’à nouvel ordre, personne n’a jamais pensé à dire qu’il était le fils de tel spermatozoïde. » Lacan semble souligner dans ce passage la différence entre la logique du discours scientifique et celle du discours de l’analyste, où ce qui est en jeu est de l’ordre d’un effet du langage.
Il parle de la fonction du père, ce qui est réellement le père, quand une femme se retrouve enceinte. Par rapport à la fonction du père, on pourrait dire que le psychanalyste peut être ce père réel dans le sens où, du fait de la mobilisation de la parole dans la cure, il y aurait eu une circulation de ce qui était figé, ce qui aurait permis que la patiente se soit retrouvée finalement mère. Ou qu’elle pourrait faire un enfant à son mari, et que ce soit l’enfant de quelqu’un dont elle aurait voulu qu’il fût le père : même si elle n’a pas eu de relations sexuelles avec cet homme-là, c’est tout de même à cause de cela qu’elle aurait eu l’enfant. Nous pouvons voir dans l’exemple que c’est par un effet du langage que l’événement de la grossesse aurait eu lieu.
À partir de l’affirmation que le père réel est un effet du langage, je m’interroge sur ce qu’il en est de cette opération dans le passage d’une langue à l’autre, plus précisément, dans l’entre-deux des langues. Selon Lacan, dans l’Identification, le trait unaire fait apparaître le sujet comme celui qui compte, au double sens du terme. Il affirme également dans Encore : « Si l’inconscient est structuré comme un langage, c’est au niveau de la langue qu’il nous faut interroger ce un. » Qu’en est-il du père réel et du un du comptage dans ce passage ? S’il y a des déplacements de l’impossible d’une langue à l’autre, du fait que l’indicible n’est pas le même dans des idiomes différents, il y aurait une construction langagière indéracinable, ce un ancré dans la langue d’origine, celle dans laquelle le sujet compte et est compté.
En poursuivant sur cette question, je relève ce que dit Fernando Pessoa : « Ma patrie, c’est la langue portugaise ». Selon Mia Couto, « l’important n’est pas la maison où l’on habite mais où, en nous, habite la maison. » Qu’est-ce qui fait qu’une langue devienne notre Heim ? J’interroge cela en suivant Charles Melman quand il affirme que c’est la langue d’origine qui donne accès au un, celle où la mère a été interdite et où le sujet se trouve castré : « c’est l’objet interdit qui fait qu’une langue soit maternelle et devienne notre Heim. » L’appeler maternelle est une métaphore, puisqu’il s’agit en fait, comme on dit en polonais, de la langue du père, celle qui nous a donné cette interdiction. L’interdiction que la langue paternelle réalise est un don qui concerne l’opération que le père a bien voulu transmettre de ce qui manque à la lignée et qui fait qu’elle se poursuit pour essayer d’y répondre.
L’inconscient trouve les moyens de s’exprimer, peu importe l’idiome. Cependant, si on prend la langue d’origine comme celle où s’est opérée la castration, du fait de cette opération, il y aurait ce trait singulier et indéracinable, ce un du comptage, celui qui fait que le sujet peut compter et être compté. Cela veut dire que quoique l’impossible ne soit pas au même endroit dans des langues différentes – nous sommes nettement confrontés avec ce déplacement de l’impossible dans la pratique de la traduction, par exemple, qui nous rappelle l’impossible de tout dire et nous ramène constamment à l’altérité – il y a des difficultés dont on ne se débarrasse pas par le fait d’être dans une langue étrangère. Autrement dit, mes interrogations reposent sur les déterminations engagées dans la langue dans laquelle on est né en tant que parlant et des implications subjectives pour un sujet baigné dans telle langue.
Au sein de notre cartel avec Janja Jerkov, Marie Jejcic et Diana Kamienny sur ces questions des langues, Marie interroge si la langue maternelle aurait une densité singulière. Elle relève que l’insistance de Lacan sur le français et ses références n’est pas fortuite – chaque langue a un génie qu’il exploite. Typiquement français, il y a dans la contrepèterie, par exemple, un jeu de la lettre et du son qui fait surgir un double sens – comme d’une autre façon le font le lapsus et le mot d’esprit. La question s’est posée de savoir si toutes les langues permettraient les mêmes jeux, en tenant compte de l’exemple de l’italien qui ne permet pas ce genre d’acrobaties linguistiques car c’est une langue plus statique que le français par exemple.
L’impossible reste toujours là sauf que, du fait de ne pas être repérable au même endroit, il y aurait là une ouverture. C’est à dire que quelque chose peut apparaître clairement dans une langue et pas dans une autre. Il ne s’agit pas dans ce cas d’une sorte d’abolition de la castration, dans l’idée qu’en passant d’une langue à l’autre enfin tout pourrait se dire, mais au contraire on se retrouverait également avec le même impossible à tout dire, sauf que dans un autre endroit. Dans cette direction, y aurait-il un déplacement de ce qui est du registre de l’impossible dans ces déplacements de l’indicible ? Indicible dans le sens où, quand on parle, il y a toujours un reste réel non symbolisable (irreprésentable/indicible/intraduisible) du fait qu’on tourne toujours autour d’un objet qui échappe à la prise par le signifiant.
Dans ce contexte du passage d’une langue à l’autre, est-ce que le père réel serait le principe organisateur d’une langue ? Il se pourrait que le père réel soit l’opérateur dont la fonction permet que la chaîne signifiante soit vectorisée et ainsi le père réel serait peut-être la clé d’accès à ce un.
Étant donné que ce que le père transmet par la voie de la succession, c’est la castration, pourrait-on dire que ce qui manque à la lignée et qui justement permet qu’elle se poursuive, serait de l’ordre de l’Einzigkeit, l’unicité, ce qui se répète en tant que différence ? Autrement dit, c’est cet effet de l’opération de langage qui est le père réel qui vient interdir l’objet et, de ce fait, le sujet peut trouver dans cette langue « paternelle » son Heim et donc être castré et ainsi compter et être compté. Cet impossible serait ce qui est en jeu dans la transmission : la castration pourrait se lire comme la transmission d’un vide qui est la condition d’une création – création ex nihilo, comme l’a également évoqué récemment Pierre Marchal. Tout comme l’expérience du traducteur dans le passage d’une langue à l’autre, pourrait-on dire que ce qui est de l’ordre de la transmission pourrait être déplacé – toujours inexorablement présent, mais déplacé – parmi les générations, toujours le même mais différemment, comme l’Einzigheit…