Le père réel laisse-t-il à désirer ?
28 août 2024

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BRANDÃO ALVES Rafaela
Séminaire d'été

J’aimerais vous parler de ce que le titre choisi met en énonciation. Cela pourrait être interprété comme en mettant en lumière la question de la filiation, alors que j’espère pouvoir soulever ce qui la dépasse, toute en s’en servant. Je vous parlerais donc de ce que nous pouvons expérimenter de l’ordre de la transmission, car c’est de ce point que la psychanalyse se révèle une expérience éthique, esthétique et politique.

 

 

J’oserais dire que Le Séminaire L’Envers de la psychanalyse c’est l’un des séminaires les plus politiques de l’enseignement de Lacan. Car il nous invite d’une part à entendre les idéologies qui nous gouvernent et nous figent dans des liens d’assujettissement tout en se prétendant au service de la liberté. Et d’autre part parce qu’il ajoute à la notion de l’acte analytique ses possibles répercussions dans le rapport à l’Autre. Et si l’acte produit un nouveau signifiant, pourrait-il aussi relancer la ronde des discours autrement ?

 

À partir de cette interrogation s’est déployé celle qui a provoqué les lignes de ce texte : est-ce que la radicalité de l’expérience analytique pourrait ouvrir la voie à un lien avec l’Autre qui ne repose pas sur la domination ? C’est une interrogation qui me poursuit depuis un certain temps et qui m’est revenue lors de la lecture de ce séminaire. Un texte qui porte sur nos rapports à l’altérité fondatrice, et, en conséquence, à notre rapport au père réel.

 

En revenant à notre assujettissement aux discours qui nous affectent en nous opérant, nous entendons l’énonciation de la subversion du propos lacanien : sommes-nous, tous sans exception, soumis à des liens qui nous affectent, nous jouissent et dont nous jouissons. Néanmoins, même si la répétition issue de cette jouissance instaure un mouvement qui fait tourner les choses sans que rien en change, Lacan nous fait entendre le soupir de la vraie subversion à travers la notion de l’acte analytique.

 

Ainsi si la révolution est mouvement, je dirais que la subversion est l’acte, irruption d’une coupure qui opère la dissolution d’un ordre à partir des ruines de son fondement, qui, à l’instant de l’acte lui-même, est déjà autre chose. C’est ainsi, sous le souffle de ce soupir, que je vais essayer de dégager l’incidence politique d’une expérience d’analyse.

 

Pour articuler mon propos, je vais commencer par un passage limpide du Séminaire L’Envers qui résonne encore avec la vérité qu’il porte. C’est lorsqu’il nous rappelle que nous sommes des êtres de faiblesse et que c’est seulement là que nous sommes tous frères. J’ai été interpellé par la fulgurance d’une telle construction et son écho dans notre époque, où nous voyons des termes comme fraternité, nation, patrie prendre force proportionnellement aux attaques contre les non-frères.

 

Ainsi, dans l’effort d’opérer selon la logique des frères légitimes nous créons des identifications et donc des ségrégations. Un raccourci qui nous coûte des guerres, des impérialismes, des siècles d’esclavage et toutes les expressions de domination que nous connaissons aussi dans notre quotidien plus intime et institutionnel. L’approche pourrait être distincte, celle de créer des identités et des différences, mais nous savons, à partir du tissu social et clinique, que le passage d’une logique d’exclusion à une logique d’intersection est justement une traversée.

 

Pour évoquer la domination, rien de plus vicieux que l’accouplement du discours du maître avec le discours universitaire constaté par Lacan lors de ce Séminaire. Nous sommes, et très souvent sans le savoir, à son service sous ces deux injonctions accouplées : « continuez à tout savoir sur la jouissance ». C’est en fin de compte au service de ce commandement que nous achetons des tas d’objets, que nous nous nourrissons de la bonne culture, et, pourquoi pas, que nous débutons une analyse. Comme si, dans un moment toujours pas arrivé, nous devrions avoir la vérité de ce qui nous fait jouir, pour en jouir encore.

 

Cette promesse cache un point crucial : la croyance qui nous retient dans des rapports potentiellement de domination, c’est le sujet supposé savoir. À partir de cette position, nous nous laissons gouverner, éduquer et analyser par des individus qui peuvent opérer selon des principes de pouvoir non avertis de l’impossibilité de la demande qui leur est adressée. Ainsi, assujettis à une grammaire pulsionnelle de supposition de savoir, nous nous adressons à des potentiels tyrans.

 

Tyrans car associés structurellement à des figures de pères imaginaires, les tout-puissants, qui reviennent, par effet de la structure du langage, boucher le trou de l’impossible de tout savoir sur la jouissance. Et comme Lacan nous l’a bien montré à partir de sa lecture des trois mythes freudiens, rien de mieux que le meurtre d’un père pour faire vivre le père imaginaire. Ce fut le cas avec Bolsonaro : après une prétendue tentative d’assassinat, son pouvoir a été renforcé comme celui du martyr d’un peuple et la suite ? Il est devenu président du Brésil. Des temps difficiles avec peu d’espace pour la différence, peu importe de quel côté. Nous étions enfermés dans un dualisme étroit.

 

Et comme une analyse nous le rappelle bien, il y a toujours un prix à payer pour l’effacement de la vérité : la répétition dans l’histoire d’un sujet, tout comme dans une société. L’histoire du Brésil est marquée par la possession et la dépossession du pouvoir, avec des coups successifs contre les mythes, les pères et les sauveurs. Cependant, cette ronde semble se poursuivre non seulement au Pindorama, nom originel donné à mon pays par les indigènes, mais aussi à travers les coups et les tentatives d’assassinat qui restent monnaie courante par ici et plus au nord.

 

En tant que société, en nous accrochant à l’image du père tout-puissant, que ce soit Bolsonaro ou Lula, nous continuons à opérer à travers des commandements. Et comme Lacan nous le dit, le père imaginaire de la privation revient sans cesse, car le père réel nous échappe. Ainsi, vivons-nous un jeu de chaises musicales : rien ne change, mais ça tourne et on danse.

 

Revenons au père réel. S’il est un effet de langage, c’est seulement après coup que nous pouvons articuler quelque chose à son sujet. Que ce soit le père tyrannique du fantasme ou le père bienveillant du foyer, peu importe ; ce sont des contenus manifestes de ce qui reste latent : l’impossibilité de le saisir comme un tout. Ce contenu manifeste doit être mis à l’épreuve.

 

En cela, j’entends ce qui se transmet dans une analyse : la reconnaissance que les récits et les formations de l’inconscient, nous appellent à écouter l’impossible qui les structure. Quand Lacan nous dit que « Le père du réel marque, met au centre de l’énonciation de Freud, un terme de l’impossible. », il convoque le père réel là où nous voyons le père imaginaire. Ainsi, le père du réel est celui grâce à qui, a posteriori, nous allons éprouver quelque chose de l’impossible.

 

Le terme « père du réel » nous évoque celui qui fait naître le réel. Et comme lui, l’analyste est un opérateur structurel de l’expérience avec la barrière entre ce qui se produit comme signifiant maître du plus-de-jouir et le savoir comme vérité. Et c’est grâce à cette barrière que nous produisons des fragments qui effleurent là où ça jouit. D’une analyse nous n’en sortons pas plus savants que nous y sommes entrés, il s’agit, au contraire, moins de revendications de plus savoir que de laisser à désirer.

 

Ainsi avec le discours de l’analyste opère l’envers du discours du maître, l’analyste « voile la castration, la met sous son égide, en nous évitant de la porter à son point vif » et, comme le père réel, à la place d’agent, il transmet la castration. Par son acte, l’analyste met le savoir sur la trace du désir ; il y a un chemin tracé, il y a une inscription du symbolique dans le corps. Ce désir de savoir, cependant, n’est pas le même que le commandement universitaire « continuez à tout savoir », puisque c’est de trace et non de totalité. C’est de différence et non de fraternité, à moins qu’il ne s’agisse de la fraternité de l’impuissance originelle.

 

Dans le discours de l’analyste, l’agent est l’instrument de l’acte lui-même et, même si c’est à son insu, je ne dis pas que cela arrive malgré lui, car ce qui résonne à travers le langage invoque une présence des corps. L’acte agit donc avec et sur lui. Et il sait par sa propre traversée que des instants incalculables de butée du symbolique font partie de l’insondable décision de l’acte.

 

L’acte analytique est, je voudrais dire, l’une des pointes de l’enseignement de Lacan. Mon expérience me fait dire, par exemple, que si dans l’acte il n’y a pas de sujet, parce que dans cet instant « je ne suis pas et je ne pense pas », il y a le parlêtre et le corps sensible prend place avec les affects qui résonnes. L’acte analytique est ainsi un effet du corps-à-corps.

 

Nous expérimentons que dans l’acte analytique, la structure du discours se tord et les polarités sont suspendues, créant un rapport que l’on pourrait dire topologique, sans intérieur ni extérieur, sans sujet ni objet, et, j’ajoute, sans dominant ni dominé. Dans l’instant de l’acte et, surtout, à partir de ses effets, se transmet la possibilité du renouveau, car une coupure se produit dans le discours qui, jusque-là, s’ordonnait autour de la supposition d’un savoir localisé quelque part ou détenu par quelqu’un. Cette coupure provoque une chute créatrice d’un espace où l’impossible peut résonner. L’acte inscrit ainsi un double mouvement : chute et assomption, dissolution et instauration, où l’analyste fait place à l’émergence d’un nouvel analyste.

 

Ce double mouvement nous conduit à la subversion du discours de l’analyste, puisqu’à partir d’une position intenable, il laisse à désirer, et par cet effet se crée la circulation de place, la mise en mouvement de l’objet cause du désir et du plus-de-jouir. Nous nous trouvons affectés en suivant la trace de l’impossible, et la danse qui en résulte est bien différente de celle des chaises musicales de nos politiciens élus. Différente, car elle est l’effet d’une torsion qui transmute notre rapport au savoir et à ce que ne nous pouvons pas exprimer sur ce qui nous fait patiner.

 

Cela me ramène à ma question initiale : l’expérience de l’analyse pourrait-elle avoir pour effet la réécriture des rapports de domination ? Nous savons qu’il n’existe aucune garantie ; un processus analytique ne nous protège pas des tentations de nous placer en position de maître. Être averti de cela semble déjà pas mal. Averti notamment du principe sous-jacent aux rapports de pouvoir : il peut circuler, comme nous le fait goûter une analyse, à condition que l’analyste laisse à désirer.

 

Je n’oublie pas non plus les effets de groupe et l’émergence de sens collectifs qui nous collent, qui nous poussent tous dans la même direction. Et qui, surtout, nous font bouger comme un banc de poissons régi par la voix d’un maître. Et là, ça tourne, et ça tourne…

 

Peut-être que cet effet de colle des discours était l’une des causes de ce que Lacan a affirmé en 1979 sur la transmission de la psychanalyse : elle est intransmissible. Mais ce qui m’a le plus interpellé, c’est ce qu’il ajoute ensuite : « que chaque psychanalyste soit forcé à la réinventer ». Comment comprendre le fait d’être forcé à réinventer ? Aller vers le champ de l’Autre avec la disposition d’affirmer notre humanité exige un effort pour supporter l’angoisse qui l’accompagne, ainsi que les décisions insondables qui nous engagent dans les actes de création.

 

Ces actes nous rappellent notre condition de vivant et l’importance de s’autoriser à y mettre de soi pour que quelque chose d’inédite puisse se réaliser. Il s’agit de faire résonner le trait qui singularise chacun dans sa différence. Chacun, fils du même père, celui qui laisse à désirer. Ce père nous adresse un message que nous nous obstinons à ne pas entendre : la place de l’agent n’est qu’un semblant. Cependant, cela nous fascine moins, car c’est le manque qui nous dit bonjour.

 

Enfin, pour revenir à la question du père réel : une analysante disait récemment que son père l’avait abandonnée lorsqu’il a trouvé une nouvelle femme après le divorce de sa mère. Plus que négligée, elle disait qu’il l’avait laissée tomber…dans ses mots : comme une merde. Elle expérimente l’amertume de ne plus être l’objet d’amour de son père et, en venant articuler quelque chose sur ce goût, elle actualise l’effet du père réel qui, par structure logique, n’est peu que nous faire tomber. Le père du réel, comme un bon géniteur, fait naître aussi la possibilité de la création, acte qui donne de l’enthousiasme à la vie et qui nous fait danser autrement de temps en temps.

 

Si ce que l’on goûte à partir du père du réel laisse à désirer, il ne s’agit pas forcément d’insatisfaction, mais plutôt de ce que le discours analytique peut nous faire découvrir : que de l’autre côté de la bande se trouve ce qui suscite le désir. Pour mieux déployer cette expression ambiguë, je me sers de ce que Clarice Lispector, une poétesse brésilienne, dit à propos d’une curiosité sensible à la faim d’exister, qui survient lorsque nous ressentons que la vie est si forte qu’elle trouve son appui dans son propre désarroi.

 

À mon avis, c’est cette faim d’exister qui se transmet dans un acte analytique. Une existence qui ex-siste à l’objet de satisfaction complète, qui ex-siste à la rencontre idéale et, pour cette raison, vit. Et ce qui reste, c’est un affect, la satisfaction de ce qui laisse à désirer, signe qu’il n’y a plus de faim à apaiser, justement parce que ce qui la nourrissait était la croyance qu’il y aurait un savoir qui recouvrait la vérité. Et avec cette saveur, nous voyons tomber cette croyance, d’où moins un morceau, entraînant avec elle celui que nous investissions dans le lieu de cette supposition.

 

Et à la fin, nous revenons au début. C’est l’acte analytique qui inscrit l’originalité et la subversion d’une analyse, puisque son agent opère depuis le lieu d’objet résiduel et cause de désir, et de cette position le seul principe de pouvoir est de ne pas y avoir de dispute de pouvoir. Par abnégation ou renonciation ? Non, par la réalisation qu’il n’y a pas d’objet à disputer : vérité et savoir sont disjoints, l’un étant la limite de l’autre.

 

Pour conclure, abordons l’impact politique de la fin d’une analyse. Évidemment, les raisons qui conduisent à une analyse ne passent pas par cet objectif ; la motivation est principalement le désir de se sentir mieux. La sortie, cependant, même si elle n’en a pas l’intention, peut promouvoir un autre type de lien avec l’Autre, étant donné que l’on attend que l’analyste dirige le processus en visant dès le début sa fin.

 

Ainsi, lorsque l’analyste se laisse à désirer, inscrivant logiquement le père réel dans le discours, nous expérimentons l’entrelacement des dimensions politique, esthétique et éthique du champ psychanalytique. Politique, car cela nous renvoie nécessairement à sa finalité, dissoudre nos rapports basés sur un savoir supposé, libérant nos liens de certaines de ses habillages qui fascines. Esthétique parce qu’on expérimente la puissance de se réinventer et d’explorer les limites de la vie, étant invités à faire le choix de la vivre en faisant d’elle un espace d’affects vivifiants et de rencontre avec notre humanité dans sa faiblesse. Celle avec laquelle l’éthique est engagée à transmettre dans une chorégraphie avec l’impossible : l’humain fondé sur sa faim insatiable. Faim d’existence.