Le paysage et les questions qu’il pose à la représentation
Le paysage évoque d’emblée la notion d’un regard et de ce qu’il embrasse d’un même mouvement, en totalité et dans ses éléments. C’est celui du promeneur au gré de sa marche, du voyageur, du peintre, du poète, du photographe, ou encore du contemplatif. Il y a toujours le témoignage, dans le paysage, d’un regard qui atteste du visible en le cadrant. Un paysage est toujours cadré en effet, que les limites du cadre soit nettes (un tableau, une carte postale, un objectif) ou plus ouvertes (l’horizon de celui qui regarde).
Le paysage porte ainsi à notre attention l’idée d’une structure qui oriente le visible en le recevant dans un cadre, c’est-à-dire dans un rapport au corps déterminé : avec un haut et un bas, une droite et une gauche, un premier plan et un arrière-plan, d’autres déterminations encore qui donnent au paysage sa structure formelle plus ou moins complexe.
Reconnaissance
Ainsi posé, le paysage se reconnaît, et c’en est sans doute une caractéristique fondamentale. Il est corrélatif d’un regard qui y reconnaît le visible, le cadre, l’embrasse et éventuellement le maîtrise. Cette notion de maîtrise est surtout accentuée dans l’acception moderne du paysage, qui remonte comme le mot lui-même à peu près à la Renaissance, c’est-à-dire à l’époque où apparaissent le sujet et la perspective modernes, au moins dans la tradition occidentale. La notion du paysage comme cadrage et comme reconnaissance, en elle-même, remonte bien au-delà de la Renaissance, mais elle s’associe assez clairement vers cette époque à la maîtrise supposée d’un sujet. Cette maîtrise est bien entendu questionnable, et n’a pas manqué de l’être à l’époque contemporaine. Mais il reste vrai que l’idée du visible cadré et reconnaissable seulement dans la scansion d’un regard, c’est-à-dire d’un sujet dont on peut dire qu’ « il était là », paraît corrélative de la notion même du paysage. Il atteste que le sujet « était » là, car il ne l’est pas nécessairement encore : le paysage est le produit d’un cadrage subjectif, mais il efface en même temps le sujet dès lors qu’il est posé simplement pour lui-même. Le plein de son image renvoie à l’instant de coupure, à la scansion qui l’a cadré : c’est en quoi il atteste qu’un sujet était là, mais on chercherait en vain à attraper ce sujet « dans » le paysage. C’est même en réalité plutôt le contraire : on sait combien le paysage peut se prêter à la distraction, à la rêverie, voire à une fascination dans laquelle le sujet, comme malgré lui, se prend à se perdre et à disparaître. C’est d’ailleurs en quoi, nous y reviendrons, cette sorte de captation subjective qu’exerce le paysage est très liée au fantasme tel que le pose la psychanalyse : il est à la fois ce qui éclipse le sujet, et porte témoignage de lui à partir des images et des mots privilégiés qui l’animent, et qui font sa « fenêtre » singulière sur le réel.
Ces traits du paysage évoquent aussi la structure formelle de ce que la psychanalyse a isolé comme l’image spéculaire. Comme le souligne Lacan[1], le cadre du miroir délimite ce que le sujet y reconnaît dans un moment soudain, illuminatif et jubilatoire : à savoir lui-même et le contexte des objets, ou des autres, qui l’environnent. C’est bien là le prototype, le cadre initial de tous les cadrages futurs. Lacan fait valoir aussi en quoi la maîtrise du regard est ici illusoire, l’enfant étant réellement beaucoup plus maîtrisé par l’image fascinante de lui-même que dans une quelconque maîtrise de celle-ci. Mais cette illusion initiale produit la perception imaginaire du sujet par lui-même comme dominant l’image et y trouvant l’orientation d’une maîtrise possible du visible.
Cette illusion et cette faiblesse originaires de notre rapport à l’image, au cadre et à ce que nous y reconnaissons expliquent la banalité, voire la stéréotypie, qui affectent un très grand nombre de « paysages ». Les chromos, les cartes postales, beaucoup de peintures et de photographies, mais aussi bien les représentations mentales « paysagères » qui peuvent venir nous affecter presque malgré nous, attestent s’il le fallait la débilité, au sens propre, de notre rapport spontané au paysage. Cela explique aussi pourquoi ce rapport est régulièrement questionné dans la pratique des artistes, qui perçoivent très bien l’automatisme et la faiblesse de ces paysages spontanés, comme de notre relation ordinaire à l’image.
Avant d’en venir à ce qui nous intéresse dans la pratique des artisans ou des artistes, arrêtons-nous un instant sur ce qui caractérise les traits spontanés du paysage, en les éclairant de cette référence à l’image spéculaire.
Le paysage est cadré et orienté, disions-nous. C’est ainsi en effet qu’il se présente spontanément. Mais d’où viennent ce cadrage et cette orientation ? Ils n’ont rien d’évident en effet, comme nous l’attestent tous ceux dont le regard témoigne d’une expérience très différente : autrement cadrée ou sans cadrage, autrement orientée ou sans orientation. Beaucoup de productions de l’art brut, par exemple, sont de cet ordre.
De même, relevons que l’expérience du rêve et l’activité onirique ne comportent pas fréquemment de paysages à proprement parler : ou quand c’est le cas, les couleurs, les éléments, les points saillants de ces paysages, tout comme leur rythme ou leur luminosité, évoquent plutôt des intensités, des collages, des assemblages étranges ou incongrus qui ne présentent pas l’homogénéité habituelle de ce qui se donne à la reconnaissance dans le paysage. Ils sont davantage proches de ce qui caractérise les éléments du rêve chez Freud, disposant des morceaux de rébus, des fragments littéraux à déchiffrer, plutôt que des éléments propres à la reconnaissance. Et lorsque c’est néanmoins le cas, il s’agit davantage de vues ou d’éclats fragmentaires ou figés, qu’à proprement parler de paysages.
Donc, d’où viennent le cadrage et l’orientation qui appartiennent au paysage ? Proposons d’y relever l’incidence de la mesure proprement phallique qui détermine la tenue de l’image, et disons même son érection. Si l’on suit ici la psychanalyse en effet, c’est bien le refoulement du phallus comme symbole du manque et du désir qui constitue la condition pour l’enfant de la consistance et du cadrage de l’image[2]. Refoulé dans le symbolique — ce que nous appelons la castration, pour le garçon comme pour la fille — le phallus fait retour non pas tellement « dans » l’imaginaire, mais à travers la consistance même de l’imaginaire, autrement dit, le cadrage et l’orientation de l’image : d’abord de l’image spéculaire, mais ensuite de toute image. Ce cadrage, dit Lacan, est pour nous « le seuil du monde visible »[3] Ce monde visible c’est bien, tel qu’il apparaît dans l’expérience de chacun, le paysage.
Ces aspects du paysage, à la fois trivial dans sa spontanéité représentative, et renvoyant à la structure élémentaire de notre représentation, explique qu’il puisse produire une variété très étendue de formes et de réflexions. La plus triviale carte postale y côtoie la méditation du philosophe (Merleau-Ponty sur le visible par exemple) ou encore celle du peintre sur la pratique de son art. C’est pourquoi le paysage comme représentation n’a en lui-même aucune valeur univoque : stéréotypé, méditatif, questionnant ou hyperréel, il peut par ailleurs renvoyer aussi bien à une éclipse du sujet, qu’à un questionnement possible de sa part. C’est pourquoi aussi les artistes ont toujours subverti une représentation trop univoquement phallique du paysage pour interroger quoi ? Sinon le réel qu’il recouvre et méconnaît de par sa structure même. Nous allons nous arrêter maintenant sur ce point.
Réel, paysage, lettre
Ce réel, pour suivre ici ce qu’indique le langage courant, c’est « ce qui fait tache dans le paysage », d’une façon ou d’une autre. Le paysage se reconnaît, certes, c’en est un aspect essentiel. Mais le comble de la reconnaissance c’est simplement la platitude, et ce qui va nous intéresser, nous retenir ou nous solliciter dans un paysage, c’est plutôt ce que la reconnaissance n’intègre pas, ou pas tout à fait. C’est par là que le paysage questionne. De quoi s’agit-il ?
Si le paysage, en tant qu’image, tient sa consistance du refoulement du phallus, comme nous l’avons dit, ce refoulement ne peux pas porter seulement sur le signifiant phallique : il porte d’abord sur lui, certes, mais dans son sillage il porte aussi sur toute une série d’autres signifiants, c’est-à-dire d’autres éléments symboliques, et cette série est différente pour chaque sujet. Ce sont ces signifiants qui, pour chacun de façon singulière, assurent le paysage dans sa consistance de semblant, de forme, d’image. On le vérifie facilement en écoutant quelqu’un parler d’un paysage. Ce ne sont pas du tout les mêmes maîtres-mots qui viendront chez l’un ou chez l’autre soutenir ou articuler la forme du paysage, sa découpe, son rythme, ses détails, ses évocations, etc.
Mais du même coup, au-delà de ces signifiants qui portent le paysage, il y a justement ce qui fait tache, c’est-à-dire qui n’est intégré ni dans l’image, ni dans les signifiants qui en soutiennent la forme.
Ces éléments, proposons de les situer non du côté de l’image donc, ni du côté du symbolique, mais du côté du réel, c’est-à-dire de ce qui, dans le paysage, va se produire comme tache plus ou moins marquée, mais tache dans la mesure où elle n’est pas intégrée à la reconnaissance. La tache dans le paysage est parfois très apparente, d’autres fois elle est moins immédiate à désigner. Mais dans tous les cas elle attend d’être liée à un réseau signifiant, c’est-à-dire lue. Elle se détache dans l’attente d’une lecture, et en cela elle est du registre de la lettre.
Donnons-en ici un exemple classique : il s’agit du « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer, dont l’écrivain Bergotte, nous dit Proust, n’avait jamais remarqué la présence, lui qui pensait connaître si bien ce tableau. Il faut qu’il en lise justement la mention et la description dans un journal, pour souhaiter aller revoir le tableau dans une exposition, et lier cette tache dans ses propres signifiants, c’est-à-dire en faire lecture.[4]
Toutes les peintures ou les photographies intéressantes de paysages offrent ainsi des éléments littéraux, des taches, à notre regard et éventuellement à notre lecture. Éventuellement, car cette lecture n’est pas toujours mise en œuvre – et quand elle l’est, elle ne peut être exhaustive, puisqu’il reste toujours du réel, de la tache ou de la lettre.
Il serait facile de multiplier les exemples. Pour la peinture, arrêtons-nous à certains paysages de Courbet dans les années 1870, ses dernières années : plusieurs paysages de rochers cadrant le site d’une source dans sa chute. Ce sont des compositions minimales, dont l’étrangeté saisissante, voire angoissante, tient à l’absence presque totale de signes de reconnaissance à l’intention du spectateur. Le paysage, composé de ciels et de surfaces rocheuses autour du noir central où s’inscrit la source, est à la limite de rompre la forme par où il est encore reconnaissable.
Pour la photographie, prenons les paysages de Don McCullin, surtout connu pour ses images de guerre. Ceux qu’il a réalisés dans la campagne anglaise, tout à fait pacifiques, évoquent pourtant sinon des scènes de guerre, du moins l’éclat d’une violence lumineuse qui rend le paysage complexe, éblouissant, sombre, fragmenté, en tous cas difficile pour la reconnaissance[5]. Là encore c’est plutôt la tache qui sollicite, au lieu d’une reconnaissance, l’exercice d’une lecture.
La peinture chinoise nous confirme d’ailleurs dans cette évocation de la lettre dans le paysage, puisque des lettres sont régulièrement écrites dans le corps même du motif. Le trait du pinceau marque sans discontinuité apparente le tracé de la lettre et la forme du paysage. Et tout comme la lettre joue de sa forme calligraphiée, la forme peut aussi bien évoquer dans ses traits l’écriture même du paysage.
Dans la tradition occidentale, la tache est moins immédiatement apparente dans sa valeur de lettre. Mais elle n’en est pas moins présente, à la limite de ce qui peut faire chiffre de tel ou tel élément du paysage. Nous en avons donné un exemple plus haut avec la petite tache jaune du tableau de Vermeer. Et c’est bien le déchiffrement, en grande partie inconscient, du paysage, qui le rend parlant pour celui qui s’y arrête.
L’usage de la tache en peinture sous la forme simplement de la couleur illustre bien dans l’art du peintre un travail du réel, dans la visée d’entamer quelque chose de ce réel. Car une couleur en elle-même présente quelque chose d’un réel pur, comme le disent souvent les peintres, et comme l’a bien noté Wittgenstein[6]. Elle met radicalement en échec le concept, l’image, le symbole : on ne peut définir une couleur sans que la définition ne soit immédiatement invalidée par la comparaison avec la même couleur légèrement différente, par exemple. Du coup c’est seulement la variété des couleurs, leurs différences et leurs combinaisons qui les portent vers l’image et vers une lecture possible. L’impressionnisme a été l’un des mots d’ordre les plus célèbres de ce travail de la tache en peinture, mais ce travail est présent dans toute peinture en tant que telle.
Objet
Il arrive aussi que la tache fasse réellement tache dans le paysage, c’est-à-dire qu’elle y vale non plus comme lettre — réel attendant éventuellement d’être travaillé par le symbolique et l’imaginaire — mais directement comme objet. C’est l’objet au sens que la psychanalyse donne à ce terme : objet refoulé, reste, déchet, ce dont Lacan a produit l’écriture en tant qu’objet petit a. Cet objet est en principe contenu dans une certaine mesure par le refoulement. Mais, comme Lacan en fait la remarque dans « Lituraterre », notre époque est celle qui voit se rompre le maintien traditionnel de l’objet a sous la barrière du refoulement[7].
Concrètement, cela signifie que la tache peut venir trouer le paysage ou l’envahir jusqu’à le rendre difficilement cadrable, voire impossible à cadrer, pour la reconnaissance. La tache est ici directement l’objet même. Et son irruption réelle dans l’image soustrait celle-ci au champ du reconnaissable.
Nous connaissons cette subversion du paysage par le réel : c’est ce qu’on appelle le traumatisme. Le traumatisme, qui était jusqu’alors limité à la clinique de l’expérience individuelle ou à celle d’expériences collectives ponctuelles (traumatismes de guerre, ou liés à une catastrophe), tend ici à devenir une donnée plus commune de notre expérience, sous la forme de l’objet faisant de plus en plus tache et effraction dans le reconnaissable, c’est-à-dire dans le paysage. La peinture et la photographie ont d’ailleurs tiré parti de nombreuses façons de ce rapport contemporain au réel de l’objet dans le paysage : le déchet, le débris, le détritus sont des thèmes très récurrents de l’art contemporain.
Paysage et nu
Tout ce que nous venons de dire du paysage pourrait être sans difficulté appliqué au nu. La plupart des peintres et des photographes ont d’ailleurs eu une pratique de ces deux genres, que l’on peut distinguer pour des raisons thématiques ou formelles, mais qui sont en fait très proches. Qu’il s’agisse du cadrage, de la forme ou de la reconnaissance, non seulement le nu montre sa proximité avec le paysage, mais on peut même dire qu’il constitue le paysage par excellence. Le nu montre en effet, en la réduisant à l’élémentaire, la forme la plus typique, celle qui se constitue pour un sujet à la fois dans le cadre du miroir et dans celui du fantasme. Le cadre du miroir est celui de la reconnaissance spéculaire, nous l’avons évoqué plus haut, et celui du fantasme en est très proche, puisqu’il fait image à partir du refoulement de l’objet, l’objet phallique d’abord et à sa suite les différents objets pulsionnels.
Or si le paysage, comme nous l’avons dit, peut être la forme où vient facilement se perdre, se distraire ou s’évanouir la conscience du sujet, le nu présentifie cette forme de manière encore plus pure, car plus proche du corps humain comme support imaginaire des objets refoulés, et donc des objets revenant dans les mots et les images produits par le fantasme. L’anglais nous apporte d’ailleurs ici l’appui de la consonance qu’il fait entendre entre landscape et bodyscape.
Dès lors, ce que nous avons dit plus haut de la tache et de la lettre peut sans inconvénient être dit à propos du nu.
Et pour l’aspect traumatique que nous relevions à propos ce qui peut venir faire tache dans le paysage, on en trouve beaucoup d’exemples dans les images contemporaines de nu ou de ce qui, d’une manière ou d’une autre, se rapporte au nu. Les représentations de corps détruits, mutilés ou malades, les cadavres et les charniers des guerres modernes et des camps de concentration font l’objet, en photographie et aussi en peinture, de représentations nombreuses. Et le nu est affecté, au même titre que le paysage, par l’effraction traumatique d’un objet que ne contient plus le refoulement. Ou encore il est directement cet objet même : comme dans l’exposition de cadavres plastifiés du Dr Gunther von Hagens, présentée pour la première fois avec beaucoup de succès à Mannheim en 1997[8]. L’art contemporain donne de ces aspects traumatiques du nu suffisamment d’illustrations pour qu’il ne soit pas nécessaire de reprendre ici de manière détaillée, en l’appliquant au nu, ce que nous avons déjà dit du paysage.
Paysage, visage
Il est en revanche un autre motif qui mérite ici l’attention, genre aussi classique que le paysage ou le nu, mais qui s’en distingue nettement, il s’agit du visage. Le visage peut être représenté pour lui-même — ce qu’on appelle un portrait — très souvent aussi il est lié à un nu ou inscrit dans un paysage.
Or un visage est toujours, en lui-même ou dans le cadre du paysage, un motif qui fait question pour la reconnaissance. Et pourtant, on « reconnaît » un visage. C’est vrai, mais cette reconnaissance n’est pas aussi évidente que celle du landscape ou du bodyscape. L’expérience clinique nous le montre d’ailleurs de façon parlante, et nous en donnerons ici deux illustrations.
– La première est d’expérience courante. Nous sommes très fréquemment « interprétatifs » devant un visage, et de manière spontanée. Comment est-il (ou elle) ? nous demandons-nous facilement en apercevant le visage de quelqu’un. Est-il heureux, mécontent, inquiet, en colère, etc. Nous nous demandons, nous nous questionnons. C’est d’ailleurs très souvent l’occasion de malentendus ou de conflits. Autrement dit, nous avons régulièrement affaire, dans notre rapport ordinaire au visage, à une imaginarisation incertaine et souvent excessive d’un réel qui ne se laisse pas reconnaître sans difficulté.
– La seconde se rencontre fréquemment dans la clinique des psychoses. Il arrive que des patients psychotiques nous fasse état de changements touchant ce qu’on pourrait appeler le paysage de leur environnement (« Cela paraît changé », « Ce n’est plus comme avant ».) Mais ces changements sont plus fréquents et plus marqués concernant les visages. Là les transformations, les métamorphoses, les changements de la forme et des traits, les substitutions affectant les visages ne sont pas du tout rares et peuvent être très prononcés.
Qu’est-ce qui fait du visage un objet pas tout à fait homogène au paysage, et du coup pas tout à fait non plus à la reconnaissance ?
Il existe beaucoup de travaux cliniques sur la reconnaissance des visages et ses atteintes, mais ce n’est pas directement notre propos de les évoquer ici. Relevons seulement ceci, pour ce qui nous intéresse. Le visage fait forme, certes, et à ce titre il se prête à la reconnaissance. Mais c’est une forme très particulière, trouée par les orifices liés, pour l’homme, aux objets pulsionnels, et donc au rapport à l’Autre. La bouche, les yeux, le nez, les oreilles : autant de trous où vont surgir, pour chacun, les toutes premières questions et difficultés du rapport à l’Autre (au-delà de l’autre comme semblable, c’est l’Autre radical auquel le nourrisson a affaire, à qui il s’adresse, et à la puissance duquel sont suspendues la réponse ou la non-réponse). C’est pourquoi, sans aller jusqu’à dire que le visage fait tache dans la représentation, car il se prête effectivement à l’image dans le genre classique du portrait, on peut cependant relever qu’il interroge directement cette représentation : il présente en effet réellement, dans l’image, ce qui la troue et en fait l’incomplétude. Il indique dans l’image ce qui échoue à s’imager, ce que ne nous présentent pas — ou pas directement — le paysage ou le nu.
Cette difficulté que posent le visage et le portrait à la représentation à été notée depuis longtemps, mais elle a été beaucoup réévoquée avec l’apparition de la photographie. Apparemment l’homogénéité de l’espace et de l’image photographiques semblait résoudre objectivement cette question dans un réalisme naïf : ni plus ni moins que le paysage, le visage se prêtait à la représentation photographique, ce qui pouvait sembler résoudre et clore la question.
Baudelaire pourtant récusait complètement ce point de vue, même s’il était l’ami de Nadar et si lui-même se prêtait à l’exercice du portrait, en photographie comme en peinture. Il pressentait, non sans justesse, le risque de platitude stérile du visage photographié, et sa massification probable. Il n’avait pas tort. Il s’intéressait cependant à la photographie, mais recommandait aux photographes de donner à l’image « le flou d’un dessin », c’est-à-dire de la tirer autant que possible du côté d’un travail de l’interprétation, autrement dit du symbolique, comme le permet l’usage de la tache en peinture, nous l’avons dit. Et il est certain que le travail du photographe, même s’il est très différent de celui du peintre, permet au moins dans une certaine mesure le jeu réel et littéral de la tache, c’est-à-dire peut soustraire l’image à une plate consistance imaginaire pour la porter vers un questionnement symbolique. Baudelaire, malgré son intérêt, n’en était pourtant pas convaincu, c’est pourquoi il finit par considérer qu’il n’y avait de portraits possibles que dans la caricature, où le dessin devient interprétation du visage, ou dans le travail du poète, qui subordonne délibérément l’image au travail du signifiant et de la lettre.
Quoi qu’il en soit, ce type d’interrogation montre bien en quoi le visage représenté interroge toujours le rapport du sujet à l’Autre — le peintre comme le modèle — dans une question ouverte qui de façon évidente ne peux pas trouver dans le seul élément de l’image les ressorts de son articulation. Le visage questionne en cela la représentation d’une manière très radicale, que l’on n’observe pas aussi directement dans le paysage, même si elle s’y pose également.
Le portrait peut être le plus célèbre du monde occidental, la Joconde, porte à un très haut degré la tension entre le caractère reconnaissable du paysage et la question que pose le visage. Tableau paradoxal en effet : le paysage en arrière-plan ne montre pas beaucoup de complaisance pour le registre de la reconnaissance : il est terreux, minimal, presque désertique. Cela a souvent surpris. Et quant au visage, objet difficile ou au moins problématique pour la reconnaissance, il en présente ici au plus haut degré les attributs les plus aboutis : qu’il s’agisse de la forme, du dessin, de la couleur, du modelé, ce visage a tous les caractères du paysage le plus achevé, au moins dans sa perfection formelle.
L’art de Vinci produit ici, dans une mise en tension inversée, un paysage à peine reconnaissable, et un visage qui se présente en apparence sous l’aspect le plus privilégié de la reconnaissance. C’est donc une sorte de présentation inversée des traits principaux du visage et du paysage respectivement.
Cependant ce visage féminin est assez troué, pour ainsi dire, pour questionner depuis qu’il existe sur ce qui s’y soustrait à la reconnaissance : un réel que voilent tout juste la fente des lèvres et le trait énigmatique du fameux sourire — dont il semble d’ailleurs que ce soit l’une des premières représentations dans la tradition occidentale.
Conclusion
Avec le paysage, le peintre comme le photographe rencontrent l’épreuve d’un réel qu’ils essayent d’imager et de cadrer. Leurs moyens sont très différents mais ils ont tous deux affaire à une difficulté similaire : déplacer un peu le cadre et la forme où vient spontanément pour chacun se poser le paysage. Nous avons dit combien cette forme et ce cadre peuvent être stéréotypés et quasiment automatiques. C’est pourquoi la rencontre avec l’œuvre d’un peintre ou un photographe dans le vif de leur travail peut s’avérer une chance : l’occasion de casser un peu cette armature et d’éprouver, parfois non sans angoisse, comment le réel peut s’aborder un peu autrement que dans les chemins ordinaires du refoulement. C’est à quoi ils nous invitent dans le meilleur des cas : à « déposer notre regard », disait Lacan, « comme on dépose les armes ». Le paysage peut évoquer aussi bien cette difficile dépose du regard que sa plus plate confirmation.