Paraîtront sous cette rubrique les réponses d’artistes que nous avons choisi de solliciter, poursuivant ici le jeu de l’enquête. La question qui leur a été posée est :
« L’œuvre ne s’envisage pas comme métaphore de l’inconscient. Au contraire en mettant en rapport l’usage de la topologie borroméenne, qui permet une écriture de la structure de l’inconscient et la poésie, Lacan indique, à la fin de son enseignement, la proximité de l’œuvre avec les formations de l’inconscient (rêves, actes manqués, lapsus, mots d’esprit). Le topologue qui trace des nœuds met à l’épreuve ses propres limites imaginaires ; les erreurs révèlent qu’il est lui-même pris dans le nouage, expérience qu’il partage avec l’analysant.
Qu’en est-il de l’artiste pour qui la connexité des éléments constitutifs de l’inconscient semble être le terreau, le socle du travail ? Qu’en est-il de l’artiste qui la met en œuvre par une écriture singulière ? Quel témoignage de cette expérience pouvez-vous nous livrer ? »
Après Jean-Claude Silbermann, Jérémy Liron, Sandra Lorenzi et Anne-Lise Broyer, Rémi de Chiara se prête au jeu.
Rémi de Chiara, né en 1987 est plasticien ; il vit et travaille à Lyon.
Extrait de Prodromus, 2017-18
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Sandra Lorenzi fabrique des mondes, déploie des formes archétypales et originelles,
entre Histoire et philosophie, connaissance et imaginaire, comme des antichambres du réel.
Par qui par quoi pour ne courir. Autrement-dit j’ai peur j’ai peur un jour d’être exaucé. Par qui pour quoi pour n’être. Qu’à genoux pour qui prie-le prie toi prie toi toi d’être ce que tu es. Aujourd’hui j’ai vu. Toujours le même homme voûté le même pigeon prendre pour lui toute la détresse de l’humanité. Autant d’empathie pour qui pour quoi le volatile le fixe se fixer sur l’objet du volatil. Je ne pris rien. Rien de plus au bas mot. Pour le vieillard qui tient la chaîne pour le pigeon qui tient le vieillard. C’est limpide aujourd’hui je sais j’ai peur un jour d’être excusé. J’ai peur un jour d’être exaucé. (1)
On se souvient toujours de son projet d’écriture, mais jamais vraiment du moment précis du passage à l’acte. Y aurait-il un mythe caché sous cet oubli ? Comme la première parole versée au commun, le premier mot fond comme neige au soleil sur la feuille-écran de nos désirs. Il n’en reste rien de ce premier mot, et pourtant… Des formules tentent encore et toujours de raviver la magie du geste : « Il était une fois… ».
« Il était une foi », voici la bonne version, inaudible pour l’orateur, suffisamment intelligible pour l’écrivant qui embrasse les prémices de son moi futur. « (…) Prie toi prie toi toi d’être ce que tu es. » (1’)
« Je » convoque à lui l’être au jeu qui s’installe dans la fugacité d’un mot. « Je » se fait signe par ce premier, totalement, entièrement. L’entéléchie, le principe actif de toute chose, se convoque là aussi, dans l’indice de notre présence au monde qui est déjà si parfait dans la toute-puissance de son inachèvement.
Il n’y a plus qu’à. Il faut pourtant se trouver encore et encore dans la répétition de l’acte. Le corps peut-il devenir un membre de sa propre corporéité ?
« Pour écrire un poème, vous devez d’abord fabriquer un crayon qui écrira ce que vous voulez dire. Pour le meilleur ou pour le pire, ceci est l’œuvre d’une vie. » (2)
Le membre ou l’outil comme vecteur de l’émancipation. Pour écrire un poème, il faut d’abord que je fabrique un doigt qui écrira. Il écrira par-derrière ma tête, naviguant à travers les strates tout à la fois obscurs et limpides, poreux et lisses, de la pensée qui perle sur mon front. Je ne sais quelles forces obscures ou limpides sont à l’œuvre au moment du passage à l’acte, mais je sais qu’elles doivent s’accorder pour permettre le surgissement du souffle.
Un jour, j’ai rencontré un pigeon qui portait en lui toute la détresse de l’humanité. Il m’a fait la courtoisie de me rendre à mon animalité pour que je puisse la ressentir. L’instant fut aussi bref qu’un croisement d’œil. J’ai vu en lui ce que je ne connaissais pas. J’ai vu en lui la gravité de l’être qui se joue en sourdine à travers les cycles des âges. Le reverrai-je au détour ?
Il porte sa part de responsabilité dans mon état d’écrire au monde. Puisque aucune représentation ne pourra capter le mystère de son regard, je lui dois ce désir, non pas de vouloir posséder, mais de rentrer en possession. Elle se fonde en amont de ce « je » qui attend l’alignement des auspices. Les âges ne suffisent pourtant pas à la maturation. L’autre temps sur l’autre rive peut faire ployer le passage à l’acte. Alors, laissons-nous faire et plongeons dans ce nœud innommé. Les images reviennent par vagues au détour d’une inattention. Suis-je donc toujours ce volatile éperdu en quête d’une humanité ?
Je n’ai plus peur d’être exaucé. Puis-je être volatile et innomée, l’anima(l) sans corps et sans histoire, aussi mineur qu’un crayon dans les sillons de son festin.
(1) Sandra Lorenzi, poème “Par qui par quoi”
(1’) ibid
(2) Jim Harrison, « Une heure de jour en moins », ed Flammarion, p72.
UN PAYS LOINTAIN
Cependant, si l’on peut devenir temporairement invisible en guettant le passage des truites, en observant les nuages ou en entendant pousser ses ongles, voire même en tombant de sa chaise, ce ne sont là que d’infimes exemples des innombrables procédés circonstanciels et involontaires que l’on ne saurait comparer aux conditions de vie particulières que réserve un séjour définitif dans la distraction.
L’inexistence est un pays lointain. On n’y peut vivre qu’en passant totalement inaperçu.
Les enfants la traversent parfois, s’y ébattent sans mesure, puis l’oublient. Adultes, ils bricoleront une vie autour de cet oubli.
D’autres s’en souviennent obscurément, et le souvenir de l’oubli leur revient dans des moments inopportuns. Il arrive alors que la peur de l’inexistence s’empare d’eux, les paralyse au bord du gouffre, et, parfois, bousille leur vie. Ils ne sont pas équipés des lentilles de l’invisible qui leur permettraient de lire sur les lèvres des morts.
D’autres encore, que l’on pourrait qualifier de presque fous, sont tenus de s’y rendre fréquemment, pour des séjours plus ou moins longs, agrémentés du loisir d’y pouvoir faire n’importe quoi. Cependant, n’importe quoi finit toujours par être quelque chose : des mots, des images, des objets, des sons, des gestes impratiqués, — des souvenirs de là-bas, arrachés à la douleur et au plaisir d’être rien — rien, de rien, de rien. Avoir su passer inaperçus les conduit, retours de là bas, à exhiber leurs trophées pour l’édification de ceux qui aimeraient s’y rendre, s’ils n’avaient pas si peur.
C’est une vieille rengaine : « Il y a ceux qui dansent et ceux qui regardent danser ».
Cependant, il peut arriver que la pensée de la danse s’engage d’aventure plus périlleusement dans l’inexistence que ne s’y risque la danse elle même — et tous les danseurs.
Comme égarée, l’origine du réel s’enracine dans l’inexistence (c’est, du moins ce que l’on imagine pour formuler un symbole primordial). Là bas, c’est ici. Dans l’inexistence la réalité est perfection.
Cependant, les êtres que l’on y croise parlent sans fin. Cependant, les mots qu’ils disent diffèrent de ceux que l’on comprend car il y a des visions dans le bruit des mots : des visions, des prédictions, des ordres, des insinuations obscènes qu’il faut écouter sans ciller, cependant. Là-bas, tel grand capitaine est une petite fille, une putain innocente et chaste, pour le plaisir des pédophiles et des michetons incandescents. Et pas de pardon.
Là-bas, tout se construit sans apport personnel.
Et la durée est en suspension indéfinie dans l’inexistence, dans la distraction, dans l’insouciance.
Entre les innombrables choses variables du monde et les états changeants de l’être, le manque résout toute trace de discrimination morale ou sensible. La mélancolie et le courage, le doute et la certitude, le désespoir et l’espoir, la méchanceté et le bien, les plaintes et le devoir, le scepticisme et la foi, les sophismes et la froideur du calme, l’orgueil et la modestie sont devenus choses égales, là bas, par les chemins creux qui s’égarent, sous la pluie d’été, dans l’ingénuité du désir.
NOTES DE CARNET, TRAIN, juillet 2017.
« Curieusement, ce n’est pas l’histoire qui s’y enterre et disparaît, ni l’heureux moment de marche dans la clarté matinale qui m’ont retenu, mais le souvenir d’avoir écrit un fragment sur cette même voie dans le premier Juliau ; de m’être battu pour un bloc de prose. »
Nicolas Pesquès
Le moteur ronronne à l’arrière, à peine modulé par la résistance des vagues sur l’étrave, le roulis qui joue sur la coque. Le soir a assourdi toutes les teintes, commençant d’avaler dans sa pénombre les habitations qui parsèment la côte. A gauche l’horizon ne porte plus aucune terre visible et la mer se déploie, sombre et métallique, renouvelée dans l’animation d’une faible houle compliquée de vagues croisées. Quelque chose berce l’attention tout en aiguisant le regard qui se plante alors dans les parages du visible, tantôt sur le dégradé atmosphérique qui monte à l’horizon, tantôt sur la chorégraphie compliquée jamais exactement répétitive et pourtant lancinante des reliefs de la mer dont le bleu profond, le net ciselé ouvrent au vertige des espaces du temps et de la mémoire. Des moments similaires remontent dans le corps et dédoublent la sensation comme on feuillette un album en méditant sur les illustrations ou sur le simple mouvement des pages.
Ou bien c’est à la vitre, pivotant en une éclipse fugace, la silhouette d’une bâtisse de caractère regardant la mer à travers des grands pins légèrement penchés par l’élan.
Même la lumière qui marque un muret de béton clair au bord d’un chemin, un arrangement particulier dans le regard, un accord de masses. L’objet le plus humble, le plus ordinaire, que soudain l’on considère, comme Georgio Morandi nous invite à le faire, provoquant en nous l’écho ou le reflet de notre propre solitude ; comme Di Chirico en a mis en évidence la métaphysique mélancolie.
Une intuition se formule, non verbale, depuis le plus obscur du corps où sa piste se perd. L’expérience dont on se fait témoignage en donnant un récit, à la source de laquelle le récit trempe sa plume échappe, escamotée par le récit lui-même qui palie au creux de l’indicible. On se tient au bord. Et le dire est manière d’en prendre la mesure.
En prendre la mesure : noter l’effet en soi et comment cet effet compte, quelle est son importance subjective parmi les autres effets vécus intériorisés. Ces moments, ce qu’ils amènent à considérer, versent leur contribution à ces autres dont on a précieusement conservé la note ou le foyer en soi. L’image d’une fontaine de jouvence peut sembler trop naïve ou romantique, pourtant s’insinue la sensation que ces moments ou ces accords offrent des gorgées d’énergie, de plaisir, une forme de résistance à l’engloutissement ou à la nuit qui nous cerne. Que s’y tapit la vie, comme une braise au cœur des cendres. Pour autant, la chose ne se manifeste pas à l’intérieur de l’expérience d’une manière aussi concrète qu’une source d’eau claire ou qu’un rayon de lumière. L’aborder, comme le laisse très littéralement entendre le mot, c’est y venir par les bords, par l’empreinte ou l’écho, la vibration ou l’onde. Par là où elle devient, ses rives. Réalité semblable à la matière noire qui se révèle en négatif, à celle de l’univers primordial dont on ne fait que sonder l’écho, que déduire la nature par une récapitulation mentale.
On sait mal pourquoi certaines choses, certains moments se découpent ainsi dans ce que vivre escamote continuellement pour se donner à reconnaître comme un morceau du monde dans sa présence grave, pris dans les reliefs de l’espace, les paysages du temps. De quoi ce vertige troublant l’ordinaire tranquillité de ce dont nous faisons notre réalité est-il le signe.
Sinon que cela, par un effet miroir, nous concerne. C’est le res de la chose qui entend rester. Res incognita de nos cartographies qui affrète nos caravelles.
Ce sentiment qui conjugue ce qu’il ne nomme pas, cette bouffée reçue comme une vision, dans le même raccourci, la même fulgurance un peu vertigineuse, ce précipité de l’expérience, cette mise à jour ou « montée au jour », comme les égyptiens disent de la mort terrestre, esseule de mettre en échec le langage condamné à bégayer, trouble d’abord de glisser entre les doigts de la conscience avant que les deux accrochent sa peau, entreprennent de la découper à l’intérieur de la sensation.
Peut-être est-ce à peu près ce que les phénoménologues nomment réduction ou donation ? Une façon qu’a l’expérience de se conclure temporairement, un mouvement de déglutition, un battement de paupière qui intériorise une fraction de seconde une image composite du vécu antérieur, en dresse la figure ; l’arrime ou la tisse d’autres moments similaires que le corps a synthétisés. Nous courons après l’effet en soi qu’a causé ce qui en un mouvement d’éclipse, presque simultanément, s’est manifesté et s’est évanoui. Tentons de recréer un « entraperçu » saisissant, une configuration passagère. L’œil scrute, parcourt, vérifie plusieurs fois les limites, les contours, la structure, les phrases tressent ou tissent à partir de cet aveuglement premier, d’une empreinte qui n’est déjà plus accessible que par l’élaboration recommencée d’un souvenir.
Le tableau est posé au sol, légèrement incliné sur le mur. Il localise un espace à l’intérieur de l’espace de l’atelier. Ce que Foucault désignait comme une hétérotopie. Le fond qui a été appliqué à larges coups de brosse tente de qualifier par une teinte première le lieu ouvert et large à travers lequel vibre la sensation, de l’ébaucher ou de la dégrossir.
C’est un temple, ce quadrangle que les oracles traçaient au ciel pour y lire les augures. Un morceau d’espace qui ne sera rendu visible qu’au passage d’un oiseau qui, venant de l’est ou de l’ouest, fendra le bleu, fera signe. Fera advenir une image. La main, pinceau au-devant, scrute, sonde l’espace, tente d’échafauder la scène, entre intention, construction et dérive intuitive, hasardeuse. Une pensée trop volontaire en dissiperait l’objet, projetterait trop d’elle-même. Les physiciens comme les sociologues savent comme souvent les conditions mêmes de l’expérience parasitent et modifient l’objet de l’observation. L’œuvre est un semblable artefact.
L’oubli. Ce dont dans la vie ordinaire on fait un défaut est dans l’art un salut. Fatiguer la conscience, l’orienter vers cet objet négatif qui la détournera. Creuser face au travail une fosse d’oubli où le corps et ses automatismes prendront le relais, déprenant la volonté. Stratégie de soi contre soi. Je me souviens d’un film de science fiction mettant en scène des envahisseurs incarnés dans des enfants, tirant leur puissance de leur capacité à lire dans les pensées et ainsi d’anticiper n’importe laquelle de leur intention. Aussi l’instituteur qui s’est donné pour mission kamikaze de les tuer ne doit-il jamais penser à son projet, au décompte de la bombe cachée dans son sac sur le bureau. Il s’efforce de penser à un mur. Il oppose en pensée un mur à leur indiscrétion.
Il semble qu’à la fois l’on cherche à mettre en scène la sensation, qu’on élabore le lieu propice à son apparition et qu’on la pense, la réfléchit. Se conjuguent dans un même mouvement dont l’œuvre entend conserver les traces et qu’elle tend à réaliser, la pression d’un langage et la poursuite d’un « je ne sais quoi qui s’obtient d’aventure » pour reprendre les mots de Jean de la Croix, qui tout à la fois quête un sentiment, comme le chasseur suit dans les traces ténues qu’elle a laissées l’image fantasmée de sa proie, et tâche de tirer profit des potentiels de la situation engendrée.
Il faut remarquer ici comme toute expression en outre se détache de ce qu’elle était vouée à exprimer. Le premier mot, la première trace posés, objectivés sur la toile, la page ou dans la parole orale agissent en retour, déterminant ceux ou celles qui viendront s’y nouer ou y réagir en concurrence avec ce que la volonté consciente projetait en appelant des connivences, affinités et déployant ce qui pourrait s’apparenter à une pensée autonome. Ainsi, ce qui advient dans le travail d’expression déplace les intentions, répondant à des nécessités plastiques, au sens large. Paul Valéry confiait : « si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire (…) je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire, et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit ».
Est-ce une description rigoureuse ou une image qui s’impose pour pallier les manques du vocabulaire : la chose – pour désigner vaguement ce qui sollicite – hésite entre plusieurs manifestations, plusieurs états. Ou les combine en les superposant sans ni les mêler ni les confondre en un produit stable. A la manière de ces âmes errant dans le purgatoire, de ces lémures, ces fantômes qui, dit-on, hantent les vivants de ne pas avoir rejoint le lieu de leur apaisement, ces images existent sous la forme trouble de ces destinées potentielles qu’une saisie trop nette ruine ou appauvrit en la fixant, en l’engageant dans une manière d’être, une dynamique. Suspendues.
Lorsque l’on avance le carnet devant soi ou incline la toile au pied du mur à trois pas, en considérant furtivement le vertige, tout autour est désenchanté. Il n’est qu’une pâle lueur ou son souvenir dissout dans tout le corps. C’est comme une sensation qu’on pourrait retrouver en cherchant une posture, une certaine disposition du corps dans l’espace et sur lui-même. Il semble un instant que le travail consiste laborieusement à installer les conditions d’apparition un peu miraculeuse de ce feu, comme d’édifier un monument, l’ajuster en espérant que le soleil viendra jouer comme on avait cru le voir jouer un jour, ailleurs, dans un lieu et un moment impossibles.
Car enfin, il s’agit de faire advenir quelque chose, un lieu en lequel pourrait se loger par pure projection peut-être, sous un mode imaginaire ou symbolique cette sorte d’échauffement fragile que l’on porte et nourrit d’une maison tournée vers la mer, d’un arbre penché, d’une lumière ou d’une musique brouillée de voix qui filtre à travers un soir d’été. Sans noter, sans inscrire ces lieux dans quelque espace qui nous soit accessible peut-être se précipiterait-on dans le vide ?
Giacometti multipliera les tentatives à partir de deux ou trois événements, d’une obsession, que ce que l’on appelle « son œuvre », par diverses hypothèses, en d’infinies variations, ne fera que relancer et tenter de définir. Peut-être n’œuvre-t-on jamais qu’à tenter de voir plus clair, à tenter de définir cet obscur objet qui, comme un cadre, comme une cloche de verre, a créé la sensation ou la révélation. « Ce que je fais m’apprend ce que je cherche », confiera Pierre Soulages, livrant, lapidaire, une vérité artisanale reconnue par beaucoup. Un peu comme ces mots que l’on a sur le bout de la langue mais qui, restant tapis on ne sait où, obligent à des détours, des explications approximatives dont l’expression tente de cerner et saisir à la fin le mot juste, le sésame qui rendra rétroactivement gauches ou dérisoires tout ce qui avait été bricolé pour l’atteindre. Mais sans doute qu’ici un tel mot n’existe pas, nous privant de dénouement, nous condamnant à errer, ne faisant comme disait Beckett, que « rater, rater encore, rater mieux », peut-être.
On mesure comme nos moyens toujours trahissent, manquent et fabriquent eux-mêmes des objets à l’intérieur desquels leur sentiment se reflète. Comme l’attention elle-même produit son propre écho, comme la lentille produit sa propre réalité visuelle. Aucun objet n’échappe à lui-même. John Cage en raconte l’expérience quand, dans une chambre anéchoïque dont le principe est d’isoler l’observateur de toute source sonore, il observe que le silence qu’il aurait pu attendre est troublé, outre par les bruits que produisent ses battements cardiaques ou sa respiration, par ceux, plus ténus encore de sa circulation sanguine ou de son activité nerveuse. C’est aussi la définition scientifique de l’artefact. Ainsi chacun verse son monde propre à l’image générale du monde, illusion collective.
On sait aussi que le langage nous façonne et nous traverse, agrège peut-être ce qu’on localise comme notre être et dont on pressent sinon l’éparpillement, la dissolution ou l’effondrement.
Que nous ne pouvons nous aventurer hors de lui sans aussitôt nous projeter hors de ce que nous définissons comme nous-même, dans un lieu semblable à un trou noir où chaque chose échappe à elle-même. Sans nous perdre. Fascinent alors ces êtres qui existent d’autres manières que la nôtre, font l’économie de l’interface symbolique et dont le monde, le mode d’être au monde nous échappe. Certaines formes de méditation tentent par une mise en retrait partielle et temporaire de mettre en veille l’activité réflexive, raisonneuse, projeteuse, du moins de la maintenir en lisière pour lui préférer un éveil sensoriel, sensualiste, une perception plus indéterminée qui produit un autre « être au monde », plus simple, plus calme. La poésie témoigne de ce chemin court, de cette contraction issue de toute une rumination inconsciente.
Œuvrer peut consister alors à tenter par l’exploitation créative, toujours renouvelée, d’approcher autant que possible l’événement dont on ne sait où se situe la source et où se situe l’écho, afin d’en donner un indice comme témoignage de son vécu tout autant que de sa propre existence dans le monde. Cet événement peut être extrêmement localisé et personnel, individuel, mais aussi collectif et comme insinué dans les plis de la mémoire des hommes, dans son inconscient.
Exister, pour tous à un certain degré, consiste peut-être au fond à nous extraire de cette nuit lointaine, au chaos confus de nos sensations premières, à nous en défaire en les travaillant à l’échelle individuelle comme collective.
Peut-être voudrait-on en finir de cette intranquillité, de ce qui, de si loin nous rappelle à notre fragilité, à cette fragilité que chaque œuvre fait affleurer et brave tout à la fois. Et nous ne parlons, ne tressons des raffinements de pensée, ne produisons tant d’objets, ne nous occupons continuellement à travailler ou nous divertir que pour nous faire exister face au silence. La peur. La peur ne vient jamais de ceux qui parlent, mais de ceux qui se taisent. Ceux qui font de leur corps par leur silence une sorte de nuit, une sorte de mur de nuit où tout s’absorbe et sombre, une sorte d’« anti-langage » comme on dit « antimatière ».
Des images, des histoires ou des réflexions confiées à l’espace du texte viennent dire simplement parfois qu’on a passé là, comme les graffiti sur les arbres ou les tables de classe poursuivent cet obscur rituel des mains pariétales et portent par leur trace le souvenir d’existences orgueilleuses qui, d’avoir acquis le pouvoir de se raconter à elles-mêmes purent, peuvent, incidemment exister pour les autres. Il y a ces mots de Cesare Pavese : « la seule règle héroïque être seul, seul, seul. Lorsque tu passeras une journée sans présupposer ni impliquer dans aucun de tes gestes ni de tes pensées la présence d’autrui, tu pourras te dire héroïque. » Cet héroïsme est-il différent d’un autisme, ruinant à l’extrême de sa perspective la possibilité même d’un langage qui le mettrait en évidence, le ferait sortir de lui-même, le ferait ex-ister ?
Peut-être à nouveau est-ce seulement pour couvrir l’angoisse, divertir du vide au bord duquel on se tient, maquiller les murs ? Peut-être ne peut-on se passer de l’attestation extérieure de nos semblables pour considérer qu’il ne s’agit pas seulement d’une illusion des sens ? Et pourquoi a-t-on eu nécessité après des millénaires de distinguer l’illusion de la raison ?
Peut-être est-ce dû à cette sorte de dialogue que l’on entend entre plusieurs zones, plusieurs étages à l’intérieur de soi, dans les partitions internes de l’être ? A une recherche d’accord, d’harmonisation du langage et du corps, de l’intellection et de l’intuition sensorimotrice, des diverses intelligences qui cohabitent en soi ?
Demeureront inaccessibles pour nous, êtres de langage, cette manière de monde, ces manières de monde en lesquelles se logeaient ceux qui nous précédaient dans une humanité naissante proche encore des vies animales desquelles à toute force nous nous sommes progressivement et radicalement extraits.
Chaque expression me semble mettre en suspension ces questions, troubler l’évidence des mouvements ordinaires de la vie. Alors il nous faut avancer là où les moyens attendent, saisir de quoi tracer, se confronter à l’outil comme à la matière qu’il entend informer. Il nous faut nous escrimer à faire quelque chose, à œuvrer. Y retourner chaque jour comme on descend à la mine, comme l’on pose son front, comme on avance et bloque les épaules, appuyant les paumes, arquant le dos, gainant le ventre. Ce sera notre façon d’engager notre existence dans ce monde dont on perçoit le caractère mixte, hétérogène ou composite, mêlant réel et fantasme sous la figure de la réalité, notre façon de prendre place dans les possibles de l’existence. Notre manière de nous découper dans l’espace, de nous découper à l’intérieur même de la possibilité que nous entérinons d’une découpe et d’un espace. Chaque geste énonce et produit la possibilité de faire des mondes dans l’innommé.