Nous poursuivons dans ce séminaire une élaboration qui témoigne de notre préoccupation concernant l’incidence de la psychanalyse et du discours de l’analyste aujourd’hui. Dans le fil de la lecture du texte de Sigmund Freud « Malaise dans la civilisation » cette année lors du séminaire d’hiver, ce débat concerne les possibles nouvelles formes de structuration psychique et entre en résonance avec les trois derniers numéros de la Revue Lacanienne, sous la direction de Marc Morali, sur la croyance, les haines et notre rapport à l’impossible avec pour titre de la dernière mouture : « à l’impossible sommes-nous encore tenus? ».
Freud avait pu à partir de la praxis de l’analyse donner interprétation d’une partie de ce malaise à savoir la nécessité d’un sacrifice de la satisfaction pulsionnelle lié aux exigences du fait civilisationnel. Loin d’une quelconque libération ou d’un affranchissement aujourd’hui, cette livre de chair est toujours exigible bien qu’elle se manifeste en son envers et qu’elle se double d’impératifs sur-moiques dans l’ivresse collective de la soif du manque à jouir. Ce séminaire de Lacan est contemporain du moment auquel il répond à savoir « un temps dont les exigences sociales sont conditionnées par l’apparition d’un homme servant les conditions d’un monde scientifique ».
Cette proposition extraite de la conférence « La place de la psychanalyse dans la médecine » prononcée en 1966 est absolument cruciale puisqu’elle décrit ce qu’il en est de notre statut désormais que nous le sachions ou non. Une de ces conditions est la désarticulation du rapport entre savoir et vérité, voire la forclusion de la dimension de la vérité. Cependant il ne s’agit plus de la science moderne au sens de Pascal où la vérité dernière serait remise à la charge d’un lieu Autre, désormais plus besoin de cette garantie. Une des conséquences est la contestation radicale qui concerne le savoir et le rapport au savoir, et particulièrement le savoir Occidenté et ce jusqu’à l’interrogation sur la nécessité de la transmission.
J’évoque cette date de 1966 puisqu’elle constitue le prémices d’un renversement épistémologique dont notre discours contemporain est tissé tout du moins des deux côtés de l’Atlantique. Février 1966 c’est l’occasion des six conférences américaines de Lacan, où il est saisi d’un vertige devant la présence compacte de notre passé, des œuvres impressionnistes à l’architecture gothique, comme stigmates d’un temps révolu au sein de la modernité américaine. En mai 1966 c’est la dernière apparition de Foucault au séminaire prélude, 10 ans plus tard en 1976, lors de la parution de «la volonté de savoir» à une charge contre la psychanalyse considérée comme une entreprise de normativation sexuelle patriarcale au service des dispositifs de Biopouvoirs. Il n’est pas besoin je pense d’en rajouter sur l’actualité de ce propos. Enfin en octobre 1966 c’est la grande conférence de Baltimore sur le structuralisme où Derrida annonce la nécessité d’opérer une critique systématique des concepts hérités de la métaphysique, je le cite : « poser systématiquement le problème du statut d’un discours empruntant à un héritage notamment métaphysique les ressources conceptuelles pour déconstruire cet héritage lui-même afin d’opérer un décentrement permanent afin de récuser tout signifié fondamental qui serait temps du côté de l’origine que du côté du Telos ». Ce qui va être connu ensuite sous le nom de French theory, ou théorie de la déconstruction, repose ainsi sur une désupposition de savoir systématique.
C’est un des axes de ce séminaire puisqu’il y a une antinomie foncière entre cette pratique de la désupposition de savoir et l’opération qui acte qu’il n’y a pas de sujet supposé savoir. L’entrée dans le procès de la cure analytique nécessite cette déchéance de cette instance d’un sujet supposé savoir, ce qui la distingue de toutes les autres entreprises thérapeutiques ou de développement personnel ou impersonnel. C’est l’invite à la libre association qui est introduit à une hystérisation de la parole et qui fait accroire à cette supposition d’un sujet supposé savoir auquel l’analysant s’identifie. L’enjeu est que se manifeste d’emblée l’écart entre cette élection propice à l’allumage du transfert et un effet de sujet, à savoir l’effet de division subjective produit du passage d’un signifiant à un autre nécessitant cette place vide que soutient l’analyste, place à laquelle se superpose l’objet petit a cause du désir. C’est dire aussi que le transfert articulé par ce leurre du sujet supposé savoir n’est qu’une modalité du transfert. Le transfert peut par exemple être supporté par la distance du dire au dit, transfert à un lieu dans le dire et non à la semblance d’un être.
J’ai parlé de renversement épistémologique pour éviter les termes trop facilement usités de rupture, de mutation, de déclin, avec la valence de catastrophe que nous leur accordons généralement. Hérité de la tragédie classique, ce signifiant de catastrophe indique au théâtre le dénouement de l’intrigue et pourrait constituer le quatrième de mon titre : hors-scène, praticable, semblant, catastrophe. En ce sens il pourrait faire métaphore du procès de la cure. Nous avons plutôt à y lire l’incidence de la nostalgie névrotique sous la frappe de la répétition mais aussi l’envers d’un désir sourd de l’évènement qui enfin nous sortirait de l’ornière de la répétition d’une perte, toujours identique, toujours différente, toujours méconnue. Nous devrions ainsi nous réjouir que la nostalgie ne semble plus être au goût du jour. Si l’absence d’un signifié transcendantal, tel que l’a dénoté Derrida, ouvre à tous les possibles, il semble inscrire notre ère dans une métonymie effrénée où un signifiant maître chasse l’autre, jusque dans les dénominations de genre où, face au refus de toute assignation signifiante, les lettres ne peuvent que se multiplier faute de répondre au manque à être sans empêcher que ça ne cesse pas de ne pas s’écrire.
Peut-être y a-t-il en fait d’autres nostalgies et un des premiers à nous l’avoir fait entendre c’est Ulysse auquel Lacan fera référence à plusieurs reprises dans son enseignement. Ulysse c’est l’homme de la douleur du retour dans toute son ambiguïté, un archétype de division subjective, nostalgie de ce qui a été perdu, de ce qui n’est jamais advenu mais aussi de la perte à venir de son périple. C’est le temps de l’espoir mais aussi celui de l’épreuve, lui qui comme Oedipe se verra révéler son destin par Tirésias, le devin aveugle lors d’un séjour aux enfers. Ulysse donc plutôt que Œdipe, pourquoi? Nous avons d’ailleurs à renverser la question pourquoi Œdipe plutôt qu’Ulysse? Ce dernier, dans ses différents destins, occupe différentes places et se trouve à chaque fois sur-déterminé par une nouvelle donne signifiante. Ulysse incarne la ronde des discours, et des lettres qui les constituent, de manière structurale. C’est une réponse au mot d’ordre de Derrida sur le nécessaire dépassement de la structure, à savoir se mettre à l’épreuve des effets d’une écriture, de l’impuissance à l’impossible, plutôt que de céder au vertige d’une mise en abîme à l’infini. Ulysse est tantôt le S2, le savoir de l’homme aux mille ruses, l’hystérique qui joue le jeu du leurre du savoir et qui s’oppose au S1, aux signifiants maîtres des Dieux de l’Olympe. Tantôt il est le S1, le maître et héros de la guerre de Troie et tantôt la proie, semblant de a, objet de désir dans son long rapport sexuel avec Calypso, qu’il quitte par nostalgie du désir et du manque qu’il ne connaît plus dans cette éternité de jouissance. Ulysse c’est aussi le sujet dans sa vérité la plus crue : lorsque qu’il fait surgir l’objet regard de l’œil du cyclope Polyphème – littéralement qui parle beaucoup-s’appuyant sur la duplicité du signifiant, il ne peut se dire que : personne. Ronde des discours qui ne valent que l’un par rapport à l’autre et enchâssement de temporalités dans le récit qu’Ulysse fait et dans la structure elle-même des chants qui composent le poème façonné par de multiples auteurs qui ont tous pour nom désormais Homère. Pas plus que lui, nous ne savons donc pas ce qu’est la jouissance perdue d’Ulysse.
Dans la leçon du 14 janvier 1970, Lacan donne une justification de ses mathèmes et de ce qu’il en résulte. Il s’agit de l’écriture première qui se déduit de ce que au moins un signifiant représente le sujet, en ce qu’il manque, pour un autre signifiant ; pas ce qui lui manque à ce sujet mais du fait qu’il est manque. Il décrit cet appareil de jouissance comme recherche d’une jouissance sous la forme de la répétition plus exactement à la recherche d’une déperdition de jouissance que la répétition engendre. Ce manque se note d’une marque Une, unique, dite trait Unaire, un Un qui dénote un 0 et qui ne compte pas sauf dans l’anticipation nostalgique du prochain tour, celui qui comptera enfin Un. Nous trouvons là le ressort de tant de dispositifs fictionnels qui nous sont sources de réjouissances, comme par exemple les gangsters qui vont faire un dernier coup avant de se retirer celui qui comptera enfin un et qui provoque toujours la perte définitive de jouissance. À l’inverse dans le film de Louis Malle « Le voleur », Jean-Paul Belmondo atteint un point de vérité pour dire à son amour d’enfance, qu’il n’a jamais cessé de vouloir retrouver, qu’elle est la seule à qui il puisse dire qu’il est seul. En effet pour lui rien ne compte que le moment où il met la main sur l’objet puisque simultanément il fait disparaître le dit objet et il réalise qu’il n’est rien, enclenchant la toxicomanie du vol, production d’un plus de jouir. Il y a un espace-temps entre se réaliser être rien et assumer d’être personne, qui peut être celui d’une cure analytique.
Ce trait unaire est à l’origine du signifiant en fonction au regard du désir, conséquence de ce séquestre sans cesse renouvelé de jouissance, et n’a pas de rapport avec l’origine mythique, le un mythique, dont Derrida indique qu’il faut entamer la déconstruction qui s’est depuis généralisée. Cette marque la plus simple est la marque d’une béance spécifique dont la reconnaissance peut nous arracher aux interprétations de la perte en terme de frustration et de privation. « c’est du trait unaire que prend son origine tout ce qui nous intéresse, nous analystes, comme savoir sur la jouissance comme interdit, ou comme impossible qui peut être assumé seulement dans l’après coup d’un passage par l’impuissance propre à chacun des quatre discours », comme le précise Lacan toujours dans cette leçon du 14 janvier 1970. Le lieu de l’analyste est là où résonne cette barre sur le savoir, un savoir réduit à une articulation de signifiants. Nous avons à réaliser la différence entre sujet supposé savoir et l’invite « Tu peux savoir », au fronton de la revue Scilicet qui parait en 1968, tu peux savoir mais pas sans lire ce qui ne s’écrit pas dans ce qui s’entend.
Il nous faut apporter ici deux précisions. La première est que le savoir articulé à partir de la nécessité formelle d’une écriture est de même structure que ce savoir, moyen de jouissance, introduit par le procédé de la répétition. Deuxièmement c’est un appareil qui fonctionne sur le mode de l’entropie considéré par Lacan comme une déperdition d’énergie ce qui donne son statut à ce qui se perd de jouissance qu’on peut aussi bien appeler manque à jouir que plus de jouir :l’être dit humain doit « s’apparoler à cet appareil de langage qui disjoint le corps et la jouissance ». Ceci permet de souligner l’antinomie entre langage et parole et l’affrontement entre suprématie des langages, qu’ils soient numériques ou managériaux, et fonction de la parole, ce qui constitue une des caractéristiques de ce temps nouveau. L’écriture des discours se nécessite de cette homéomorphisme de structure entre ces savoirs hétérogènes en articulant fonction de la parole, champ du langage et incidences de l’écrit au travers de l’ordre des discours. Lacan fait à ce propos jouer la langue entre entropie avec un e et anthropie avec un a et nous pouvons pousser plus loin : ce que nous aurions à nous reprocher aujourd’hui au temps de l’anthropocène, c’est l’advenue de l’anthropire. Pour contrer cette funeste course, exit l’anthropos qui ne devrait plus se tenir sur le devant de la scène comme semblant et pas plus du coté du hors-scène où le noeud de la tragédie se noue. C’est là où le praticable prend valeur, d’un coté la réalité avec sa structure imaginaire qui nous fait croire au monde et de l’autre, où l’on n’est pas moins dupe, les entrelacs des fils de trame et des fils de chaine. L’objet a cause du désir est ainsi à considérer comme le bâti du fantasme et comme le praticable en place d’agent et non de vérité du discours analytique.
Quelques remarques s’imposent ici à propos des discours tels que formalisés par Lacan qui ordonnent le grand théâtre du monde. Le discours analytique est l’envers du discours du maître et pour passer de l’un à l’autre il faut une double bascule, un retournement à partir d’un contrepoint pour passer du discours universitaire au discours hystérique qui lui fait les yeux de Chimène. Le discours du maître est homologique au discours de l’inconscient s’il existait. Ce n’est pas dire que le discours de l’analyste est l’envers de l’inconscient ou alors seulement au sens d’une étoffe qui aurait deux envers. Le discours de l’analyste est un envers qui n’a pas d’endroit puisqu’il s’agit de faire advenir le non-lieu d’un réel et ainsi de se soutenir d’un savoir-faire non à partir d’un discours mais entre les discours. Si vous passez le praticable, l’envers est toujours autre et Lacan le ponctue : « plus l’inconscient est interprété plus il se confirme d’un envers irréductible ». Le savoir que la neo-science déploie sans besoin d’un lieu Autre qui serait garant en dernier ressort de la vérité, savoir donc qui ne fonctionne plus en terme de vérité, c’est le savoir autonome du maître qui refoule le savoir mythique, dans cet ailleurs où gravitait l’essaim des dieux antiques. Les cieux bruissaient du fracas de leur jouissance mais pour le désir c’est sur terre que se rencontraient l’épreuve du désir et son prix, à savoir une perte de jouissance et les métamorphoses que celle-ci entraîne, dont Ovide, dans son texte éponyme, parle à chaque page.
À propos de ces savoirs mythiques, je ne saurais trop vous conseiller la lecture d’un ouvrage remarquable de David Abram « Comment la Terre s’est-tue? ». Je ne rendrai ici qu’un modeste hommage à ce texte foisonnant, scientifique et poétique, en extrayant pour vous un fil : comment avons-nous été coupés, extraits, éjectés de ce savoir qui unit le vivant au sens large, incluant jusqu’au minéral et que l’auteur appelle le plus qu’humain, aux vivants anonymes dont le nom dans nombres d’aires linguistiques signifie simplement homme. Plus précisément à partir de quand il ne nous a plus été possible de lire la parole de ce qui ne prendra qu’après coup signifiance de nature ou de monde avec sa topologie de sphère? Comment s’est opéré cet exil pluriel, exil du lieu Autre où notre propre savoir inconscient se fomente et dont je suis le défaut, exil du texte incessant du vivant qui constitue aujourd’hui encore Umwelt de peuplades de tradition exclusivement orale et enfin exil de la flèche de mon propre désir qui me fait prendre sa cause pour son objet? David Abram situe la césure radicale (irrémédiable?) à partir de l’introduction de l’alphabet et donc d’une fonction spécifique de l’écrit qui nécessite à la fois l’inscription de traces et l’isolement de la lettre comme élément matériel du signifiant. Ce procès qui nous rend le monde muet et qui fait paradoxalement de nous des illettrés a eu pour conséquences l’abstraction et la séparation des catégories de l’espace et du temps. David Abram distingue plusieurs scansions.
Une de ces scansions essentielles est liée à l’historisation du judaïsme c’est-à-dire la prise en compte de théophanies négatives qui vont rompre les cycle répétitifs du temps et qui valent comme catastrophe, évènement un, trait unaire de la volonté de celui dont on ne peut prononcer le nom. Alors ce sera la prédominance de la voix, qui chute de la parole, sur les systèmes idéo ou pictographiques. L’introduction des vingt deux lettres de l’Aleph-Beth dans la région de Canaan au moment de l’exode, soit 1250 av. J.-C., a pour conséquence fondamentale que dès lors le texte écrit se substitue à la nécessité de remémorer le temps le lieu et le nom ensemble et ce de façon itérative. L’énonciation qui fait scansion temporelle n’est plus indissociable du lieu que cerne le dire. Le texte écrit devient aussi alors la marque de l’exil, l’expérience de la séparation qui interroge la possibilité même d’être de quelque part. Abram note : « le sentiment d’être toujours déjà en exil est inséparable de la pratique de l’écriture alphabétique, difficile magie dont les hébreux ont été les premiers gardiens ». Cette magie essaye de lire, de suivre la lettre qui s’écrit et celle qui ne s’écrit pas, enjeux du passage à la Torah orale à la Torah écrite et du sacrilège que cela a pu constituer. Nous en trouvons une indication précise dans le Phèdre de Platon au moment où Socrate s’adresse ainsi à Phèdre: « j’aime à m’instruire or les champs et les arbres ne veulent rien m’apprendre mais les hommes s’y prêtent dans la ville ». Ce passage témoigne de l’extension progressive de la culture lettrée dans la Grèce du Vième siècle avant Jésus-Christ à la différence des textes homériques à considérer comme le tissage de poèmes chantés où priment les considérations rythmiques sur la signification.
L’intérêt de Lacan pour le périple signifiant d’Ulysse est qu’il constitue un témoignage de l’incidence de la lettre dans la mise en œuvre du savoir inconscient et que dans l’exil récurrent qui est l’autre nom de Ulysse nous pouvons reconnaître une fonction de l’écrit distincte des deux dimensions de l’inscription et de la matérialité. Dans la leçon du séminaire encore le 9 janvier 1973 nous en trouvons un écho : « lire une lettre et lire ce n’est pas la même chose« . Lacan parle là de ce que nous lisons dans le grand livre du monde : « qu’est-ce que vous lisez dans le vol de l’abeille ou dans le vol des oiseaux mais est-ce que l’oiseau lit l’oracle de la fortune, rien n’est moins sur. »
Qu’est-ce qui distingue dès lors le savoir du maître, tel qu’accompli par le discours universitaire, du savoir hétérogène, épars, toujours étranger, de l’inconscient où chaque caillou peut se transformer en vestige ou en objet a? Vous pouvez casser des cailloux sur la route des textes ou bien vous pouvez attendre l’Apocalypse telle que révélée à St-Jean dans une grotte de Patmos. Celles et ceux qui n’ont pas la marque de la bête mais qui portent la marque qui témoigne d’un défaut de jouissance, et pas n’importe comment, à ceux-là il sera révélé. De quelle nature est ce trait unaire qui fait donc la marque vraie? Le texte d’Osée, un des douze petits prophètes de l’Ancien Testament, le dit explicitement : « je veux la fidélité, non le sacrifice, la connaissance de Dieu plus que les Holocaustes (6.06) ». Que sera-t-il révélé alors ? A ceux-là donc le jour venu, « Je donnerai un caillou blanc, et, inscrit sur ce caillou un nom nouveau que nul ne sait, sauf celui qui le reçoit (2.17)». Nous n’avons donc pas besoin d’acronyme encore et encore, juste d’un peu de patience pour savoir de quel désêtre nous relevons.
La logique du signifiant dans l’inconscient en acte repose ainsi sur le fait que le signifiant ne peut pas se signifier lui-même c’est-à-dire aussi que le signifiant ne se sait pas lui-même. Le savoir auquel nous avons désormais affaire nécessite au contraire une entorse majeure à cette logique à savoir que le signifiant se signifie lui-même et d’autre part que la logique propositionnelle ordonne des propositions de telle sorte qu’elles soient toujours vraies quelque soit la valeur vraie ou fausse des propositions élémentaires. Le discours de la néo-science se distingue ainsi d’une copulation inédite entre la lettre et le chiffre.
Ce séminaire est ainsi à considérer comme un moment et un lieu charnière qui peut donner l’occasion de remarques cliniques du fait de l’actualité de ces nouveaux discours du Maître. Nous avons la nécessité de praticables, de lieux qui puissent faire fonctionner le savoir en tant que vérité qui ne peut que se mi-dire, pas parce qu’il y aurait de l’indicible mais parce qu’il y a de l’ininscriptible; c’est-à-dire de l’ininterprétable et de l’inadressé.
L’ininterprétable c’est cet envers irréductible qui fait trou dans l’interprétation et c’est aussi la présence de l’analyste comme telle, pas seulement sur les plans imaginaires et symboliques mais aussi présence réelle qui concerne le silence de l‘analyste comme la mise en tension du signifiant du manque dans l’Autre. L’inadressé n’est pas l’inadressable ainsi que le démontrent les séquences de psychose comme envers du refoulement : Il n’y plus d’inadressé; il y a toujours une relation bijective entre deux points; il y a forcément un signifiant qui sait, qui le sait; chaque élément du monde s’adresse à lui et le met en cause comme sens d’une part et comme signification de signification d’autre part; il ne peut pas ne pas exister au moins Un qui sait ce que veulent dire les signes qui ne cessent de s’adresser à moi. Ces quelques formulations peuvent nous permettre de parler la clinique autrement qu’à partir de catégories qui conduisent à l’essentialisation. Une autre conséquence de ces déplacements dans l’ordre des discours est l’avènement du règne du vraisemblable. Que désormais tout soit vraisemblable témoigne de la désarticulation du savoir et de la vérité ainsi que du refoulement de ce lieu Autre.
Ce séminaire entend aussi changer l’ordre des nostalgies et le balancier de l’espoir entre révolution et régression. Il nous fait entendre que dénoncer la marchandise ne change rien au cours de l’appareil de jouissance tout comme il est absolument illusoire de penser freiner la permutation des lettres désarticulées de la fonction signifiante. Il est donc d’autant plus nécessaire d’en comprendre le mécanisme. Rien ne sert donc d’incriminer le discours capitaliste comme nous pouvons le lire à longueur d’éditoriaux ou parfois dans le propos des analystes.
Pourquoi ? Parce que ce dispositif relève de la montée au zénith de l’objet a, et de sa tyrannie aujourd’hui, par le coup de génie qui fait passer l’objet cause pour l’objet du désir en court-circuitant la demande avec pour conséquence la prolétarisation générale, forme de démocratisation à l’envers, et la soif du manque à jouir. Il est donc difficile désormais que s’applique la phrase de Lacan : « je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça ».
Cependant ceci concerne l’aboutissement, jusqu’à l’abrutissement, d’un processus. Le point fondamental réside bien plutôt dans sa genèse que nous ne cessons de méconnaitre. Dans la leçon du 18 février 1970 de ce séminaire, nous pouvons en lire une généalogie : « l’accumulation de la présence du plus de jouir n’est-ce pas là que le désir infantile prend sa force, ce capital de libido qui s’accumule lié à la non maturité infantile et à l’exclusion de la jouissance génitale ». Aux nostalgiques invétérés nous conseillerons de relire l’autre Capital, à savoir « La vie sexuelle » de Freud, où il décrit la fin pathétique de la première phase de la vie sexuelle infantile et le terreau de ressentiment et de mésestime de soi où va éclore le capitaliste de demain, à savoir le petit névrosé ordinaire.
La résurgence de la passion du sacrifice, dont l’érotisation de la figure du rebelle est une des formes, est surement l’effet le plus patent de l’actualité du Discours du Maître. Le rebelle d’aujourd’hui se distingue radicalement de « L’homme révolté »,tel que théorisé par Albert Camus, puisque c’est l’homme de l’indignation gratuite et non celui qui a le courage d’assumer le prix de sa révolte. Il s’agit d’une réversion de la dette, le sacrifice étant ainsi remis à la charge de l’Autre qui se doit désormais d’être comptable de notre statut d’handicapés du signifiant. Nous avons à nous intéresser aux rivages incertains de la clinique, aux a-structures, aux êtres en exil ou en défaut d’être, les illégitimes, aux cliniques de la honte, de l’indignité, de l’indifférence et de l’abandon. Nous ne sommes pas dans une ère de mélancolisation du social mais plutôt d’une mélancolisation de l’Autre, au premier rang duquel le Père réel du désir.
Alors comment faire avec ce mécanisme de jouissance et son nouvel essor ? C’est tout l’enjeu de la mise au travail de ces discours, les uns par rapport aux autres mais aussi du repérage de leur incidence dans les moments de la cure. Il ne s’agit donc pas d’un modèle de structure ou d’une métaphore mais d’une praxis à partir de la négation à opérer sur chacune des places dont ces discours se soutiennent. Dans les dernières leçons de l’année 1966 du séminaire « La logique du fantasme » , Lacan réécrit le cogito ergo sum de Pascal sous la forme d’un mathême avec quatre places : je ne pense pas (en haut à gauche) place du semblant; ou bien ou bien (en bas à droite) place de l’Autre; je ne sais pas (en bas à droite), place de la production ou du plus de jouir et je ne suis pas (en bas à droite), place de la vérité; donc quatre négations. La poétesse Angela Pizarnik écrit ce qui suit dans un poème intitulé « le mot qui guérit » :
« dans l’espoir qu’un monde soit exhumé par le langage quelqu’un chante le lieu où se forme le silence. Ensuite il découvrira que ce n’est pas parce qu’elle montre sa fureur, que la mère existe, le monde non plus. C’est pourquoi chaque mot dit ce qu’il dit et
en outre,
plus,
autre chose ».
Quatre places donc et chacune d’entre elles ne se détermine que par rapport aux trois autres. Christian Fierens, dans un article publié dans la Revue Lacanienne intitulé « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans le séminaire Encore », développe remarquablement les dimensions subjectives de ces différentes négations.
Nous pouvons aussi citer des scansions dans l’enseignement de Lacan qui évoque précisément cette mise en tension entre les différentes fonctions de l’écrit. La première dans le séminaire « La logique du fantasme », leçon du 23 novembre 1966, ( la conférence de Baltimore se tient le 21 octobre 1966) : « le monde de l’écriture se distingue de ce qu’il peut se fermer sur un Un qui n’est pas le un la répétition ni le un unifiant qui nécessite que j’écrive ce que je dis de l’exclusion de cet un et que ce jeu de l’écriture repose sur la fonction d’un manque dans cela même qui est écrit et qui constitue le statut de l’écriture ». Autre notation dans la leçon du 9 janvier 1973 du séminaire « Encore »:
« la seule supposition concernant le sujet de l’inconscient ce n’est bien sûr pas qu’il soit supposé savoir quelque chose du savoir qui l’anime puisque justement il n’en veut rien savoir mais vous lui supposez savoir lire ou plus tôt ( prudence bienvenue de Lacan) vous lui supposez pouvoir apprendre à lire,.., seulement ce que vous lui apprenez à lire n’a rien à faire avec ce que vous pouvez en écrire ». Ce que nous devons apprendre à lire n’a rien à faire avec qui ne cesse de s’écrire. C’est aussi le sens de la référence au Midrash dans ce séminaire à partir de l’irrémédiable de l’exil, non seulement du fait de notre dénaturation par le langage, mais du fait de notre détermination par la lettre pas à lire. Il s’agirait de pouvoir lire à partir de ce qui ne s’inscrit pas et comme le précise Lacan : « à partir d’une inflexion de désinence, d’un jeu d’interversions et de voisinages non préconçus ».Nous avons à lire ce qui ne peut s’écrire mais aussi parfois à ne pas lire ce qui s’écrit et aussi lire ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. C’est donc une pratique exigeante de l’écart, pas tout lire, à même de réarticuler les temps de l’énonciation et les lieux du dire. La fonction de la lettre c’est l’incidence des temporalités dans l’écrit.
Dans le séminaire « Ou pire », Lacan retrouve Ulysse dont il nous dit cette fois qu’il est en position d’analyste comme lui attaché au mat phallique, enchanté du chant des sirènes, avec cette nécessité de surdités sélectives, et électives, pour affronter le réel de l’objet. Ce séminaire nous invite à un autre chemin puisqu’il s’agit de suivre la corde du réel plutôt que de rester rivé au mat phallique. Ulysse n’en a pas fini de son périple lorsqu’il rentre à Ithaque et avant de retrouver Pénélope, qui se doute que tant de détours ont maille à partir avec l’Odyssée du désir, il doit s’astreindre à un nouvel exil. Selon l’oracle de Tiresias, Ulysse doit partir avec sa rame sur l’épaule dans des terres sans nom jusqu’au moment où quelqu’un lui demandera: « Quelle est donc cette drôle de pelle à grain que tu transportes? ». Ce changement d’univers signifiant lui fera savoir que désormais il a atteint son but et qu’il pourra s’en retourner chez lui, enfin, après avoir fondé une ville en l’honneur de Poséidon qu’il avait jadis offensé.
Rassurons nous donc, ce n’est pas parce que nous aurons fini de ramer qu’il n’y aura pas de grain à moudre encore pour apprendre à lire ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.