Le cri muet de Marcel Cohen
08 juillet 2024

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TELLERMANN Esther
Journées d'études

 

Je veux soulever la question du Beau dans l’œuvre de Marcel Cohen, à partir des avancées de Lacan qui sont familières aux psychanalystes ici présents. Je ne voudrais pas trop ennuyer Marcel avec cela, mais cette notion est là différente de celle des esthéticiens et des philosophes, encore que le critique d’art  Georges Didi- Huberman en fasse à sa façon usage.

 

 

Marcel Cohen écrit dans À des années lumières, essai publié aux éditions Fario en 2013 : « le style est en réalité un problème d’éthique. Pierre Reverdy, avec son horreur des grands mots : l’esthétique, c’est l’éthique du dedans.[1] » Il rejoint ici la conception de Lacan.

 

 

Partons simplement de notre expérience : le sentiment du Beau survient dans la contemplation, la lecture, l’écoute d’une œuvre d’art, et, nous l’éprouvons tous, se mêle à notre admiration un trouble qui a à voir avec notre désir, un trouble qui, pour reprendre cette expression courante qu’employait Marcel Czermak pour la clinique, nous met dans le tableau.

 

 

Il nous met dans le tableau en tant qu’il ouvre, par ce trouble, cette angoisse – au réel -,entendons à un irreprésentable, hors signifiant,  à l’interdit qu’est l’ACHOSE – à sa jouissance, à la mort donc.

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Lorsque vous regardez Les vieux souliers aux lacets de Van Gogh, où vous sentez l’absence du paysan mais la présence de sa misère, de son labeur, de sa détresse, vous « passez une ligne », celle d’une sorte de dévoilement du désir humain dans son lien à la pulsion de mort. C’est la pulsion destructrice en lien avec la vie, la corruption du vivant que vous saisissez soudain.

 

 

Je ne peux développer ici ces points, mais pour aller vite, si l’œuvre d’art était pour Malraux une façon de s’opposer à la mort, elle est pour Lacan le dernier voile avant l’accès à cet irreprésentable. Elle donne accès au «  monde freudien », au champ du désir de l’homme.

 

 

Le Beau n’a donc pas à faire avec la beauté, la belle forme, mais nous indique en un « éblouissement » ce passage de la vie à la mort, le passage vers l’anéantissement.

« N’importe quel objet, dit Lacan à propos de Les vieux souliers aux lacets de Van Gogh, peut être le sujet par quoi vient vibrer le reflet, ce mirage, cet éclat plus ou moins insoutenable qu’on appelle le Beau »[2].

 

 

Et il me semble que l’œuvre de Marcel Cohen faisant œuvre de sublimation, dans son économie de moyens, produit cet effet de Beau qui met le lecteur dans un rapport avec ce qui régit l’humanité et qui n’est pas seulement le principe de plaisir, mais bien cette tendance à rapporter le vivant au repos initial, où Freud vit le travail de la pulsion de mort.

Il y a dans l’œuvre de l’écrivain, me semble-t-il, en l’apathie même à décrire le plus insoutenable de la jouissance de l’homme dans son lien avec l’interdit, ce cri muet de Munch d’où semble surgir la proximité du prochain que l’on m’intime d’aimer et dont le vœu, le désir comme l’a montré Sade, est de jouir de moi.

 

 

Ce cri muet me semble être dans l’œuvre de Marcel Cohen l’imminence repérée du point où le court récit bascule ou s’arrête devant cet interdit que l’Histoire n’a cessé de franchir dans ses exactions. Pour Marcel Cohen, l’inouï qu’est la Shoah, il est vrai survenue en Europe, et l’industrialisation sans précédent du meurtre de masse, l’intolérable de ces artéfacts, produits de consommation qu’elle a aussi distribués sur le marché dans la récupération des biens des victimes et l’exploitation commerciale des restes des cadavres.

 

 

Je me réfère là aux réflexions de l’écrivain dans À des années lumières. La morale la plus élémentaire n’a jamais été autant défiée par le XXème siècle, ce que Lacan examine dans son article « Kant avec Sade », en tant sans doute qu’elle a réalisé la liberté de jouir de l’autre sans limites, ce dont Sade avait montré les conséquences.

 

 

Le système nazi ne perdure-t-il pas, y compris dans nos démocraties occidentales, mais plus encore dans la mondialisation économique où le profit prime sur la vie humaine comme le montrent de nombreux exemples chiffrés répertoriés, vérifiés, dans l’œuvre de Marcel Cohen ?

« Auschwitz n’a pas cessé », disait Primo Lévi dans une conférence donnée à l’Institut Italien de Paris avant de se donner la mort en 1987, rappelle Marcel Cohen.

 

 

Si c’est avec l’argent des victimes qu’on les transportait vers les camps d’extermination, les exemples nombreux que donne Marcel Cohen, des marins, ouvriers, employés, athlètes, utilisés comme marchandises exploitables et jetables, démontrent assez la logique d’un siècle qui pousse le cynisme à son extrême, à l’instar de la logique nazie qui n’a plus toléré de tuer en Ukraine en 1941 les juifs par balle au bord des fosses, les munitions étant trop coûteuses, et a inventé les chambres à gaz…

 

 

Pour Marcel Cohen, cette nouvelle donne après Auschwitz, ces progrès technologiques permettant de tuer en masse les civils au point que désormais dans les conflits du XXIème siècle, l’on n’est moins sûr d’y mourir en étant soldats, démontre-t-il, appellent des formes littéraires qui peuvent, comme c’était déjà le cas pour Samuel Beckett, « exprimer le gâchis »…

Voici ce gâchis amorcé par le XXème siècle et continué par le XXIème siècle, qui fait le cri muet de Marcel Cohen, où le bourreau m’apparait dans sa proximité. Voici le cri autour de quoi, à mon sens, s’organise toute l’œuvre de l’écrivain et qui en fait l’éthique.

 

 

Parler de Beau à ce propos pourrait alors être étonnant, sinon à entendre les analyses de Lacan sur cet effet de Beau que produisent certaines œuvres, celles que l’on peut appeler « littérature », « peinture », pour ce qu’elles nous mettent dans la proximité avec la mort à laquelle l’homme aspire.

 

 

Les progrès de la civilisation semblent bien, comme l’avait déjà constaté Freud dans Malaise dans la civilisation, se mettre au service des pulsions d’agression et d’autodestruction des humains…

 

 

Voilà ce que traque aussi Marcel Cohen dans ses Détails sur les étiquettes des chemises et des consignes de lavage : la mondialisation, c’est-à-dire la désorganisation du monde, notifiée par les fautes d’orthographe, le mélange des langues et la désorganisation du langage. Sur la façade de l’École des Mines à Paris, la trace des balles du 20 janvier 1918 et du 25 août 1944, sur un panneau de la rue Royale, l’ordre de mobilisation générale datée du 1er août 1914…

 

 

Ces détails en apparence insignifiants puisqu’invisibles ou méconnus, ont la même force que ce dernier : les robinets de Ziklon B étaient ouverts par les condamnés eux-mêmes à Dachau.

Dans ces pans de réalité, l’insupportable vient sidérer le lecteur et souligner la corruption que l’homme appelle.

 

 

Je reprends aujourd’hui cursivement deux textes du début de l’œuvre de Marcel Cohen : Le grand paon- de -nuit, de 1990, et Assassinat d’un garde, de 1998, où déjà Marcel Cohen trouvait sa forme pour écrire le gâchis de l’Histoire c’est-à-dire la détresse de l’homme.

Le grand paon- de- nuit est composé de récits brefs (chacun occupant une ou deux pages au plus, disposé comme des poèmes en prose.)

 

 

Le premier récit décrit un nageur, un « il », allant par quelques brasses vers le large. La précision des gestes, du décor, de la rencontre de ce « il » impersonnel qui pourrait bien être nous, avec une vérité de lui-même, aussi fugace qu’éblouissante, pourrait suffire à cet exposé. Car la perfection de ce court récit qui forme poème, fait toucher à un réel où réside notre vérité, une vérité intérieure inattendue, comme surgie de la conjonction entre un bref instant de vie et un irreprésentable : ici l’ombre du nageur où s’appréhende en un éclair notre destin, notre destin d’être voué à la mort.

 

 

C’est là que Marcel Cohen, dans l’effet de Beau que suscite son récit, nous met face à l’apparition-disparition de ce que nous ne voulons pas voir dans nos fictions, fussent-elles celles de l’anamnèse ou du récit de nos traumas : la vérité, celle de l’inconscient insu du sujet, parfois émergeant du discours du patient dans un mot d’esprit, un lapsus, ici en la formule d’un écrivain qui, selon sa propre expression, « travaille autant sur lui-même que sur le papier. »

 

 

Je lis cette formule, cette trouvaille où les signifiants rencontre en un au-delà de la signification cet impossible à dire où Eros se noue à Thanatos : « sa vie ressemblait à son effort de nageur immobile, luttant par d’imperceptibles mouvements pour empêcher son corps de recouvrir son ombre.[3] »

 

 

Il ne sera dès lors pour Marcel Cohen qu’une seule narration : le récit de l’impossibilité d’une narration à recouvrir l’événement, la rencontre, la perception, la détresse. Ces derniers se saisissent mieux dans la fulgurance d’un détail où ils n’ont pas voulu se dire… Nous avons là à apprendre, quand aujourd’hui chacun exhibe une identité moïque, veut se reconnaître dans des traits qui l’identifie à une communauté où il trouverait assise, excluant l’Autre.

 

 

« L’homme », le personnage des récits de Marcel Cohen a, au contraire, une impersonnalité où chacun peut se glisser et se soumettre au doute, à l’incertitude, à la fragilité des souvenirs.

 

 

Mais toujours, et à ce prix, peut surgir au centre de la déception qu’une vie apporte, une brisure où comme par effraction, ce personnage s’ouvre à l’existence, à son désir.

Nous sommes loin du « reportage » victimaire dit aujourd’hui « littérature » appelant le voyeurisme et la compassion jamais loin de la haine.

 

Rappelons le regret de Lacan de n’être « pas pouâtassez » et mettant en garde les analystes de l’engouement des cures pour l’anamnèse,  la fiction rabâchée d’une parentèle…

Il faudrait apparenter nos patients par exemple à Marcel Cohen, qui apprend par son style, le basculement entre le dehors et le dedans, la réalité imaginaire et le réel, le familier et l’étrange – en chacun l’étranger. Là pourrait surgir une vérité insu du sujet, pour reprendre une formule de l’écrivain, la saisie « d’un désastre intime », d’une division. Dans un moment d’égarement, de vertige où pourrait se destituer le narcissisme imaginaire du moi.

 

Ainsi cet effet de Beau produit par les quatorze récits d’Assassinat d’un garde – produit par la manière dont l’écrivain décrit l’ordonnancement des gestes, des règles que suit Jean-Yves le marin de la première nouvelle, de la description de l’ombre du navire dans les éclats de la lune, du bouillonnement de l’écume comme du rythme de la syntaxe, de la description du ciel et des planètes qui pourraient bercer le lecteur dans une illusion fascinante – est rompu par l’information qui vient rayer la belle forme : le récit du suicide d’un novice un soir par-dessus bord, la mort des chevaux transportés et leur découpe par quartiers pour débarrasser le navire.

 

Voilà où l’écrivain déjà introduit une nausée, une angoisse, rayant l’ordonnancement, la précision et l’exactitude des descriptions.

 

Le Beau vient outrager la beauté de la forme où nous pourrions trouver l’oubli. Dans la sensation chez « l’homme », le personnage impersonnel de Marcel Cohen, de la venue soudaine d’un « froid sidéral », « d’un rien douloureux. » Dans la réalité décrite, quotidienne ou historique de faits répertoriés, vérifiés, dont la référence est donnée en fin d’ouvrage des trois livres Faits et des deux livres Détails.

 

L’information dans la crudité, rapportée dans l’apathie nécessaire aussi au clinicien, défait la belle forme, laisse au lecteur le soin de remettre en question ses certitudes et son jugement. Ainsi cette vignette déjà dans Le grand paon- de- nuit : « Deux allemands découvrent après la guerre qu’ils ont alimenté leur enfant avec le lait d’une nourrice juive illégalement inscrite sur les listes d’aptitude à la profession.[4] »

 

Si chaque époque, selon la formule de l’écrivain vit à des « années lumières » de celle qui la précède, dans le perfectionnement de la machinerie économique ou guerrière, mis au service de la pulsion destructrice de l’homme, ravalant dans ses calculs l’homme à une marchandise bientôt elle-même dévaluée, l’espèce humaine a-t-elle à son orée le sort des lépidoptères rapporté dans Le grand paon- de- nuit, décimés par les pesticides et en voie d’extinction ?

 

Avec cette lueur d’espoir qui termine Malaise dans la civilisation de Freud : « Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’Eros éternel tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire (entendons Thanatos), non moins immortel. [5]»

 

À quoi répond Marcel Cohen, le grand paon-de-nuit, vieux de trente millions d’années, sera seul survivant bientôt, selon les entomologistes, « au dernier papillon diurne. »

 

L’œuvre de Marcel Cohen tient là, dans ces fragments, ces fables, ces faits et détails où nous avons à apprendre, (où l’analyste a à se tenir dans la cure non sans avoir exploré le lien de Thanatos à Eros, de l’inhumain à l’humain.)

 

Telle est l’expérience du Beau, dit Lacan, de « la vraie barrière qui arrête le sujet devant le champ du désir radical pour autant qu’il est le champ de la destruction absolue, de la destruction au-delà de la putréfaction », où Lacan voit en l’extinction radicale de l’espèce humaine qu’il nomme, empruntant la formule à Sade, « seconde mort. »

Ainsi faire l’expérience de la littérature éviterait peut-être au psychanalyste de tomber dans la « pastorale analytique » et la promesse du bonheur.

 

Or a est manquant, ce qu’indique le Beau, ce tremblement, ce vacillement dans la belle forme où se perçoit, comme en l’anamorphose au bas du tableau Les Ambassadeurs d’Holbein, une tête de mort, vue sous un certain angle et venant faire contre-point aux vanités de ce monde, fussent-elles des Arts, des Sciences et des Lettres.

 

Nous n’oublions pas, l’anamorphose d’Holbein,  et le cri muet de Marcel Cohen, sensible dans la venue soudaine dans le récit d’une surprise, d’un détail, d’une chute, « un son arraché à l’habitude », « une zone de disparition » ; une ombre qui soudain traverse l’exactitude pour, dans la précision même des détails et des chiffres, poser une énigme.

 

Mais il est vrai que l’économie capitaliste ne veut aucun manque, aucun reste, ce que véhicule son discours.

Citons un passage de Dans les années lumières :

« Berlin n’aurait pas toléré que les cheveux féminins prélevés à Auschwitz ne servent à rien : en 1945, il en rentrait 7 tonnes soigneusement empaquetés attendant d’être transformés en feutre. [6]»

 

Voici où l’œuvre de Marcel Cohen, de Miroirs à Faits et Détails participe du Beau dans la monstration, la mise en acte par l’écriture du réel, dont Lacan dit dans ses derniers séminaires qu’il est l’inconscient même, et dont il ne s’agit pas d’oublier dans notre pratique la cruauté.

 

 

 

 


[1] Marcel Cohen, À des années lumières, éd. Fario, 2013, p. 33.

[2] Jacques Lacan, séminaire, L’éthique de la psychanalyse, (1959-1960).

[3] Marcel Cohen, Le grand paon de nuit, éd. Gallimard, p. 9.

[4] Op. cit., p. 44.

[5] S. Freud, Malaise dans la civilisation, éd. des Presses Universitaires de France, Paris, 1971, p. 107.

[6] Op. cit., p. 44.

 

 

 

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