« Le corps de textes – Lacan et Descartes »
26 juillet 2023

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MEUCCI BRANDMEYER Valérie
Journées des cartels

 

LE CORPS DE TEXTES

LACAN ET DESCARTES

Des questions se sont posées, lors d’une lecture de La troisième dans un précédent cartel. Notamment, à propos de la présence de Descartes dans le texte de Lacan.

En septembre 21, l’article écrit par Fernanda Leite Machado, diffusé sur le site de l’ALI : « La division de Descartes et la possibilité du sujet de l’inconscient.» (1), a éveillé mon intérêt. Je l’ai contactée.

Un travail a commencé avec la lecture de la conférence de presse de Lacan au centre culturel français de Rome (2) puis de La troisième (3) alimentée par celle, conjointe, des Méditations métaphysiques de Descartes (4). Marie Jejcic nous a rejoint en début d’année 22. Nous avons choisi de lire le Séminaire L’angoisse (5), Descartes étant présent dans les leçons.

TEXTES

Dans la conférence de presse de Lacan à Rome – (1974) (2), Descartes parait présent en demi ombre. Lacan dira : « Les êtres humains ne demandent que ça, que les lumières soient tempérées. La lumière en soi, c’est absolument insupportable ».

Par la lumière naturelle, Descartes recherchera la Vérité (6).

Vérité du côté d’un instinct, intuition de l’esprit en tant qu’homme se coupant ? se distinguant ? se séparant ? du corps, tenu par un autre qui reste animal.

La représentation par le tableau de Fernand Khnopff, peintre belge – Des caresses – (1896) où la sphinge grecque et Oedipe s’enlacent, me permet d’entrevoir cette question.

Descartes, à propos de cet instinct animal, l’avait précisé dans sa lettre à Mersenne (1639) (7).

Lecture à haute voix, je le cite : « (…) pour moi, je distingue deux sortes d’instincts : l’un est en nous en tant qu’hommes et est purement intellectuel ; c’est la lumière naturelle ou intuitus mentis auquel seul je tiens qu’on se doit fier ; l’autre est en nous en tant qu’animaux et est une certaine impulsion de la nature à la conservation de notre corps, à la jouissance des voluptés corporelles, etc…lequel (instinct) ne doit pas toujours être suivi.»

Distinction, séparation esprit et corps ? ou déliaison ?

Lacan lors de la conférence de presse (2) se rapprochera de Saint Jean et de son « au commencement était le verbe ». Mais pour Lacan, c’est un « commencement énigmatique » avec un être charnel, homme moyen dont il dira « C’est quand le verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal.»

Liaison, chair et verbe ?

CORPS DE TEXTES

La lecture alternée des deux auteurs a initié un espace et créé un jeu avec et entre les mots.

OBSCUR ?

Voici ce que dit un monsieur au sujet des propos du journaliste qui questionne Lacan à Rome : « Monsieur est en train de dire que les Écrits sont très obscurs, très difficiles à comprendre (…).» (2)

Comment avancer ?

Au cours d’une lecture de La troisième, une photo dans un magazine me saisit : c’est la figure d’une gymnaste, contorsionniste Linoy Ashram. Sa tête bascule vers l’arrière laissant la place pour positionner un ballon en guise de tête. Un espace avec le tronc se crée. Cette photo surréaliste me permet d’approcher le vide, l’espace entre le corps et la « tête ».

COUPURE – DISTINCTION ?

Les appuis sur le Séminaire L’angoisse et les Méditations métaphysiques dégagent des voies. Métaphysique, philosophie première qui traite de l’existence de Dieu et de la distinction âme et corps. Chez Descartes, un nouage – Dieu – âme – corps est au fondement de la connaissance. Le Dieu de Descartes est un Dieu au sens métaphysique, tout puissant qui garantit la vérité même si parfois un malin génie vient bousculer ses vérités. Son Dieu n’est pas un Dieu théologique.

Pour Lacan, le fondement de la connaissance repose sur une coupure d’un objet cause du désir (a) que l’on ne voit pas.

CAUSE – VÉRITÉ – CERTITUDE ?

Séminaire L’angoisse : Leçon 3 du 28.11.1962. Lacan évoque le congrès de Bonneval (1946) avec son intervention « Propos sur la causalité psychique.» Il s’oppose à Henri EY sur la cause organique de la folie et précise qu’il se trompe en attribuant à Descartes un dualisme «absolu» entre l’organique et le psychisme. Pour Lacan, le dualisme est plutôt entre l’étendue et la pensée.

IDÉE ET CERTITUDE ?

Séminaire L’angoisse – leçon 17 du 08.05.1963 : « La certitude (…) celle qui tend à se fonder dans la perfection objective de l’idée pour y fonder son existence, cette certitude précaire et dérisoire à la fois, si elle se maintient malgré toute la critique,(…) c’est qu’elle n’est que l’ombre d’autre chose, d’une autre certitude (…) vous pouvez la reconnaître (…) C’est celle de l’angoisse liée à l’approche de l’objet (…) qu’il faut la définir comme ce qui ne trompe pas, la seule certitude, elle, fondée, non ambiguë de l’angoisse, l’angoisse précisément en tant que tout objet lui échappe.»

Lacan, à propos d’une certitude première critique l’approche objective de Descartes.

N’est-il pas convaincu par un doute créant un caractère d’ombre qu’il conviendrait d’éclairer par la lumière naturelle ? Au même titre que les sens qui, la plupart du temps, restent trompeurs ? Descartes donne l’exemple des astres que l’on voit. Elles nous paraissent petites, vues de la Terre et sont en réalité bien plus grandes.

Pour Lacan, Il y a une certitude seconde qui est un déplacement. Ce déplacement, c’est l’angoisse. Concept d’angoisse emprunté à Soren Kierkegaard. Déjà, au début du séminaire, Lacan faisait référence à ce déplacement : leçon 1 du 14.11.1962. L’angoisse est un affect.

Lecture à voix haute, je cite Lacan : « Ce que j’ai dit par contre de l’affect, c’est qu’il n’est pas refoulé : et ça Freud le dit comme moi. Il est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le retrouve déplacé, fou, inversé, métabolisé mais il n’est pas refoulé. Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent.»

CORPS ET SIGNIFIANT ?

Séminaire L’angoisse : Leçon 17 du 08.05.1963.

Parler, c’est être, dans son corps.

Pour m’aider à cerner la liaison parole et chair, je m’appuie sur la lecture du Marchand de Venise de Shakespeare (1600) (8). Lacan en fait allusion. Dans la pièce de théâtre, la question de la livre de chair

tourne autour d’un tenir sa parole, actée, au risque, si elle ne l’est pas, de payer sa dette par une pièce de chair prélevée près du coeur. Shakespeare nous fait entendre ce qui peut se tramer entre la parole, la chair et la loi, notamment dans l’acte 4 – scène 1, lors d’un échange entre Portia se faisant passer pour un homme de loi et Shylock :

Portia : « Et tu dois prélever la chair de sa poitrine. La loi l’autorise, et la cour te l’accorde.

Shylock : Très savant juge ! Voilà un verdict ! (A Antonio) Viens, prépare-toi !

Portia : Attends un instant. Il y a autre chose. Ce contrat ne te donne pas la moindre goutte de sang ; (…).

CORPS

Séminaire L’angoisse : Leçon 5 du 12.12.1962

Dans le travail en cartel, Marie Jejcic a abordé le passage de la création d’une névrose expérimentale. L’expérience Pavlovienne consiste à faire saliver un chien – Il semblerait que ce soit une affaire biologique. Pavlov démontrera que non.

L’organisme est captif, pris dans la demande de l’Autre. L’expérience de Pavlov montre une désorganisation de la faim.

Le corps du chien est dépossédé de lui -même et l’Autre en joue.

Marie Jejcic précisera « Le corps n’est rien en lui-même, le sujet détermine son corps. »

Séminaire L’angoisse – Leçon 19 du 22.05.1963

Un corps, entre autre, pour Lacan : « (…) C’est un point.» . Corps dans l’espace est comme impénétrable. Atome comme unité insécable.

Méditations métaphysiques – Méditation sixième

Pour Descartes, le corps est divisible et l’esprit indivisible. La distinction du corps et de l’esprit me semble loin d’être aussi marquée. Des intrications se dessinent.

Lecture à voix haute, je cite Descartes : « (…) je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi c’est à dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.»

LIEU DE LA DOULEUR ? OÙ ?

Exemple pour Descartes – Méditations métaphysiques- Méditation sixième

Il prendra l’expérience de la douleur pour montrer l’union entre l’âme et le corps. Descartes va démontrer que le corps ne ressent pas de douleur. Seule l’âme la ressent. Les mutilés ressentent la douleur malgré l’absence du membre. Cette absence d’un membre du corps, n’entraîne pas la mutilation de l’âme qui est indivisible.

AUTRE LIEU DE LA DOULEUR ?

Exemple pour Lacan – Séminaire L’angoisse : Leçon 5 du 12.12.1962

Pendant le sommeil, le cauchemar, ça touche le corps, on ressent une oppression. Le corps reste le lieu de l’angoisse.

Lecture à haute voix, je le cite : « (…) l’angoisse du cauchemar est éprouvée à proprement parler comme celle de la jouissance de l’Autre. Le corrélatif du cauchemar, c’est l’incube ou le succube, c’est cet être qui pèse de tout son poids opaque de jouissance étrangère sur votre poitrine, qui vous écrase sous sa jouissance (…).»

Lacan se supportera du mythe pour parler du cauchemar. L’être pesant, pose aussi des questions, formule une demande, sous la forme d’un signifiant opaque renvoyant à un autre… Cela évoque l’énigme dans le drame d’Oedipe interrogé par le sphinx ou la sphinge, figure de l’angoisse.

Marie Jejcic nous apporte une indication :« il n’y a de l’Autre que de la capture de l’Autre.»

Reste la dimension énigmatique, dans les liaisons du corps avec l’esprit.

(1) « La division de Descartes et la possibilité du sujet de l’inconscient.» Fernanda Leite Machado (24.09.2021)
(2) conférence de presse du Dr Jacques Lacan – Centre culturel français Rome (29.10.1974)
(3) congrès – La troisième ( 01.11.1974)
(4) Méditations métaphysiques – René Descartes – (1647 ?) – Flammarion.
(5) Séminaire L’angoisse 1962 – 1963 – Jacques Lacan – édition de l’Association Lacanienne Internationale.
(6) La recherche de la Vérité par la lumière naturelle – René Descartes – (1647 (?) ) – classique de la philosophie – Le livre de poche
(7) (extraits) Lettre de Descartes à Mersenne -16.10.1639 – classique de la philosophie – Le livre de poche.
(8) Le marchand de Venise (1600)- William Shakespeare – Le livre de poche.
Remerciements aux collègues du groupe de lecture du Séminaire L’angoisse – Collège ALI et à Alexandra Lenormand.

Valérie Meucci