La langue française ne dispose que d’un seul terme : représentation et a sans doute sa part dans la confusion sémantique engendrée par la traduction du texte allemand.
Lacan abandonne le concept de représentation (Vorstellung) pour celui de signifiant auquel il attribue cette fonction de représentation. Le Vorstellung-Repräsentanz n’étant rien d’autre que le signifiant.
C’est cette fonction de représentation dont nous tenterons de rendre compte, dans un premier temps, à partir de notre lecture de l’œuvre de Freud.
Par ailleurs, ce concept, peut-il être réinterrogé par la clinique ? C’est bien à partir de celle de l’hystérie et de la schizophrénie que Freud précise la structure des Vorstellungen, ce que nous pourrions repérer comme le fonctionnement de la fonction. L’hallucination comme échec de la représentation, la clinique de l’autisme ne réinterrogent-elles pas constamment la fonction elle-même, voire sa mise en place ?
UNE QUESTION SÉMANTIQUE
Le terme français de représentation vient du latin et dérive de repraesentare : représenter.
Le premier sens de représenter est :
– rendre présent ce qui est absent soit par une image, une figure, un signe soit par un objet, soit par le langage,
– mettre devant les yeux ou l’esprit,
– mettre en scène.
Le second sens est :
– tenir la place de quelqu’un, agir ou parler en son nom.
La représentation désigne, et c’est là la difficulté, tout à la fois :
– l’action de représenter (dans ses divers sens),
– la figure, l’image, le signe ou l’objet support de cette action ; « ce qui est présent à l’esprit, ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée. » (Lalande).
La sémantique allemande a le mérite de désigner, par des termes différents, ce qu’il en est de la fonction et ce qu’il en est du support.
Vorstellung désigne la représentation en tant que support :
– Ce qui est mis devant, exposé
– L’image que se fait quelqu’un de quelque chose
– Ce qui est présent à l’esprit.
Vertretung, Repräsentanz, Repräsentation désignent la fonction de représenter, dans le sens de délégation (tenant-lieu), de suppléance, de substitution. Mais il y a une nuance intéressante entre Vertretung et Repräsentanz, cette nuance est plus facilement repérable dans la définition que donne le Duden, dictionnaire allemand, des mots Repräsentant et Vertreter, mots qui désignent non pas la fonction mais l’agent.
Le Repräsentanz, c’est quelqu’un qui représente quelqu’un ou un groupe de personnes, c’est celui qui parle pour, ou, à la place de ceux qu’il représente, par exemple l’élu du peuple, le député.
Le Vertreter, c’est plutôt le représentant de commerce, il s’agit là de représenter quelque chose de concret.
La philosophie avait déjà fait de la représentation un concept, à référer essentiellement à la théorie de la connaissance. Le Lalande fait état de trois termes allemands : Vertretung, Vorstellung, Repräsentation. Il est intéressant de noter que le terme Repräsentanz n’apparaît pas.
Freud, au contraire, le met en exergue puisque pour fonder le concept psychanalytique de représentation, il s’appuiera essentiellement sur deux termes : Vorstellung et Repräsentanz dont la logique se dégage dans ses écrits métapsychologiques ; dans un même mouvement, il assigne à la Vorstellung un statut métapsychologique et à la Repräsentanz une fonction essentielle de l’appareil psychique.
En faisant valoir la fonction, il participe, de sa place, au débat de la philosophie concernant notre connaissance de la réalité, notre représentation du monde, notre accès à la « Chose », c’est-à-dire « ce rapport du sujet à l’objet dans l’acte de connaître » (théorie de la connaissance). La Chose, Das Ding, chez Freud prend un statut très particulier, puisqu’elle est ce qui dans l’objet, dans le « complexe de perception » s’avère irréductible à la représentation. Elle est cet élément, ce lieu irreprésentable dont l’infans puis le sujet ne cessent pourtant, dans leur vie libidinale, de tenter de retrouver les attributs. Dans ce débat philosophique, Freud apporte sa contribution : « La réalité demeurera à jamais inconnaissable ». (1)
Ce remarquable effort de Freud pour clarifier un concept aussi massif que la représentation, travail que lui imposent les signifiants de la langue allemande, a été longtemps effacé par la traduction française du fait de notre langue qui ne dispose donc que d’un seul terme : représentation. C’est pour cela que certains auteurs utilisent maintenant le terme de représentance pour repräsentanz.
Il y a par conséquent à être très attentif à l’usage que Freud fait de ces différents termes.
NAISSANCE DU CONCEPT
Si nous reprenons la chronologie de ces signifiants dans les écrits de Freud, nous voyons que cette articulation Vorstellung, Repräsentanz (support, fonction) qui se révèle dans les textes métapsychologiques est déjà à l’œuvre dès les premiers écrits.
Dans les années 1880, le terme Vorstellung est le terme utilisé dans la description des troubles hystériques et psychonévrotiques. C’est donc ce terme qu’utilise Freud à la suite de Breuer et de Charcot pour rendre compte de ces troubles. (2) Troubles qui apparaissent comme un dysfonctionnement des Vorstellungen : soit les représentations sont hyper-intenses (2 bis), c’est-à-dire trop chargées d’affect, soit elles sont refoulées car inconciliables, dissociées les unes des autres, donnant lieu à des représentations de contraste (3). Ainsi Freud ne s’attache pas seulement à repérer le contenu sexuel des représentations et leur impact dans l’étiologie des névroses, il tente de décrire le dysfonctionnement de ces représentations dans chaque structure et les symptômes et les substituts qu’il produit.
Le terme de Repräsentation (représentation), très peu utilisé par Freud, est pourtant à faire émerger tout particulièrement de son discours dans la mesure où il s’agit d’un signifiant par lequel il va se démarquer, il va s’exclure du discours médical, et poser par là-même ce que nous pourrions entendre comme un acte (4). Ce signifiant apparaît dans sa Contribution à la conception de l’aphasie qui paraît en 91 et également dans un texte écrit en français en 1893 : Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques (4 bis).
Le texte de l’aphasie est souvent évoqué pour repérer l’origine de ce concept de représentation (Vorstellung) de mot et de chose, puisque Freud distingue dans ce qu’il nomme « appareil à langage » deux types de représentations : la représentation de mot et la représentation d’objet, l’une donnant sa signification à l’autre, dans une relation symbolique. En fait il avait déjà avancé cette distinction dans un article de 1888, consacré à l’aphasie et destiné à un manuel médical, manuel de Villeret.
Que Freud ait distingué dans le fonctionnement de l’appareil à langage deux types de représentations, de Vorstellungen, ne paraît pas avoir posé problème au monde médical ; cela avait été plutôt bien accueilli, comme le prouve l’insertion de cet article dans le manuel. Ce qui vient bousculer, déranger, la conception classique de l’aphasie, ce n’est pas la description de ces différentes Vorstellungen, mais la mise en évidence d’une fonction, qu’il nomme la Repräsentation ; une fonction dont il dote l’appareil associatif du langage et qui vient se substituer à la fonction de projection attribuée au fonctionnement cérébral. Dans ce texte Freud porte une double critique :
– une critique à l’égard de l’explication localisatrice de Wernicke qui enferme la Vorstellung, comme élément psychique, dans une cellule nerveuse ; Freud propose plutôt une explication fonctionnelle du trouble, avec l’idée d’une aire corticale continue, aire d’association ;
– une critique à l’égard de Meynert et de sa conception de l’activité cérébrale basée sur le principe de la projection. Meynert se pose la question du rapport qu’entretient le cortex avec les impressions sensorielles issues du corps, par le biais des fibres qui les relient l’un à l’autre. Il envisage une projection, c’est-à-dire une reproduction point par point du corps dans le cortex.
Freud propose une autre conception : la représentation. Son argumentation est la suivante : ces fibres, qui viennent de la périphérie du corps, traversent des substances grises qui apportent nécessairement une modification ; la fibre n’a plus la même identité. Cette modification se traduira par une signification fonctionnelle différente. En outre, Freud fait remarquer que leur nombre diminue au fur et à mesure de leurs trajets, et que c’est la raison pour laquelle il est plus juste de parler de représentation. Quelque chose se perd et se modifie dans les informations ou les excitations. Par ailleurs le cortex reçoit des fibres de la périphérie qui arrivent par d’autres détours, et Freud en vient à la conclusion suivante : « les fibres arrivant au cortex après être passées par les substances grises conservent encore une relation avec la périphérie du corps, mais ne sont plus capables d’en donner une image topographiquement semblable. Elles contiennent la périphérie du corps comme un poème contient l’alphabet… dans un réaménagement qui sert d’autres buts, où les divers éléments topiques peuvent être associés de façon multiple, l’un d’eux pouvant y être représenté plusieurs fois, alors qu’un autre pas du tout ». (5) (Fonction de la représentation qu’il formulera dans un sens analogue dans l’article de 1893 écrit en français, p. 47).
Nous repérons là les prémisses de ce que Freud développera dans la Traumdeutung où il décrit un appareil psychique au sein duquel des représentations surdéterminées, réductibles à une seule lettre, sont soumises à des processus de condensation et de déplacement.
C’est une fois posé ce préalable, c’est-à-dire l’existence de la fonction de représentation, qu’il avance sa conception d’un appareil à langage, appareil qui organise les Vorstellungen. C’est une aire corticale continue, qui n’entretient donc pas de relation directe avec la périphérie du corps mais qui est soumise à une logique de la représentation. Représentation, dans son double registre, Repräsentation et Vorstellung, qui annonce déjà le couple Repräsentanz et Vorstellung de la métapsychologie.
La Repräsentation assurée par l’appareil à langage est donc la réponse freudienne à une question partagée avec le monde médical, à savoir quelle est la relation qu’entretient le cortex avec les impressions sensorielles de la périphérie du corps. Cette réponse rend bien compte de la coupure épistémologique que Freud introduit : l’objet de sa recherche n’est plus le cerveau mais le psychique. (Cf. Article de 1890, Le traitement psychique).
Mais cette question, dès lors que Freud quitte la neurologie pour tracer sa propre voie de l’Esquisse à l’Abrégé, s’énonce pour lui différemment : comment rendre compte du rapport qu’entretient le psychique avec les excitations venant non seulement de l’extérieur mais de l’intérieur du corps ?
Ce n’est plus à un appareil à langage mais à un appareil psychique que revient cette charge ; appareil qui assure dorénavant ce travail de modification, de traduction, de représentation.
FORMALISATION DU CONCEPT
Vingt-cinq ans plus tard, c’est le concept de pulsion qui rendra compte du rapport qu’entretient le psychique avec les excitations venant, non pas de la périphérie, mais de l’intérieur du corps. Ce sont celles-là qui l’intéressent, car « ce sont elles, les pulsions, et non pas les excitations externes, qui sont les véritables moteurs des progrès qui ont porté le système nerveux, avec toutes ses potentialités illimitées, au degré actuel de son développement » (6) (« Ressort pulsionnel » du mécanisme psychique déjà évoqué dans l’Esquisse).
C’est la pulsion qui assurera cette fonction de représentation : la représentance. C’est ainsi qu’il la définit dans Les trois essais sur la théorie sexuelle dans l’édition de 1915 : « par ‹ pulsion › nous ne pouvons, de prime abord, rien désigner d’autre que la représentance psychique (Psychische-Repräsentanz) d’une source endosomatique de stimulations, s’écoulant de façon continue. » Ces pulsions « ne possèdent aucune qualité par elles-mêmes, mais ne doivent être considérées que comme mesure du travail demandé à la vie psychique » (7).
Ce qu’il formule de la manière suivante dans son texte Pulsions et Destins des Pulsions, où le concept de pulsion apparaît « comme le représentant psychique (Psychische-Repräsentant) des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel » (6).
Il est à remarquer combien Freud insiste sur cette notion de travail attribué à la pulsion. Il est alors regrettable que, jusqu’à ces dernières années, la traduction française ait retenu le terme de représentant pour Repräsentanz, rendant ainsi statique ce qui était dynamique. Freud n’utilise le terme de Repräsentant qu’une seule fois (phrase citée plus haut) et a toujours privilégié le terme de Repräsentanz (traduit actuellement par représentance) par ailleurs, pour désigner la fonction de la pulsion.
Non seulement, la pulsion est représentance des stimulations venant de l’intérieur, comme il le dit dès Les trois essais, non seulement elle assure cette fonction, mais elle engendre, elle suscite, les représentations (Vorstellugen) à venir et met en place le sujet du désir.
C’est donc de ce travail de représentation de la pulsion, la représentance, que le couple Repräsentanz et Vorstellung témoigne tout au long des écrits métapsychologiques.
Mais pour des raisons méthodologiques de saisie de la complexité du concept nous dissocierons dans ce travail de la pulsion, deux registres très intriqués :
1°) Le registre de la Repräsentanz qui s’appuie sur les Vorstellungen pour assurer sa fonction, ce qu’il traite essentiellement dans l’article Le refoulement (8).
2°) Le registre des Vorstellungen dont la structure témoigne de cette fonction de la Repräsentanz, c’est ce qu’il traitera dans L’inconscient (9).
– 1°) Quand une pulsion a pour destin le refoulement, quel destin connaît alors la représentation ?
Le refoulement est une opération qui s’effectue en deux temps, voire à deux niveaux de la représentation. Freud les nomme refoulement originaire et refoulement après coup.
– Le refoulement après-coup concerne les Vorstellungen, « rejetons psychiques, de la représentance refoulée ou bien telle chaîne de pensées, venant d’ailleurs qui se trouve en relation associative avec elle ». (8)
– Le refoulement originaire : « il consiste en ceci que la ‘ psychischen (Vorstellungs-) Repräsentanz des Triebes ‘ se voit refuser la prise en charge dans le conscient». (8)
Freud indique que dans la représentance psychique des pulsions, ce qui se voit refuser la prise en charge dans le conscient, c’est, comme l’indique le contenu de la parenthèse, l’élément Vorstellung de la Repräsentanz. Cette Repräsentanz dont il est question est celle de la Vorstellung qui va être liée, par fixation, définitivement à la pulsion et sans modification possible.
Le terme (Vorstellungs-) dans sa parenthèse et avec un tiret (bien souvent scotomisé) laisse supposer qu’il n’est pas le seul élément en jeu dans la représentance. Un peu plus loin Freud clarifie ce qu’il en est de ce travail de la représentance qui s’avère double : « jusqu’à présent nous avons traité du refoulement d’une représentance des pulsions (Triebes Repräsentanz)en comprenant par cette dernière expression une représentation (Vorstellung)ou groupe de représentations (Vorstellungen), investi d’un quantum d’énergie psychique. L’observation clinique nous oblige à décomposer ce que nous avons conçu jusqu’alors comme un tout ». (8) A côté de la Vorstellung quelque chose d’autre vient représenter la pulsion. Cet autre élément de la psychischen Repräsentanz a pour nom : quantum d’affect.
Ainsi le travail de représentance de la pulsion, est supporté par deux éléments qui la représentent :
– la représentation qui aura pour destin le refoulement,
– l’affect qui lui est attaché et qui aura pour destin soit la répression, soit une « coloration qualitative quelconque », soit la transformation en angoisse.
Il n’y a pas d’affect inconscient ; seule, subsiste dans l’inconscient, la représentation.
En fait, le refoulement, qui n’altère que la relation au conscient, n’empêche pas la représentance de représentation de persister ; elle prolifère d’autant plus « dans l’obscurité » de l’inconscient. Nous sommes travaillés sans répit par cette fonction. Le refoulement, en tant que destin de la pulsion détermine un fonctionnement voire un destin de la représentance lié, dit-il, aux propriétés des processus inconscients. Ce qui pose la question d’un autre destin de la représentance où ce qui serait atteint serait la fonction elle-même, question à laquelle nous invite plus particulièrement la clinique de l’autisme.
Ce qui vient donc dans le refoulement originaire se voir refuser la prise en charge c’est une représentation mais pas n’importe laquelle : ne serait-ce pas la Vorstellung qui viendrait, dans un mythe originaire, représenter ce premier travail psychique de représentance de la pulsion et sans le refoulement de laquelle, les autres Vorstellungen, rejetons psychiques, ne peuvent s’articuler par déplacement, condensation, (propriétés des processus inconscients) ?
C’est là le rôle d’agent de cette (Vorstellungs-) Repräsentanz. Elle vient représenter, au sens du délégué, du diplomate, du tenant lieu la représentance (la fonction). C’est en ce sens que Lacan la nomme représentant de la représentation ?
La dernière traduction indique : « représentance de la représentation ». Mais n’y aurait-il pas à intégrer l’expression allemande (Vorstellungs-) Repräsentanz comme un signifiant de notre langue psychanalytique, comme nous y inviterait plutôt Lacan ?
– 2°) Le travail de la pulsion dans le registre des Vorstellungen.
Le texte sur le refoulement fait apparaître le travail de la représentance à un niveau dynamique. Le texte sur l’Inconscient permet de l’appréhender à un niveau économique et de saisir comment ça travaille dans la Vorstellung elle-même, quelle est sa structure. Freud y situe la Vorstellung dans des registres économique et topique. Elle acquiert ainsi son statut métapsychologique.
Le registre économique est ce grâce à quoi Freud articule la pulsion, la représentance et la représentation, au désir.
Les représentations, Freud les définit comme des « investissements fondés sur des traces mnésiques » tandis que les affects et sentiments correspondent à des processus de décharge. L’inconscient est le lieu de ces investissements : « Le noyau de l’inconscient est constitué par des représentances de pulsion qui veulent décharger leurs investissements, donc par des motions de désir » (9). Ces représentances de pulsion (seule fois, notons-le où représentance est au pluriel) ne sont ainsi rien d’autre que des motions de désir. Les Vorstellungen véhiculent, en quelque sorte, la motion de la pulsion. C’est à elles, en temps qu’investissement de traces mnésiques, que revient la charge de porter le désir. Il y a des Wunsch-Vorstellungen. La représentation (V) prend le statut de délégué (Repräsentant) du désir, pourrions-nous dire.
Notons alors une fois de plus combien les traductions ont eu un effet d’effacement de ce travail, de ce mouvement, de ce désir à l’œuvre dans la fonction de représentance, que Freud ne cesse de souligner tout au long de ses textes métapsychologiques.
C’est à cette fonction qu’il convient de redonner sa place. Freud n’hésite pas lui-même à user de redondances pour souligner cette formidable force de travail qu’est la pulsion ; par exemple quand il utilise l’expression « motion pulsionnelle » à la place de pulsion comme si le mouvement contenu dans le terme de pulsion n’était pas suffisant pour en affirmer l’existence.
Cette fonction, Freud la met en évidence dans la clinique. Il indique que la formation de substitut, la représentation (V) substitutive, effet du refoulement, est elle-même représentance du refoulé. II utilise alors le terme de Vertretung : « le substitut a bien assumé sa fonction de représentation (Vertretung) du refoulé » (9).
Pour mettre en évidence le registre topique, Freud s’appuie sur la clinique de la schizophrénie en particulier sur l’altération du langage, qui l’amène à décomposer la représentation en représentations d’objets, de mots, de choses qui appartiennent aux différents systèmes topiques que Freud a décrits jusque-là : conscient, pré-conscient, inconscient.
Vingt-cinq ans plus tôt, dans son texte sur l’aphasie, Freud n’avait décrit que deux types de représentation : représentation d’objet et de mots. Mais il indiquait déjà, derrière l’objet, l’ombre de la chose et de ses attributs. Aussi n’est-ce pas Sache mais Ding qui est utilisé. « De la philosophie (il s’agit de J.S. Mill) nous tirons que la représentation d’objet ne contient en outre rien d’autre et que l’apparence d’une chose (Dinges) dont les différentes propriétés sont révélées par ces impressions sensorielles… »
Dans le texte sur l’Inconscient, dès lors qu’il s’agit de représentation, il s’agit toujours de Sach-Vorstellung. Lorsque Freud utilise Ding (trois fois dans le texte) c’est pour nommer les choses dans leur réalité, leur côté concret, en opposition aux mots ou à l’abstrait, mais par leur représentation. Nous pourrions être heureux d’une telle distinction, si dans Deuil et mélancolie, Freud ne brouillait les cartes en utilisant une fois cette expression particulière (Ding-) Vorstellung pour parler des représentations inconscientes. Mais les préoccupations de Freud sont d’ordre essentiellement topique dans ce chapitre VII de l’Inconscient.
Ce sont les représentations de mots appartenant au pré-conscient qui confèrent la qualité consciente à la représentation d’objets, les représentations de choses étant inconscientes. « Celles-ci consistent en l’investissement, sinon des images mnésiques directes de choses, du moins en celui des traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent ». (9)
Il est nécessaire de rappeler là le fonctionnement de l’appareil psychique tel que Freud le décrit dans sa lettre à Fliess, lettre 112 (52), et le confirme dans la Traumdeutung.
Cet appareil est d’abord ce lieu où les excitations sensorielles, leurs perceptions trouvent à s’inscrire, à se transcrire, à se traduire dans la mesure où elles sont investies. Freud insiste sur la notion de traduction.
Entre la perception et la conscience, il s’avère que tout un travail de traduction, de représentance est à l’œuvre. Travail dont le rêve témoigne également puisque « dans le rêve, la représentation retourne à l’image sensorielle d’où elle est sortie un jour ».
Si le registre économique articulait représentation et désir, le registre topique introduit la question de l’objet.
C’est à partir des différences de l’investissement d’objet telles qu’elles apparaissent dans les névroses de transfert et les psycho-névroses narcissiques que Freud précise le registre topique de la représentation, qui s’avère être représentation d’objet. Le système inconscient est alors défini comme ce qui « contient les investissements de choses des objets, les premiers et véritables investissements d’objets ». (9)
Il est temps de nous rappeler la place déterminante de l’objet assignée par Freud dans Pulsions et destins des pulsions puisque l’objet est ce par quoi la pulsion atteint son but c’est-à-dire se satisfait, (et en même temps le rate, puisque l’objet s’avère être insatisfaisant car sa satisfaction première perdue).
FONCTION DE LA REPRÉSENTATION
Il nous faut revenir à des textes bien antérieurs pour mesurer cette place centrale de l’objet dans l’activité de représentation et surtout, ce qui est absent des textes métapsychologiques, son intrication avec la place du Nebenmensch, l’Autre. Ce terme lacanien permet de désigner, sous un terme unique bien qu’anachronique ici, ce que Freud repère, par des termes fort variables, de la fonction de celui qui s’occupe du nourrisson. En effet, Freud ne fait pas référence à la mère mais utilise toujours des expressions neutres, anonymes : l’aide étrangère, la puissance secourable, l’entourage, le proche, le prochain.
C’est dans l’Esquisse que Freud analyse le plus finement la complexité de cette intrication objet-Autre, source de l’activité de représentation, de sa fonction, comme de son fonctionnement.
Dans ce fonctionnement de la pulsion, où l’objet est ce par quoi elle tente de se satisfaire, un temps est décrit comme déterminant, temps qu’il nomme « vécu de satisfaction » et qui a les plus grandes conséquences pour le « développement fonctionnel » ultérieur de l’individu.
Ce vécu de satisfaction a comme particularité de n’exister que par la grâce d’une « aide étrangère ». L’objet, ce par quoi la pulsion se satisfait, est donné par un autre qui prend ainsi la place d’« Autre pré-historique ».
L’intérêt théorique de cet objet inaugural, nous dit Freud, est « qu’un tel objet est en même temps le premier objet de satisfaction, en outre le premier objet hostile de même que la seule puissance secourable. A cause de cela l’homme apprend à reconnaître auprès du prochain » (2 bis). C’est dire combien le développement de la fonction de représentation est tributaire de ce « prochain ».
L’importance de cette expérience de satisfaction réside dans le fait qu’elle permet la décharge qui met fin à l’état de déplaisir et de ce fait permet l’investissement de la perception de l’objet, cause de la satisfaction, et de l’image de mouvement qui a conduit à l’action spécifique. « Avec la résurgence de l’état de poussée ou de désir » (2 bis) se produit l’investissement de ces images de souvenir, premières représentations, en particulier celle de l’objet.
Le désir produit, en fait, tout d’abord une hallucination, équivalent de perception. Qu’est-ce qui permet ce renoncement à la jouissance de l’hallucination pour la soumission au principe de plaisir puis de réalité qu’apporte le jeu des représentations ? Comment le déplacement s’opère-t-il de l’identité de perception à l’identité de pensée ? Freud évoque la déception de ne pas rencontrer l’objet réel.
C’est ce qu’il reprécise dans les Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques : « C’est seulement le défaut persistant de la satisfaction attendue, la déception, qui a entraîné l’abandon de cette tentative de satisfaction par le moyen de l’hallucination. A sa place, l’appareil psychique dût se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur et à chercher une modification réelle ». (10) Pour reconnaître l’objet comme non réel, pour distinguer perception et représentation, une opération s’avère nécessaire, celle du jugement, qui a lieu sur fond d’inhibition du Ich (L’Esquisse).
Cette articulation entre jugement et représentation est reprise dans deux textes que nous pourrions nommer « rejetons théorico-psychiques » de ce travail de l’Esquisse (que Freud n’a jamais voulu publier) : Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques (1911) et La dénégation (1925).
Le jugement est suscité, nous dit Freud, dans l’Esquisse, par la dissemblance au niveau des représentations : « la discordance donne le coup d’envoi au travail de pensée » ; à l’inverse « si les investissements se recouvrent ils ne fournissent aucun prétexte pour le travail de pensée ». Le prochain qui est une perception complexe, s’avère être le lieu d’une discordance particulière, puisqu’elle se caractérise par deux composantes, l’une incomparable, la Chose, l’autre accessible à la compréhension, les attributs de cette chose. La Chose, Das Ding, est le point ombilical de la représentation. Elle est cette partie, ce lieu irreprésentable dont seuls les attributs, les qualités peuvent être représentés, en premier lieu le bon et le mauvais et informer ainsi le sujet dans sa recherche du plaisir.
« Qu’est-ce qui dirige dans ce cheminement ? demande Freud, que la représentation du désir de souvenir soit gardée investie ? » (2 bis).
Notons l’importance de cette notion d’investissement à laquelle Freud a constamment recours ; sans lui, il ne peut y avoir pour l’infans, plongé dans un monde de perceptions, des perceptions repérables qui puissent s’inscrire et donner naissance à des représentations, première appréhension de la réalité, du réel. Mais cela ne suffit pas à ce que le sujet s’oriente. Il faut, dit Freud, que certaines représentations soient investies, et plus particulièrement que la « représentation du désir soit gardée investie ».
Mais alors qu’est-ce qui peut garantir l’investissement de cette représentation de désir ? Avant de tenter une réponse, il faut faire un petit détour sur le texte de l’Aphasie, d’autant que Freud dans sa troisième partie de l’Esquisse accorde une fonction essentielle au langage dans l’activité du « reconnaître ». Il ne peut y avoir de « frayage sûr » que si les investissements de perception sont marqués du sceau d’une représentation de son. Dans le fonctionnement de l’appareil à langage, plus précisément à propos de l’apprentissage du langage, Freud rappelle l’importance de l’entourage. Cet apprentissage se fait par un double investissement :
– investissement d’images sonores venant des productions sonores du sujet lui-même,
– investissement des images sonores venant de l’entourage, donnant lieu à répétition.
Cet investissement des images sonores provenant des cris ou sons ou mots venant du sujet lui-même, comment pourrait-il avoir lieu sans la reconnaissance, sans la traduction c’est-à-dire sans la fonction de représentance que lui attribue l’Autre ? N’est-ce pas ce que Freud indique dans l’Esquisse ? Les expériences de satisfaction (une seule ne suffit certainement pas) n’ont lieu que si le proche, la puissance secourable, attribue à ces manifestations de décharge (cris, mimiques, innervations vasculaires) de l’infans une fonction de représentance de son désir.
Quand l’Autre ne fait pas cette lecture du corps, n’investit pas les perceptions de l’infans, comment la représentation qui est investissement de perception peut-elle apparaître, que peut-il en advenir non seulement du fonctionnement, mais de la fonction de représentance elle-même ? Le cri (image sonore) ne risque-t-il pas alors d’être réduit à son pur caractère d’hostilité, et devenir l’attribut de toute expérience d’objet, de toute rencontre ? Le fonctionnement de la fonction devient alors extrêmement douloureux.
La clinique de l’autisme et son traitement devraient nous apporter un précieux enseignement.
Ainsi la fonction de représentance, dont est chargée la représentation (V), s’avère être au carrefour de la pulsion, du désir, de l’objet, de l’Autre et du langage, tel que le complexe du Nebenmensch semble au mieux en rendre compte.
Mais à côté de la représentance, dont la fonction est de délégation, de tenant lieu, voire de traduction, une autre fonction se dessine, assurée également par la représentation (V).
Dans son texte sur la dénégation, Freud donne de la représentation (V) les indications suivantes concernant sa fonction : « issues des perceptions, elles en sont des répétitions… La pensée possède la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction dans la représentation, sans que l’objet ait besoin d’être encore présent au dehors » (11).
Rendre présent est également la fonction de l’hallucination. Alors l’hallucination est-elle un type particulier de représentation ? Que faut-il entendre alors par rendre à nouveau présent ?
L’Esquisse apporte peut-être un éclairage. Arrivé à la fin de ses réflexions, Freud précise que les représentations n’ont pas tant pour fonction de rendre présent la chose que « l’état désiré de la chose ».
En fait, seule l’hallucination rend à nouveau présent la chose, dans le sens que la chose est vécue comme réellement là. La représentation témoigne au contraire de la reconnaissance de l’absence, de la perte de la chose. Elle est, à la fois, conséquence et cause d’un état de désir de la chose.
N’y-a-t-il pas là tout l’écart entre névrose et psychose ? Freud rappelait dans son chapitre VII de la Traumdeutung que « la névrose implique la renonciation à l’objet réel ». Dans son texte sur l’aphasie, Freud soulignait déjà que contrairement à la projection, de la reproduction point par point, la représentation supposait qu’il y ait de la perte, de la modification, de la condensation (fonction de métaphore soulignée par Claude Landman lors d’une réunion du dictionnaire consacrée à ce concept) et dans l’Esquisse « ce que nous appelons choses sont des restes qui se dérobent au jugement ».
Que se passe-t-il pour le schizophrène ? Freud indique d’une part que pour lui il n’y a pas de reste, pas de perte : « les mots sont condensés et transfèrent, sans reste, les uns aux autres, leurs investissements, par déplacement », et d’autre part que la fonction de représentance (Vertretung) entre substitut et refoulé devient ici langage d’organe à tel point que Freud se demande si le mécanisme à l’œuvre a encore quelque chose de commun avec le mécanisme du refoulement.
Au moment de conclure, il apparaît que nous retrouvons dans cette fonction de la représentation, la représentance, les deux directions sémantiques du verbe « représenter » données au début de notre texte. De manière un peu schématique, nous pourrions dire que les textes métapsychologiques mettent en évidence cette fonction de délégation, de tenant lieu, nommée représentance, et les textes dans la mouvance de l’Esquisse mettent plutôt en évidence la fonction de rendre à nouveau présent, ce qui est reconnu comme absent, ces deux fonctions étant assurées par la représentation (V). Les remarques de Freud concernant le fonctionnement de la fonction chez le schizophrène ont l’intérêt de montrer la corrélation de ces deux fonctions qui sont toutes deux altérées.
Il apparaît également qu’en corollaire de la représentation, Freud fait valoir la notion d’investissement, et ne s’en départit pas de l’Esquisse à l’Abrégé.
Dans ce dernier texte, il fait état de « l’énigme véritable » que présentent encore pour lui les phénomènes psychiques : quelle énergie est en cause dans ces processus d’investissement qu’il nomme un peu plus loin motion pulsionnelle, désir inconscient ?
C’est sur cette référence au désir et son énigme que nous laissons notre lecture du concept de représentation chez Freud.
NOTES
(1) Freud S. : Abrégé, PUF.
(2) Freud S. : Etudes sur l’hystérie, PUF.
(2 bis) Freud S. : Esquisse d’une psychologie scientifique, in Naissance de la psychanalyse, PUF.
(3) Freud S. : Un cas de guérison hypnotique avec des remarques sur l’apparition de symptômes hystériques par la « contre-volonté », Résultat – Idées – Problèmes, PUF.
(4) Nassif J. : Freud l’inconscient, Galilée
(4 bis) Freud S. : Résultats – Idées – Problèmes, PUF.
(5) Freud S. : Contribution à la conception de l’Aphasie, PUF.
(6) Freud S. : Pulsions et destin des pulsions. Métapsychologie – Idées NRF Gallimard
(7) Freud S. : Trois essais sur la théorie sexuelle, Edition de 1915 -NRF Gallimard – Nouvelle traduction.
(8) Freud S. : Le refoulement – Métapsychologie, Idées NRF Gallimard
Œuvres complètes T.X.III, PUF.
Gesammelte Werke, TX Fischer
(9) Freud S. : L’inconscient – Métapsychologie, Idées NRF Gallimard
Œuvres complètes T.X.III, PUF.
Gesammelte Werke, TX Fischer
(10) Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, Résultats – Idées – Problèmes, PUF.
(11) Résultats Idées Problèmes, PUF.