Langue et nation comme problèmes : le cas argentin
14 février 1994

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SZTRUM Marcelo
Textes
Langue

Avec ce sous-titre-là, je voudrais non seulement évoquer l’opération
que l’on serait déjà en train de faire, ensemble – moi qui suis
d’origine argentine et vous parle en français, en ce français-ci
en tout cas, aux accents que l’on pourrait supposer, sinon argentins, espagnols…
d’origine argentine, à vous qui l’entendez : comme ça… – ; mais
je voudrais parler aussi, en guise de préambule de mon exposé,
de cette formule:

« Traduit de l’espagnol (Argentine) »

Comme chacun le sait, c’est l’inscription qu’incluent tous les livres d’auteurs
argentins traduits en français à côté du nom de leur
traducteur. Et il a l’air d’aller de soi que cette parenthèse qui suit
le mot  » espagnol  » puisse loger ainsi le nom de tout pays hispanophone,
sauf l’Espagne.

Or, il faut bien dire que la sémantique que suggère cette syntaxe
à laquelle on s’est habitué ne traduit, elle, rien, si ce n’est
une création de toutes pièces des éditeurs français.
Et que si elle réussit à donner rapidement deux informations sans
doute essentielles pour l’acheteur potentiel, la langue à partir de laquelle
le texte a été traduit et l’origine nationale de l’auteur, elle
réduit par le même coup les variations de la langue espagnole dans
les nations où elle est parlée à un schéma simple,
vraisemblable peut-être aux yeux du lecteur français, mais menteur
:

– parce qu’il laisse croire que les variations essentielles que peut connaître
la langue coïncident avec celles de la géographie politique, celle
des Etats-nations, ici les nations hispanophones ;

– parce qu’il laisse croire qu’il s’agit là de variations dialectales,
des formes géographico-nationales qui varient par rapport à un
terme neutre, lui invariable et vraisemblablement unitaire, la langue espagnole,
celle que l’on parle en Espagne.

Or si l’espagnol, comme toute langue, n’existe que dans ses variations sociales,
stylistiques, régionales, etc., il faut compter parmi ses caractéristiques
essentielles :

– que ses grandes régions dialectales ne coïncident pas nécessairement
avec les frontières nationales,

– que sa détermination est loin d’être banale,

– que l’espagnol parlé dans les limites du Royaume d’Espagne connaît
souvent davantage de variations régionales que celui dont les frontières
vont du sud des Etats-Unis jusqu’à la Terre du Feu,

– que cela fait vraiment très longtemps que cette langue multinationale
n’a pas un seul centre, coïncidant avec celui de l’ancienne métropole;
elle est polycentrique ou pluricentrique.

Les Noms

Les rapports entre les variétés linguistiques (soit des variétés
dites dialectales, à l’intérieur d’une même langue, soit
entre les langues) sont très souvent des rapports de force, des rapports
largement politiques, qui supposent des conflits. La détermination même
des limites d’une langue ou d’un dialecte tient souvent à ces rapports,
y compris la détermination de ce même statut – langue ou dialecte
–  et des noms qui l’accompagnent. Dans une bonne moitié des pays
hispanophones, dont l’Argentine, il faudrait traduire  » langue espagnole
 » par castellano et non pas par español, et  »
castellano  »
est aussi le nom officiel de la langue d’après
la Constitution actuellement en vigueur en Espagne : en Amérique latine,
on choisit « castellano » pour ne pas identifier le nom
de sa langue avec le nom d’une autre nation ; en Espagne, et contrairement à
ce qui se passait dans la période franquiste, par souci de reconnaissance
des autres trois langues parlées dans le pays: le basque, le catalan,
le galicien.

Langue espagnole, Nation argentine

La guerre contre le pouvoir espagnol dans ce qui était la vice-royauté
du Río de la Plata commence avec la Révolution de mai 1810 ; l’indépendance
des Provincias Unidas del Río de la Plata est proclamée en juillet
1816. Une génération après, en 1837, de jeunes intellectuels
romantiques comme Esteban Echeverría, Juan B. Alberdi ou Juan M. Gutiérrez
prônent à Buenos Aires une indépendance culturelle qui devrait
suivre l’indépendance politique et économique – mais également,
dans le cas des deux derniers, une indépendance linguistique.

Cette volonté d’indépendance de l’espagnol est énoncée
par Juan M. Gutiérrez en excellent espagnol, paradoxe performatif qui
constituera désormais un véritable topos de l’histoire
des idées sur la langue en Argentine et où plusieurs antagonistes
des « indépendantistes  » ont voulu trouver des arguments
pour les disqualifier. Cette contradiction apparente subsiste, dans le cas de
Gutiérrez, jusqu’à la fin de sa vie.

Quand dans les années 1870 la Real Academia Española, qui est
encore la seule institution normative, cherche à renouer des liens avec
les anciennes colonies désignant des personnalités hispano-américaines
comme « membres correspondants « , Gutiérrez termine une
brillante carrière d’homme de lettres et érudit trés respecté
si bien que « personne n’était mieux placé que lui pour
mériter l’honneur d’appartenir à l’Académie Espagnole « .
On lui offre donc cet honneur ; et il le refuse de manière nette et spectaculaire.
Ce geste ne sera pas isolé, et si peu à peu des académies
 » correspondantes  » vont être créées dans tous
les pays hispano-américains, ceci n’aura véritablement lieu en
Argentine qu’en 1931, le statut de la Academia Argentina de Letras n’étant
toujours pas, par ailleurs, de  » correspondante  » mais d' »associée
« .

Parfois, cette volonté d’indépendance linguistique s’est identifiée
à la possibilité de faire (ou de laisser faire), à partir
de l’espagnol parlé en Argentine, une autre langue, une nouvelle langue.
Le grand linguiste colombien Rufino J. Cuervo, par exemple, vers la fin du XIXe
siécle, pensait que la chute de l’empire espagnol d’Amérique devrait
donner naissance, tôt ou tard, à des nouvelles langues nationales,
comme ce fut le cas pour le latin après la chute de l’empire romain.
Le français Lucien Abeille, auteur d’un Idioma de los argentinos
(Paris, 1900) – ouvrage par ailleurs très pauvre, dont on a dit qu’il
contribuait à la cause de ses adversaires – le souhaitait. Et le nom
ambigu de « langue nationale  » fut parfois préféré
à castellano ou español.

Le sujet étant encore d’actualité, le quotidien Crítica
organise en juin 1927 une enquête auprès d’écrivains et
intellectuels représentatifs avec le titre : « Arrivera-t-on
à avoir une langue à nous ? « , qui paraîtra entre le
11 et le 29. Et la plupart des enquêtés sont d’accord pour répondre
que non, que ce n’est plus une hypothèse réaliste. C’est ce que
dit par exemple le jeune Borges ; mais il perçoit néanmoins dans
cette question l’objet d’un désir légitime, et il le fait sien.
Et il ajoute :

 » […] je crois dans la langue argentine. Je crois que c’est le devoir
de chaque écrivain […] de la rapprocher. Pour cela, il nous suffit
de considérer l’espagnol comme quelque chose d’à peine ébauché
et de perfectible… « 

Langue, nation, Indétermination, Schiboleth

Ces formes diverses d’un désir d’indépendance linguistique n’ont
pas abouti à la création d’une autre langue, nouvelle, à
ce qu’on reconnaisse pour un ensemble de variétés de l’espagnol
parlées en Argentine le statut de langue. Mais certainement pas parce
que les affaires de langue, comme la lecture courante de Saussure pourrait le
laisser croire, ne dépendent en rien de la volonté (politique)
des locuteurs. On peut donner vie à une langue à partir d’un désir,
étant données certaines conditions – construire aujourd’hui
une langue croate à partir du serbo-croate comme un Etat croate à
partir de l’Etat yougoslave, par exemple, etc. – même si ces créations,
humaines, politiques, contemporaines d’une langue ou d’une nation peuvent sembler
peu naturelles aux yeux de ceux dont les désirs de langue ou de nation,
d’avoir un statut reconnu, « officielle  » pour sa langue ou sa
nation sont exaucés d’avance, si je peux parler ainsi, par l’existence
en fait naturalisée de certaines langues ou de certaines nations, une
existence qui semble aller de soi parce que ces langues ou ces nations étaient
depuis longtemps là quand on est venu au monde, parce qu’elles viennent
de loin.

A part le fait que les langues vont très souvent être des traits
distinctifs des nations, les deux notions, langue et nation me semblent mériter
d’être comparées quant à l’indétermination de leur
constitution, et à leur force, leur prégnance dans l’imaginaire
une fois constituées. Dans une conférence à la Sorbonne,
Renan finit d’exposer sa conception contractuelle, politique de la nation par
cette formule célèbre :  » la nation est un plébiscite
de tous les jours « . Mais si cet accord suppose des choses en commun, dit-il
aussi, il suppose au même temps une sorte d’amnésie collective
:

 » …l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup
de choses en commun, et aussi que tous aient oublié beaucoup de choses
« 
(p.42)

Il me semble que l’on pourrait parler également ainsi quant à
la constitution d’une langue : volonté commune de ceux qui se reconnaissent
dans une certaine communauté linguistique à partir de certaines
choses en commun – intercompréhension globale des locuteurs, beaucoup
de traits communs reconnaissables – et de l’oubli d’autres choses, en commun
– l’oubli de la variation à l’intérieur de la langue à
constituer, et l’effort de laisser de côté ce qu’on peut avoir
en commun avec la langue dont on veut se différencier -, et accentuer
les différences, les traits distinctifs par rapport à cette  »
langue mère « , pour parler comme les comparatistes.

Ainsi un simple trait phonétique, une petite différence de prononciation
peut devenir une frontière, la possibilité de reconnaître
ceux d’un camp et les autres, comme dans telle ou telle bataille qui opposait
criollos et realistas dans la guerre d’indépendance de
ce qui allait être l’Argentine. Ce trait qui est un mot de passe est ce
qu’on appelle un shibboleth. Encore ici la différence, le trait
distinctif, contre tout essentialisme, précède logiquement, va
être plutôt la condition de l’identité – encore ici ou peut-être
avant tout ici -, puisque ce philosophème part de constatations saussuriennes,
linguistiques.

Un espagnol pluricentrique

Mais si ces volontés d’indépendance n’ont pas abouti à
la création d’une nouvelle langue, elles ont certainement contribué
à donner des lettres de noblesse à beaucoup de traits régionaux
non reconnus ou stigmatisés par l’ancien centre, et par la suite à
ce que plusieurs normes puissent coexister dans l’espagnol d’Argentine et dans
l’espagnol tout court de nos jours, à ce que l’espagnol puisse être
une langue pluricentrique.

Et l’on pourrait voir aussi ces luttes, ces désirs de liberté
comme quelque chose que, d’une manière générale, les nouvelles
nations américaines ont donné parfois comme en contrepartie à
l’Espagne, et qui reste disponible, comme un autre héritage, à
tous ceux qui, tout le temps, avec ses paroles et ses écoutes, ses pensées
ou ses écrits, continuent à créer à partir de ce
vieux code « à peine ébauché et perfectible  »
une langue ouverte à l’avenir.