L’amour de transfert. La formation d’une analyste Entretien avec Muriel Drazien (extraits)
29 avril 2018

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DRAZIEN Muriel
Textes
Lacan

Notre collègue romaine Muriel Drazien s’est éteinte le 14 avril dernier. Elle a joué un rôle important dans la diffusion de l’enseignement de Lacan en Italie. Nous publions ici des extraits de l’entretien qu’elle avait accordé à Cristiana Fanelli, membre de l’ALI et directrice de la collection de psychanalyse de l’édition italienne Editori Internazionali Riuniti.  Cet entretien est publié dans le livre Mes soirées chez Lacan réalisé par Cristiana Fanelli et Janja Jerkov et paru en 2011 au moment de la création de l’ALI-in-Italia. L’entretien peut être lu dans son intégralité en bas de page. Le livre Mes soirées chez Lacan est disponible.

 


 

 

 

 

 

 

 

p. 266-270 : « Après la publication des Écrits et la fondation de son École [Lacan] avait atteint une notoriété qu’aucun psychanalyste n’avait eu avant. C’est Lacan qui a porté la psychanalyse sur la place publique ; des journaux parlaient de lui, fait exceptionnel pour un psychanalyste, il devenait un personnage de la vie culturelle et sociale. Il avait sorti la psychanalyse du cabinet privé. C’est lui qui a écrit sur sa revue Scilicet, “tu peux savoir”. Tout ce qui avait été considéré secret et réservé par les freudiens était mis à nu et à disposition de tous.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte du changement de style. Par exemple, ici en Italie l’Association freudienne est la SPI (Société Psychanalytique Internationale) ; elle se fait entendre une fois tous les deux ans à l’occasion d’un congrès, mais ses publications ne sont pas lues, ne sont pas distribuées. On ne connait pas les noms de ses membres, c’est tout comme s’il s’agissait d’une société secrète. Une coupure réelle a été introduite par Lacan avec la publication des Écrits. Son séminaire était devenu tout à fait public, quiconque pouvait y entrer. Les élèves pouvaient assister à sa présentation qui n’était plus comme avant, réservée à l’équipe médicale. La psychanalyse était devenue une pratique qui concernaittoute la société.

[…]

Lors du déplacement du séminaire à l’École Normale, certains problèmes ont commencé à se poser. Avec l’arrivée et la participation des élèves de l’École de la rue d’Ulm, les analystes, même les élèves proches, ont commencé à ne plus se sentir à leur place. C’est l’arrière-plan de la formation du “Quatrième Groupe” constitué par François Perrier, Piera Aulagnier et Jean-Paul Valabrega. Lacan était ravi d’avoir un nouvel auditoire, de jeunes intellectuels qui pouvaient le questionner, qui reprenaient les thèmes traités par lui pour leurs publications. Ceci a abouti à ce qu’on n’avait pas prévu, à ce qu’on n’avait jamais entendu Lacan a dit – et écrit – que ce n’était pas nécessaire d’être analyste pour être membre de l’École et qu’on pouvait même être en position de AE (Analyste de l’Ecole) sans une expérience de l’analyse.

Ceci accompagnait l’introduction de la procédure de la passe, la dernière “invention” de Lacan pour assurer un fonctionnement plus analytique et moins administratif de son École. Pour certains analystes, du futur Quatrième Groupe, c’était complètement inacceptable. Ils se sont révoltés, ils considéraient cet ensemble de faits et cette invention comme une imposition, une ingérence dans leur pratique qu’ils ne voulaient en aucun cas accepter.

Voulez-vous nous parler de la passe ? Pourquoi Lacan a-t-il inventé cette procédure ? Quel en est l’enjeu ?

La question de la passeouvrait la question du “non analyste”; la question de nommer les passeurs a posé des problèmes déontologiques; il y a eu des incidents, quelqu’un s’est suicidé, on racontait des histoires terribles autour de cette question de la passe. Lacan ensuite a déclaré que c’était un échec, il l’a écrit. Personne n’était satisfait du fonctionnement des jurys. Charles Melman considérait que les collègues n’étaient pas sur le même diapason que Lacan. Si Lacan a essayé d’instaurer la passec’était tout aussi bien pour savoir ce qui pouvait rester chez quelqu’un d’une analyse; ce qui pouvait marquer quelqu’un, et surtout il voulait interroger la fin de l’analyse, et découvrir comment cette fin pouvait ouvrir sur un désir, le désir de l’analyste. C’était ça le but.

Pour certains le problème majeur était la nomination des passeurs ; Aulagnier, Valabrega et Perrier étaient très opposés à cette procédureet ils se sont prononcés contre. Ils ont choisi de quitter Lacan et l’EFP pour protester contre cette dernière invention théorique de Lacan. Quel était l’enjeu pour eux ; avaient-ils peur d’être interrogés dans leur pratique ? Beaucoup d’analystes avaient des élèves en formation, et je crois que Lacan voulait savoir ce qu’il en était de ces nouveaux praticiens de son École. En quelque sorte, il voulait sonder les effets de son enseignement, et surtout vérifier s’il y en a eu, vue l’énorme énergie qu’il investissait dans l’enseignement – son séminaire – chaque semaine pendant des années. 

La formation de l’analyste : un bout du Réel… 

Clairement, pour Lacan, la formation d’un psychanalyste n’était pas celle qui était dispensée par les post-freudiens de l’Institut. Vous pouvez deviner cela à partir de son abandon de l’Institut et ses fonctions d’enseignement ; la cause était certainement le dissentiment profond sur la question de la formation. Il a eu beaucoup d’élèves à l’Institut de Paris. Toute la génération de Rosolato, Valabrega, et Laplanche était formée dans le cadre de l’enseignement de Lacan.

La pratique de la psychanalyse n’était pas libre, et l’analyste était loin de pouvoir s’autoriser par lui-même. Même Lacan n’a pas pu imposer sa pratique comme il l’entendait, avec les horaires préétablis qu’il fallait respecter, comme le nombre de séances par semaine ; c’est à dire des règles qui sont encore en vigueur dans les sociétés liées à l’IPA. À partir de la fondation de l’EFP, sa propre École, la pratique de Lacan a pu devenir ce que les constrictions de l’Institut ne permettaient pas. Devenir analyste pour Lacan n’était pas une petite affaire qui pouvait se chiffrer en combien de minutes prescrites pour une séance, de rencontres par semaine ou en combien d’années. Il tenait certainement à transmettre ce qu’il avait lui même approché dans l’analyse, c’est à dire ce qu’il appelait “un bout du Réel”.

Vous pensez à un changement, et non pas à un développement ? C’est-à-dire que pour lui aussi, il aura fallu un certain temps de réflexion…

Non, je ne pense pas que ce soit ça. Je pense qu’il sentait vraiment les ailes coupées à l’Institut. La rupture était inévitable. Son enseignement avait été très suivi, même à l’époque, et était considéré dangereux. Ses collègues voulaient se libérer de lui, en même temps que lui avait besoin d’air. L’exclure de la Société Internationale n’était pas rien : les deux années probatoires de la Société Française de Psychanalyse prouvent à quel point l’IPA était rigide et arriéré.

Alors, qu’est-ce qui a changé dans la question de la formation ? Tout d’abord, il a pu organiser son École sur d’autres bases, avec d’autres critères que ceux qui régissent n’importe quelle société civile. Ce qui devait être respecté était la rencontre avec l’analyse dans ce qu’il considérait les points les plus cruciaux. Un de ces points était le transfert. Le transfert chez les élèves de Lacan était principalement ce qui avait été critiqué. On disait que les analysants de Lacan étaient totalement à son service, mystifiés. Lacan a démontré que le transfert ne résidait pas dans le port d’une cravate d’un certain type, comme celle de son analyste ; il a critiqué la notion de “liquidation” du transfert, en tant que réduction banalisante de l’évolution du transfert et de la fin de l’analyse.

Ce qui est marquant dans l’analyse – non plus l’analyse didactique que l’analyse personnelle, mais l’analyse tout-court – est comment gérer le transfert. La nouvelle définition de la didactique introduite par Lacan, et stipulée dans l’acte de fondation de l’EFP, n’était pas la moindre des révolutions de la pratique que l’EFP inaugurait.

Pour les analysants de Lacan de ma génération, comme Jean Allouch, Erik Porge et d’autres, il y avait ce lien extrêmement fort à Lacan, et à tout ce qui pouvait se passer en analyse. Le transfert était l’élément qui occupait ses analysants, ce n’était pas un accessoire. Claude Landman est venu après, il est plus jeune que moi. Il a parlé de la question de l’initiation, c’est-à-dire du dévoilement du phallus dans les rites initiatiques. Il y a quelque chose de cela dans la formation, si l’on veut parler des formations de l’analyste comme des formations de l’inconscient, parce qu’il est certain qu’il avait pour ceux qui se destinaient à l’analyse, ses élèves, une attention différente des autres. Si les analysants étaient prêts à le suivre dans les voies qu’il indiquait, c’était sa propre disponibilité qui rendait cela possible.

S’il y avait quelqu’un qui intervenait et qui était vraiment présent même en dehors des séances, à n’importe quel moment, c’était Lacan. Combien de fois j’ai visité des expositions avec lui, combien de fois il est venu me faire une visite à la maison le soir quand j’étudiais, combien de fois je suis allée le trouver à Guitrancourt, sa maison de campagne. Ce n’était pas le travail aux heures de bureau. C’était une formation qui faisait partie de la vie. »

p. 274-276: « L’histoire des divisions à l’intérieur du lacanisme s’est propagée en Italie comme en France.

Quand je suis arrivée en Italie j’ai eu des problèmes sérieux dès le départ. Je savais que Lacan souhaitait très fortement créer une école en Italie. Il aimait beaucoup ce pays, où il avait été invité parfois à parler à l’Université, où il avait fait de nombreuses conférences à travers les années et où il lui semblait qu’il y avait du terrain fertile pour recevoir son enseignement.

La difficulté majeure que j’ai rencontrée était liée aux personnes que Lacan favorisait pour réaliser son dessin. Il s’agissait de deux personnes, que je ne connaissais pas auparavant, qui avaient fréquenté le divan de Lacan. Giacomo Contri et Armando Verdiglione, les deux analysants de Lacan désignés par lui pour constituer avec moi une Association italienne, étaient, chacun à sa façon, occupés ailleurs. A tort ou à raison, je considérais que l’analyse n’était pas la priorité de ces personnes avec lesquelles je devais travailler.

Contri, le premier traducteur en italien des Écrits, s’occupait activement d’un mouvement catholique intégriste qui s’appelle “Comunione e Liberazione”. Verdiglione semblait flirter avec le parti socialiste, et la gauche extra-parlementaire. En fait, c’était quelqu’un de pas clair, et les développements ultérieurs et plus récents n’ont jamais démenti la première impression que j’ai eue de lui. Tout récemment encore Verdiglione a eu des déboires avec la loi, étant accusé de fraude fiscale, de détournement de fonds à lui alloués pour des projets culturels jamais aboutis, domaine dans lequel il excellait depuis toujours. Il avait été accusé et condamné il y a quelques années pour détournement du patrimoine des patients dont il avait la cure. “Plagiat” est le terme utilisé. Ces scandales, très publicisés par les médias (toujours contents – et on se demande pourquoi – de jeter de la boue sur les psychanalystes, bien plus que sur des astrologues) ont porté beaucoup de préjudice au mouvement lacanien en Italie.

On peut dire que nos efforts alors, et depuis, de porter l’enseignement de Lacan vers le public italien ont très sérieusement ressenti le contrecoup des méfaits de Verdiglione. Bien que Verdiglione ait renié son appartenance au mouvement lacanien, encore tout récemment, son nom est resté attaché à tout effort tant soit peu publicisé par les analystes qui s’en réclament. À l’époque du Tripode, le texte que Lacan a écrit à l’intention de nous trois, Contri et Verdiglione avait chacun son groupe de militants aux antipodes entre eux et, en plus, teintés de beaucoup d’animosité :Sémiotique et Psychanalysede Verdiglione, la Scuola Freudianade Contri. Bien que connaissant les enjeux pour chacun, bien sûr, Lacan était convaincu que l’analyse aurait aplani les penchants centrifuges. On était, on peut dire après-coup comme des ronds de ficelle, R S I, à chacun un des noms du père, mais le nœud n’a jamais tenu.

Un texte difficile a été envoyé par Lacan à Contri (le texte appelé ensuite “Lettre aux Italiens” contenant les principes théoriques du fonctionnement d’une association qui devait s’appeler La Cosa Freudiana. Le mode d’entrée aurait été suivant la procédure de la passe(«prenant le risque qu’il n’y en ait pas…» avait-il écrit Lacan). Chacun de nous aurait fonctionné comme passeur. L’application posait de tels problèmes, problèmes comme nous avons vu, déjà attestés à Paris lors de son introduction par Lacan à la EFP, qu’aucun de nous trois semblait en mesure de les affronter.

Devant les difficultés rencontrées, et le peu de cohésion entre les éléments du Tripode, et vue l’impossibilité de constituer cette Association selon les indications fournies par Lacan, j’ai préféré quand même fonder la première Association La Cosa Freudiana, à Rome en 1981 (après la dissolution de l’EFP) avec Antonello Sciacchitano et Marisa Fiumanò, mes deux premiers élèves en Italie, eux aussi très différents l’un de l’autre, mais deux personnes d’exception, vraiment accrochés à l’analyse, et chacun à sa façon a continué.

La Cosa Freudianaa été présenté par nous trois à Milan devant un public assez important, en même temps que Jacques-Alain Miller présentait sa Scuola Freudiana. Giacomo Contri m’a bien mise en garde à ce moment-là contre n’importe quel projet non agréé par Miller. Nous avons payé les frais d’avoir voulu maintenir notre indépendance, et Contri aussi quand Miller l’a éliminé de ses projets éditoriaux. »

p.276-287 « Vous avez été parmi les destinataires de la Lettre aux italiens. Lacan y écrit : «Car j’ai posé d’autre part que c’est du pas-toute que relève l’analyste. Pas-tout être à parler ne saurait s’autoriser à faire un analyste. À preuve que l’analyse y est nécessaire, encore n’est-elle pas suffisante. Seul l’analyste, soit pas n’importe qui, ne s’autorise que de lui-même» ; «L’analyste loge un autre savoir, qui du savoir du réel doit tenir compte»; un analyste «doit avoir cerné la cause de son horreur, de sa propre, à lui, détachée de celle de tous, horreur de savoir». Et enfin : «Tout doit tourner autour des écrits à paraître».

Ces sont des phrases concernant la question du désir de l’analyste et peut-être la passe. Voulez-vous nous dire quelque chose de votre expérience en Italie et de cette Lettre aux italiens ?

[…]

On “broyait du noir” après lecture et relecture du texte de Lacan. On discutait des modalités de comment mettre en pratique. On multipliait des demandes d’éclaircissement, mais aucune indication pratique n’était obtenue. Était-on des AE (de sorte à pouvoir nommer des passeurs, étant donné la procédure adoptée à Paris). Étions-nous des passeurs, et dans tel cas à quelle expérience de passe pouvait-on faire appel ? Étions-nous dans la passe ? Comment constituer une Jury sans faire appel aux Français ? Et surtout qui seraient les “passants” ? Comment les distribuer parmi les trois du Tripode sans créer une rupture de la balance des pouvoirs entre les groupes, disons « rivaux ».

Sans une expérience de travail en commun, les trois n’avaient aucune raison de se fier l’un de l’autre. Déjà l’EFP était déchirée par les analystes pratiquants et les néo “non-analystes” de l’ENS qui prenaient de plus en plus d’importance. C’était une époque très politisée, je le rappelle pour qui l’aurait oublié. C’était aussi le début des années de plomb en Italie, les Brigades Rouges et la grande entrée sur la scène des catho-communistes de Comunione e Liberazione (Groupe Contri). Il y avait un ferment intellectuel important, beaucoup de débats, et de maîtres à penser tenaient le haut de la scène culturelle. En ce qui concerne le rapport de ces courants politiques avec la psychanalyse je n’étais pas bien préparée à cette confrontation. En France psychanalyse et politique étaient bien sûr liées mais jamais leurs langages ne brouillaient les cartes. »

[…]

On a l’impression que le Tripode (sur lequel le discours psychanalytique en Italie devait s’asseoir) était le pari de Lacan ; suggéré par la nécessité d’expérimenter non seulement la passemais la consistance du nœud à trois.

Pourquoi est-ce à la fin de l’analyse le moment où l’analysant se décide à “relever le gant” ? Il est tout à fait concevable que l’analysant “s’autorise” bien avant de toucher à cette fin. Pourtant, on peut assumer que c’est la fin – la fin d’un certain “tour”, le moment précis qui avait intéressé Lacan en tant qu’il l’estime la pointe la plus sublime de l’expérience analytique.

C’était bien ce quasi paradoxe qui avait rendu le Tripode aussi impuissant à répondre aux “directives” ou conseils et expectatives de Lacan. Il préconisait, en somme, ce qui a pu sembler un retour en arrière pour certains, si le moment décrit de la passepour eux était bel et bien passé – si tant est qu’il ait jamais existé. Et oublié. »

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