Lalangue et la langue
06 décembre 2013

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Marika BERGÈS BOUNES
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 Avec lalangue, Lacan a ouvert des questions qui vont  bien au-delà  de « l’inconscient structuré comme un langage ». Ce qui en manifeste l’existence dans la clinique psychanalytique peut être comparé, toutes proportions gardées, avec le patois dans ses rapports avec la langue officielle d’une nation. Bien qu’il s’agisse de deux plans différents, certaines analogies sont fort illustratives. Dans un premier temps, je retiendrai quelques conclusions à partir du travail des historiens au sujet de la répression des patois en France lors de la Révolution française.

Puis je puiserai dans la clinique de la consultation et de la cure quelques exemples de la façon par laquelle la question de la langue et de lalangue – que Lacan a définie dans ses derniers séminaires surtout – se pose.

J’envisagerai, pour finir, le problème plus particulier des enfants adoptés confrontés à l’obligation de changer de langue en changeant de pays, de famille, de cadre de vie, de culture.

1 – La Révolution française

Sans faire un amalgame grossier entre patois et lalangue, mais parce que ce point d’histoire française me parait intéressant dans le thème du bilinguisme, je souhaite reprendre le traitement infligé aux patois français par la Révolution française dès 1790 : j’ai repris « Une politique de la langue » de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel : il s’agit alors de l’imposition systématique de la langue française et de la destruction des cultures périphériques, dans le fondement de cet ordre politique et social nouveau qu’était la Révolution ; Il fallait « anéantir les patois et universaliser l’usage de la langue française », comme le dit Grégoire dans son rapport du 16 Prairial an II. Un instituteur de langue française était nommé dans chaque commune « où les habitants parlent un idiome étranger » pour enseigner aux enfants la langue française et les lois de la république : « seule l’action journalière et toujours croissante de l’instruction pourra imprimer dans l’âme des citoyens de nouveaux sentiments, de nouvelles mœurs, de nouvelles habitudes » dit Talleyrand.

Les patois sont donc alors à éradiquer, et la langue française doit permettre d’élaborer une politique d’instruction publique comprise et acceptée par tous. Les patois vont être interprétés (et peut-être devenir ?) à partir de 1793, comme des lieux de résistance aux avancées humanistes de la Révolution, comme l’écrit Barère : «  le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle le basque » : ces idiomes « paraissent le plus contraires à la propagation de l’esprit public ».

L’Abbé Grégoire prépare alors un « projet patriotique », un questionnaire de 43 questions pour cerner les patois.

J’en cite quelques-unes : « – Le patois a-t-il beaucoup de termes contraires à la pudeur ? Ce que l’on doit en inférer relativement  à la pureté ou à  la corruption des mœurs ? »

« – Avez-vous beaucoup de proverbes patois particuliers à votre dialecte ?

« – Quelle serait l’importance religieuse et politique de détruire entièrement ce patois ? »

« – Quels en seraient les moyens ? »

Grégoire adresse le questionnaire à des personnalités, à des collègues de l’Assemblée constituante, à des journaux politiques et aux Sociétés des Amis de la Constitution, dans le but de décrire, puis à mots voilés, de supprimer ce « langage corrompu » qu’est le patois, ce « baragouin barbare », de « détruire la langue maternelle », ces jargons ou ces dialectes parlés ruraux qui menacent la pureté et l’unité de la langue française promue par la Révolution : « Les gouvernements, dit-il,  ignorent ou ne sentent pas assez combien l’anéantissement des patois importe à l’expansion des Lumières, à la connaissance épurée de la religion, à l’exécution facile des lois, au bonheur national et à la tranquillité politique ». A Metz, Grégoire parle de la nécessité d’extirper « cette espèce d’argot, ce jargon tudesco – hébraïco – rabbinique dont se servent les Juifs Allemands ».

Après son enquête sur l’étude des patois, il propose de créer une bibliothèque où les répertorier pour préserver leurs reliques : le patois deviendrait ainsi une langue morte, de parlé il devient « écrits conservés », archives, monuments.

Deux points semblent importants autour de l’idée de cette hiérarchie des langues et d’une langue maître obligatoire :

1/ La volonté de Barère de faire cesser « le complot de l’ignorance et du despotisme » en imposant « la plus belle langue d’Europe, celle qui la première a consacré franchement les droits de l’homme et du citoyen » : « nous avons révolutionné le gouvernement, les lois, les usages, les mœurs, les costumes, le commerce et la pensée même ; révolutionnons donc aussi la langue qui est leur instrument journalier (…) citoyens, la langue d’un peuple libre doit être une et la même pour tous ».

2/ La richesse des renseignements de ce questionnaire émanant de chaque région sur la teneur des patois ; ils sont étrangers à la langue maître, et certaines de leurs descriptions semblent évoquer lalangue telle que Lacan l’a décrite: en vrac, le patois est décrit comme « la langue maternelle » ; celle de l’oralité, du son, de la voix plus précisément, celle des « chansons que chacun augmente, embellit et change suivant ses caprices » ; celle des traditions populaires ; une langue naturelle, « primitive » qui « décrit les choses comme elles sont » et ne quitte pas l’origine ; une langue de voyelles plus que de consonnes ; celle de l’imaginaire familial ; celle de l’histoire ; une langue qui fluctue car la voix est mobile et la prononciation changeante ; le patois est le lieu de l’affectif : « doux, agréable, sonore, expressif, abondant, grave et propre à exprimer les grands mouvements de l’âme » pour les uns, « sifflant, guttural, rude et désagréable » pour les autres ; l’oralité patoisante fait entendre les bruits du corps, des organes, de la bouche, de la gorge, les mouvements du corps ; le patois est « sans règles », « sans pouvoir », passif ; mais fertile en passions ; rural, proche de la nature avec ses expressions « voluptueuses », ses « termes allégoriques », ses « métaphores hardies, presque toujours fort expressives et fort heureuses » ; il est lié à la terre, à ses travaux et aux animaux, mais ses « expressions qui présentent des images obscènes n’effarouchent point la pudeur dans nos campagnes » ; c’est « la langue mère, les variations de la voix sorcière » et dans le patois, la « manière de dire » est aussi importante que ce qui est dit ; mais c’est aussi la « langue des pères aux enfants, l’idiome transmis aux enfants par leurs pères, et à ceux-ci par leur aïeux… pour le détruire, il faudrait détruire le soleil, la fraicheur des nuits, le genre d’aliments, la qualité des eaux, l’homme tout entier » 

Toutes ces descriptions ou définitions variées des patois semblent proches de lalangue, semble-t-il, et la Révolution française règle la question du bilinguisme de manière violente et sans appel : c’est un langage commun qui fait la Révolution, une langue-maître, et les autres langues doivent disparaitre. C’est, prise sur le vif, la question de l’existence de deux langues dans une civilisation ou un social donnés (les effets de la « colonisation ») et celle du bilinguisme privé  dans lequel chacun de nous baigne dès la naissance entre lalangue et la langue.

Je reprends une comptine guerrière qui vient du fond des âges :

« A cheval, gendarmes !

A pied, bourguignons !

Allons à la guerre !

Tous les autres y vont !

Au pas ! Au pas ! Au pas !

Au trot ! Au trot ! Au trot !

Au galop ! Au galop ! Au galop ! »

Tout le monde connaît cette comptine et le plaisir qu’elle procure au bébé assis sur les genoux de sa mère qui la lui chante et qui y prend plaisir aussi. Le bébé de 5, 6, 7 mois regarde alors intensément la mère, écoute sa voix et est très sensible au rythme des sauts sur les genoux, rythme qui va croissant. Les mouvements,  la voix de la mère, ces mots qui se répètent – que l’enfant ne comprend évidemment pas, qu’il ne peut parler mais qu’il entend, qu’il attend – le captivent, l’étonnent, l’intéressent, et très vite le bébé les anticipe : dans sa posture, dans son regard, dans son babil, dans son sourire qui devient un rire, tout indique qu’il attend le plaisir que va lui procurer cette répétition accélérée de comptine et de gestes. La satisfaction, la jouissance, sont visibles dans ce jeu érotisé où tous les orifices sont sollicités. Sommes-nous devant une manifestation de « lalangue », « du langage enraciné dans le maternel » ?

L’enfant reçoit lalangue mais ne l a parle pas, il comprend beaucoup plus qu’il ne peut exprimer ; mais c’est de lalangue que s’origine la parole. Lalangue », voix, mots de la mère, porteurs de désir, motricité proche et en même temps déjà porteuse de la coupure et d’individuation de ce qui sera ensuite la langue maternelle. Lalangue organise ce qui va constituer le sujet : le langage prenant sa source dans le maternel avec son lot d’équivoques et de jouissance. Comment cette comptine de la mère qui se transmet de génération en génération, va-t-elle amener l’enfant à s’inscrire dans la tradition, l’histoire familiale ? Quelles traces en retrouvera-t-on plus tard, dans certaines structures syntaxiques, certaines sonorités privilégiées, certaines tournures incontournables comme obligatoires, certains symptômes, certaines associations qui reviennent en boucle comme des réflexes conditionnés, s’invitant toujours à la fin des mêmes détours, dans des retrouvailles avec des rythmes, des sons, des mots, des odeurs : « lalangue, ça fait rivière, rivière de retour par ce à quoi on tient à sa famille, c\’est-à-dire par l’enfance », dit Lacan. L’enfant reçoit lalangue, « la première entendue parallèlement aux premiers soins du corps » (C. Soler), il l’entend, la comprend plus qu’il ne l’exprime puisque « le savoir de lalangue a des effets d’affects » (Lacan) ; « lalangue savoir imprenable qui affecte la jouissance » dit C. Soler dans « Lacan, l’inconscient réinventé », « savoir joui de lalangue, savoir qui dépasse tout ce que l’on en sait ».

Milner parle d’une fonction d’excès de la langue qui s’inscrit dans les lieux corporels de jouissance, les orifices du corps de l’enfant. Lalangue « foule d’arborescences foisonnantes où le sujet accroche son désir », est faite de toutes les associations de chaines possibles d’où la langue va « s’arracher » ; certaines associations sont retenues, d’autres sont refoulées : dans cette lalangue en lien avec le réel et le corps, « quelque chose toujours se dit en plus qui n’était pas demandé. Nul être parlant ne peut se targuer d’avoir la maitrise des échos multipliés de son dire », dit Milner. Et en  même temps, on ne dit jamais tout.

Lacan met lalangue clairement du côté du réel : « l’inconscient est un savoir qui s’articule de lalangue, le corps qui le parle n’y était noué que par le réel dont il se jouit » ; il dit que c’est « la somme des équivoques dans une langue donnée » ailleurs, il dit que « c’est la langue des femmes ».

Clinique

Un peu de clinique autour de ces « quelques détritus » de « l’eau du langage » (Lacan), clinique où peuvent être repérés des indices de lalangue, mais seul le patient pourrait dire si c’est bien de lalangue qu’il s’agit : il n’y a que lui qui puisse en connaître un bout de son « savoir joui de lalangue ».

1 – Jim, 4 ans et demi.

La mère de Jim vient en personne dans le service – ce qui est rare – prendre rendez-vous pour son fils qui parle mal et dont l’école se plaint (cette mère ne téléphone jamais, elle vient quand elle a quelque chose à dire).

Jim, en moyenne section de maternelle, est incompréhensible et l’école s’inquiète. En effet, il s’agit d’un retard de parole important ; quelques mots seulement, peu de phrases, difficultés d’articulation, confusions masculin – féminin, singulier – pluriel.

Une rééducation orthophonique se met en place immédiatement, en parallèle des consultations mère – enfant. Le père de Jim, antillais, n’a jamais vécu avec la mère qui élève seule ses deux garçons ; il ne les voit quasiment jamais, ne répond plus aux appels téléphoniques de la mère – ce dont Jim souffre. Quand il les voyait, il leur parlait créole.

La mère est malienne.

Très vite, Jim va progresser, s’exprimer, commencer à faire des phrases, à mieux s’intégrer à  la classe. Que dit la mère ? « Maintenant, je lui parle français, il faut pas que ça se mélange trop dans sa tête, ces deux langues. Je fais attention maintenant de pas trop parler bambara. Des fois j’ai envie de dire un mot en français, mais ça vient en bambara… les petits mots, ma bouche, ça sort en bambara. Il faut faire attention, il faut pas que je prenne sa tête dedans ».

– « Les petits mots ? »

– « Reste tranquille », « calme toi », « fais pas de bêtises », ça vient en bambara, les câlins aussi. Je parle en français quand je lui dis que je dois gagner ma vie, qu’il faut bien s’entendre avec son frère ou les règles de la vie ».

Madame, petite, a parlé le bambara au Mali avec sa mère qui ne parlait que bambara. A 11 ans, la tante paternelle « demande à me prendre en France, ma mère a pas pu dire non ».

Madame ne parle alors que le français et a un souvenir horrible de cette période : « j’avais oublié le bambara jusqu’à ma majorité. J’ai retrouvé ma mère à 18 ans. » C’est le bambara qu’elle a plaisir à parler.

Le bambara n’a-t-il pas un statut de lalangue pour Jim et sa mère, comme il l’avait eu pour la mère et sa propre mère ? Un réel qui peine à se nouer au reste de leurs histoires et qui a fait barrage pour cet enfant à l’accès à la parole et au symbolique.

Clinique de l’adoption :

Quel forçage représente pour l’enfant adopté l’entrée dans une langue qui deviendra – ou pas – sa langue maternelle ? La langue maternelle est celle où l’on se sent chez soi, celle que le sujet adopte, ou plutôt celle où il se fait adopter ; c’est celle qui parle du père, dit Jean Bergès.

La grande majorité des enfants adoptés « rentre » très vite et très facilement dans la langue de la famille d’adoption c’est toujours une surprise : comme s’ils endossaient et utilisaient cette nouvelle langue avec plaisir, y trouvant une nouvelle identité.

Ainsi, Nastia, petite fille russe, adoptée à 6 ans, a été mise au CP directement ; en un mois, elle parlait le français et avait oublié le russe, sauf deux mots : « koukla » (poupée), « dom » (maison). En consultation, elle vient poser la question « comment aimer deux mamans ? Est-ce possible ? » Cette appétence inouïe pour la langue d’adoption semble proportionnelle au refoulement, au refus de la langue initiale, équivalents à une exclusion ; ce passage d’une langue à l’autre est marqué par une perte active.

Mais, au fond, la question de l’adoption par la langue maternelle, ne se pose-t-elle pas pour chacun d’entre nous ? Accepter de parler dans la langue qui nous parle suppose de s’y compter, d’y être compté, les refus ou les ambivalences se traduisant par les symptômes autour des inhibitions et des « retards » de langage que connaissent bien les orthophonistes et tous ceux qui s’occupent de tous jeunes enfants.

Mais si les enfants adoptés entrent vite, la plupart du temps, dans la langue de la famille adoptante, qu’en est-il de lalangue, « la première entendue parallèlement aux premiers soins du corps » (C. Soler), « le langage enraciné dans le maternel » (Lacan), c\’est-à-dire le plus souvent lalangue de la mère et de l’entourage qui a totalement manqué ou manqué très tôt à ces enfants adoptables, donc abandonnés par leurs parents biologiques. Quels effets vont avoir cette perte, cette absence ou ce déficit de lalangue pour eux ? L’histoire de chacun de ces enfants est différente, bien sûr, en fonction de l’âge de l’adoption et des conditions de vie antérieures : carences maternelles précoces, traumatismes, placements itératifs, pathologie des parents biologiques, etc… comment opérer un nouage quand le réel tient toute la place ? Quand les avatars initiaux de la vie risquent de laisser l’histoire de l’enfant du côté du traumatisme et pas du côté du fantasme ? On peut faire l’hypothèse que lorsque la lalangue est défaillante, l’inscription subjective et phallique est plus que problématique, ce qui s’entend souvent dans la quête de repères des enfants adoptés, à la recherche d’un petit bout de mot auquel ils s’accrochent pour s’ « historiser » : ainsi une adolescente adoptée très tôt au Vietnam, dit : « je n’aime pas ce qui bouge… ça me fait penser à la mort… le futur… moi je suis dans le passé… ce qu’il y a eu avant mon adoption… mais je n’ai pas de souvenir, pas de photo, pas de sonorités, tout est reconstruit à partir de ce qu’on m’a dit… et je ne veux pas perdre le peu que j’ai… c’est drôle, il me restait une chanson que je croyais vietnamienne, je voyais les rizières, les paysans qui repiquaient les pousses de riz quand je l’entendais, et je viens d’apprendre qu’elle est italienne… Je n’ai rien de ma mère, pas de lettre, je connais son prénom mais je ne sais pas comment il se prononce… pour moi c’est une présence, quelque chose de chaleureux dans l’air, un soutien. Je pense que je lui ressemble, mais je ne sais pas pourquoi… je pense qu’elle est morte… quand je suis revenue au Vietnam il y a 2 ans avec mes parents, je pensais reconnaître des choses, mais non je n’ai rien reconnu…Il y a eu un moment où j’ai été émue…quand j’ai revu ma nourrice… elle m’était familière… elle était assise tout près de moi, elle me touchait, elle me parlait… je ne comprenais pas ce qu’elle me disait et je pleurais… Mais je n’ai pas retrouvé la langue ».

Comme la plupart des enfants adoptés, elle est à la recherche d’un indice, d’une trace, d’un signe, d’un dire, d’une lettre donnant des explications sur cet acte d’abandon initial, à la recherche d’une lalangue qui lui aurait permis de repérer un lien avec une histoire qui serait la sienne, et qu’elle ne trouve pas : un lien qui lui permettrait de ne pas s’effacer comme sujet : « j’ai horreur du jour de mon anniversaire, je m’enferme toute la journée dans le noir… je suis tombée de nulle part. J’ai pas été désirée, c’est comme si j’avais pas le droit de vivre… pas de place … on ne m’a pas attendue…ma mère biologique, j’aurais voulu qu’elle me laisse quelque chose, un collier, un bracelet, un symbole, un bijou, une lettre, mais je suis née de rien… alors depuis les vacances, j’écris ! J’écris à ma mère pour lui raconter ce que je pense… je lui écris » : c’est essentiellement, semble-t-il, autour de lalangue qu’il y a du manque ou du déficit pour elle : une absence de jouissance du commerce posturo – langagier mère enfant, une absence de jouissance dans une langue, ou une rupture plus ou moins précoce, qui empêche la « rivière de retour à ce par quoi on tient à sa famille, c\’est-à-dire par l’enfance ». C’est bien lalangue qui semble avoir manqué ici comme « savoir joui », comme axe de fondation et axe subjectif phallicisé.

Madame, petite, a parlé le bambara au Mali avec sa mère qui ne parlait que bambara. A 11 ans, la tante paternelle « demande à me prendre en France, ma mère a pas pu dire non ».

Madame ne parle alors que le français et a un souvenir horrible de cette période : « j’avais oublié le bambara jusqu’à ma majorité. J’ai retrouvé ma mère à 18 ans. » C’est le bambara qu’elle a plaisir à parler.

Le bambara n’a-t-il pas un statut de lalangue pour Jim et sa mère, comme il l’avait eu pour la mère et sa propre mère ? Un réel qui peine à se nouer au reste de leurs histoires et qui a fait barrage pour cet enfant à l’accès à la parole et au symbolique.

Clinique de l’adoption :

Quel forçage représente pour l’enfant adopté l’entrée dans une langue qui deviendra – ou pas – sa langue maternelle ? La langue maternelle est celle où l’on se sent chez soi, celle que le sujet adopte, ou plutôt celle où il se fait adopter ; c’est celle qui parle du père, dit Jean Bergès.

La grande majorité des enfants adoptés « rentre » très vite et très facilement dans la langue de la famille d’adoption c’est toujours une surprise : comme s’ils endossaient et utilisaient cette nouvelle langue avec plaisir, y trouvant une nouvelle identité.

Ainsi, Nastia, petite fille russe, adoptée à 6 ans, a été mise au CP directement ; en un mois, elle parlait le français et avait oublié le russe, sauf deux mots : « koukla » (poupée), « dom » (maison). En consultation, elle vient poser la question « comment aimer deux mamans ? Est-ce possible ? » Cette appétence inouïe pour la langue d’adoption semble proportionnelle au refoulement, au refus de la langue initiale, équivalents à une exclusion ; ce passage d’une langue à l’autre est marqué par une perte active.

Mais, au fond, la question de l’adoption par la langue maternelle, ne se pose-t-elle pas pour chacun d’entre nous ? Accepter de parler dans la langue qui nous parle suppose de s’y compter, d’y être compté, les refus ou les ambivalences se traduisant par les symptômes autour des inhibitions et des « retards » de langage que connaissent bien les orthophonistes et tous ceux qui s’occupent de tous jeunes enfants.

Mais si les enfants adoptés entrent vite, la plupart du temps, dans la langue de la famille adoptante, qu’en est-il de lalangue, « la première entendue parallèlement aux premiers soins du corps » (C. Soler), « le langage enraciné dans le maternel » (Lacan), c\’est-à-dire le plus souvent lalangue de la mère et de l’entourage qui a totalement manqué ou manqué très tôt à ces enfants adoptables, donc abandonnés par leurs parents biologiques. Quels effets vont avoir cette perte, cette absence ou ce déficit de lalangue pour eux ? L’histoire de chacun de ces enfants est différente, bien sûr, en fonction de l’âge de l’adoption et des conditions de vie antérieures : carences maternelles précoces, traumatismes, placements itératifs, pathologie des parents biologiques, etc… comment opérer un nouage quand le réel tient toute la place ? Quand les avatars initiaux de la vie risquent de laisser l’histoire de l’enfant du côté du traumatisme et pas du côté du fantasme ? On peut faire l’hypothèse que lorsque la lalangue est défaillante, l’inscription subjective et phallique est plus que problématique, ce qui s’entend souvent dans la quête de repères des enfants adoptés, à la recherche d’un petit bout de mot auquel ils s’accrochent pour s’ « historiser » : ainsi une adolescente adoptée très tôt au Vietnam, dit : « je n’aime pas ce qui bouge… ça me fait penser à la mort… le futur… moi je suis dans le passé… ce qu’il y a eu avant mon adoption… mais je n’ai pas de souvenir, pas de photo, pas de sonorités, tout est reconstruit à partir de ce qu’on m’a dit… et je ne veux pas perdre le peu que j’ai… c’est drôle, il me restait une chanson que je croyais vietnamienne, je voyais les rizières, les paysans qui repiquaient les pousses de riz quand je l’entendais, et je viens d’apprendre qu’elle est italienne… Je n’ai rien de ma mère, pas de lettre, je connais son prénom mais je ne sais pas comment il se prononce… pour moi c’est une présence, quelque chose de chaleureux dans l’air, un soutien. Je pense que je lui ressemble, mais je ne sais pas pourquoi… je pense qu’elle est morte… quand je suis revenue au Vietnam il y a 2 ans avec mes parents, je pensais reconnaître des choses, mais non je n’ai rien reconnu…Il y a eu un moment où j’ai été émue…quand j’ai revu ma nourrice… elle m’était familière… elle était assise tout près de moi, elle me touchait, elle me parlait… je ne comprenais pas ce qu’elle me disait et je pleurais… Mais je n’ai pas retrouvé la langue ».

Comme la plupart des enfants adoptés, elle est à la recherche d’un indice, d’une trace, d’un signe, d’un dire, d’une lettre donnant des explications sur cet acte d’abandon initial, à la recherche d’une lalangue qui lui aurait permis de repérer un lien avec une histoire qui serait la sienne, et qu’elle ne trouve pas : un lien qui lui permettrait de ne pas s’effacer comme sujet : « j’ai horreur du jour de mon anniversaire, je m’enferme toute la journée dans le noir… je suis tombée de nulle part. J’ai pas été désirée, c’est comme si j’avais pas le droit de vivre… pas de place … on ne m’a pas attendue…ma mère biologique, j’aurais voulu qu’elle me laisse quelque chose, un collier, un bracelet, un symbole, un bijou, une lettre, mais je suis née de rien… alors depuis les vacances, j’écris ! J’écris à ma mère pour lui raconter ce que je pense… je lui écris » : c’est essentiellement, semble-t-il, autour de lalangue qu’il y a du manque ou du déficit pour elle : une absence de jouissance du commerce posturo – langagier mère enfant, une absence de jouissance dans une langue, ou une rupture plus ou moins précoce, qui empêche la « rivière de retour à ce par quoi on tient à sa famille, c\’est-à-dire par l’enfance ». C’est bien lalangue qui semble avoir manqué ici comme « savoir joui », comme axe de fondation et axe subjectif phallicisé.