Ces remarques nous permettent de préciser cliniquement ce qu’il convient de désigner du terme adolescence, à savoir la phase de l’existence avec sa réalité psychique afférente, qui précède cette décision, se formant par le ré-affleurement du fantasme fondamental. L’adolescence est le moment de constitution du sujet. « Il y a trois choses que j’ignore et quatre que je ne connais pas … » disent les Ecritures. Le langage est le propre de l’homme qui en a d’autres, le rire, sa prématurité spécifique, enfin justement, l’adolescence. Cette particularité de posséder cet âge mi-figue, mi-raison de la puberté, découle d’une autre étrangeté de l’espèce, sa sexualité dite diphasique. Chez l’animal la fonction sexuelle s’instaure d’emblée et vite sans qu’il soit besoin d’y revenir ; chez l’homme ses autres fonctions (motrices, intellectuelles) connaissent également une évolution continue avec des accélérations et des paliers, mais sans rupture, sans véritable crise dramatique. Seule la sexualité a cette évolution diphasique qui marque de son sceau bien des particularités du destin humain. Ainsi, n’y a-t-il jamais pour lui de trouvaille que re-trouvaille, d’encontre que rencontrée. Platon en a élaboré une complète métaphysique idéaliste de la ré-miniscence. Un point ne s’inscrit pour l’homme que d’avoir été parcouru deux fois.
Un des aspects les plus étonnants de la découverte freudienne est cette sexualité humaine s’instaurant en deux temps disjoints, séparés par un long entracte.
Premier acte. La prime enfance. L’Œdipe : tragicomédie. Tragédie pour le sujet qui joue de tout son cœur, pour de bon, la grande affaire de l’amour. Tragédie aussi parce qu’il n’a pas les moyens de ses ambitions. Comédie pour les adultes auxquels il s’adresse, qui ne prennent au sérieux ni ses jalousies d’enfant, ni ses menaces de mort. Ils jouent, eux, Dieu merci, à fleurets mouchetés. Quand ils ne tiennent pas ce rôle, c’est-à-dire qu’ils jouent pour de bon, on entre dans la pathologie et le crime des mauvais traitements infligés aux enfants, ou de la séduction.
De ce premier acte le sujet retire un savoir inouï bien que particulier, puisqu’il ne le sait pas, savoir sur le désir de l’Autre tempéré par la Loi. Avec en prime un diplôme en poche, sa castration : d’avoir renoncé à sa mère et à quelques autres rares femmes lui donne un droit à venir dans le grand échange des femmes.
Puis latence, entracte. On parle d’autre chose dans une sorte de malaise diffus, le calme avant la tempête.
Deuxième acte. La puberté. Cette fois, tout le monde joue pour de bon, feignant d’ignorer qu’on reprend sous d’autres habits, camouflé, le même scénario, ou presque, de l’acte I. Seuls les noms permettent de reconnaître les acteurs. Certes, on a encore droit à l’erreur mais il ne faut pas que celle-ci soit trop grave. A quoi ressemble cette étape ? Proposons cette comparaison à un champ vectoriel, où chacune des quatre pulsions sexuelles auxquelles s’ajoutent celles du moi, les paramètres aussi du lieu et du temps, l’histoire familiale qui sont autant de forces, seraient représentés par un vecteur. (Cette comparaison vectorielle s’impose à la lecture de l’article de Freud sur Pulsion et avatars de la pulsion, puisque Freud attribue au Trieb, comme à tout vecteur, une origine, un but, une intensité.) La tâche de l’adolescent est de trouver la Résultante de ces multiples vecteurs qui tractera son existence (On a reconnu en cette Résultante le signifiant phallique). Il s’y attelle, comme l’âne de Buridan aussi assoiffé d’eau que d’avoine, au milieu de chants de sirènes de toute sorte, d’une image spéculaire qui fout le camp comme un tableau de Francis Bacon, d’une bisexualité en ébullition. L’enfer donc. La trouvera-t-il même, cette Résultante qui le sortira de ces limbes où grouillent des larves assoiffées de sang ? Il ignore encore que la Résultante parfaite, celle qui assurerait l’équilibre stable du champ, tient du mirage, mirage d’obsessionnel bien sûr, rêvant d’oblativité et de génitalité harmonieuse où se condenseront comme en une fusée Ariane ne ratant pas son envol, les différentes pulsions partielles. Il apprendra douloureusement qu’il n’y a de Résultante qu’imparfaite et que les tensions résiduelles imprimeront à la surface une série de déséquilibres et de torsions qu’il compensera du poids d’un symptôme.
Il ignore aussi que cette Résultante existait déjà, en pointillés peut-être à compléter, résultat de l’acte 1.
De cette petite périphrase d’un savoir rabâché on pourrait déduire une nosographie pratique en trois volets.
Le premier cas serait celui d’une Résultante clairement dessinée et affirmée qui propulse le sujet sans hésitations superflues dans la cour des grands, cas d’Alcibiade dont Lacan pensait qu’il n’avait pas besoin d’analyse.
A l’autre extrême, aucune Résultante ne se dégage. Le champ vectoriel, dit alors champ brownien, soumet le sujet à une turbulence incessante et sans orientation.
Entre ces deux cas s’étend un large spectre où la Résultante, bien que dégagée, inscrite, reste inopérante. D’une intensité insuffisante, ou plutôt par une sorte de lâcheté existentielle, le sujet refuse de la reprendre à son compte. Il cède sur son désir, le fourvoie dans toutes les compromissions, en un mot refuse d’en être la dupe. Lacan énonça la sentence qui pèse sur ces sujets : les non-dupes errent. La psychanalyse fut découverte et reste l’indication principale pour ces infirmes-là, avatar du discours de la Science.
Freud soulignait l’importance des éléments de la névrose infantile surgissant dans une cure d’adulte. Ceux de l’adolescence ne le sont pas moins.
En définitive, par certains aspects, la cure analytique ressemble à une adolescence en plus, expérimentale, hors saison (la fameuse régression), visant à remettre sur le gril un certain nombre de « décisions », de compositions vectorielles, effectuées dans l’adolescence, mais surtout à ce que la Résultante, dasein du sujet, soit cette fois prise en compte et mise en action.