L'acte de parole et ses conditions particulières
22 mars 2025

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Gérard AMIEL
Journées d'études

Je vaudrais prendre un peu latéralement la question de L’Acte psychanalytique tel qu’il est développé dans le séminaire de Lacan, afin d’en tirer quelques remarques sur la conduite et la vie de nos groupes.

 

On sur-valorise toujours beaucoup, quand on parle d’Acte, le passage de la position de l’analysant à celle de l’analyste, car c’était déjà une préoccupation très vive à l’époque de Lacan. Cette question est essentielle certes, mais il y a encore plus central que la formation des analystes.

 

En effet, il y a une autre question cruciale encore plus brûlante aujourd’hui. Autour de nous, les exemples sont multiples de gens qui passent 20 ou 30 ans en sur un divan, mais pour lesquels la métamorphose attendue n’a jamais eu lieu. À la sortie, ces personnes se retrouvent exactement dans la même logique que celle dans laquelle ils étaient en y entrant. On retrouve en effet, le même narcissisme non entamé, la même surdité au signifiant, la même stérilité qui les empêche d’inventer. Cela existe aussi dans nos associations, dans nos écoles. Dans nos cercles, cela condamne ces personnes à répéter religieusement ce qu’ils ont reçus de leurs maîtres, sans pouvoir inventer la moindre énonciation. À cette stérilité quand à la possibilité d’inventer, s’associe une prévalence majeure de l’Imaginaire. L’un des effets notoires est ce goût pour attiser les guerres entre collègues.

 

Alors pourquoi même si ces personnes savent communiquer et parfois de manière très efficace, voire sont douées d’une séduction certaine qui fascine, ne sont ils pourtant pas parvenus à entrer dans la parole et les conséquences inédites qu’elle produit ? Pourquoi la logique de la parole leur est toujours demeurée fermée et autant étrangère ? Pourquoi leur analyse n’a pas produit l’acte par lequel ils seraient devenus des sujets divisés par le signifiant, c’est-à-dire convertis au désir, mais qu’il restent indécrottablement attachés à la demande et à ses impasses ? L’être pulsionnel et narcissique continue de sévir dans les dessous. Il est profondément regrettable de constater qu’un tel désastre n’épargne pas forcément les dits psychanalystes. Pas tous bien évidemment. L’analyse qui touche à son terme, telle qu’elle a été formalisée par Lacan, la complexe extraction d’un objet causal clivé du grand Autre qui n’en est que le domicile, la dé-fétichisation par l’usinage par la parole de cette objet vide de tout objet, le déclin d’un narcissisme imaginaire au profit de son pendant symbolique que Freud appelle estime. Alors pourquoi beaucoup d’appelés pour très peu d’élus ?

 

L’acte dont on parle dans L’Acte psychanalytique requiert donc d’abord ce premier acte constitué par la réalisation accomplie d’une analyse, à savoir que devenir un être de parole, un parlêtre, ait été possible. Mais la difficulté pour parler aisément de cette question délicate, c’est que le désir de l’analysant quand il parvient à entrer dans le champ du désir de l’analyste, a alors une structure d’acte, il ne s’analyse pas explicitement, il s’impose dans une sorte d’évidence. Si l’acte semble seulement s’accomplit dans l’ordre de l’agir, c’est avant tout en tant qu’il met en mouvement une portion de signifiant. Sous couvert d’un acte, c’est un moment parlé mais en acte qui se fait entendre, à travers un fragment d’énonciation signifiante. Il n’y a que le dire pour fait acte, souligne Lacan, dans son séminaire RSI.

 

Ce qui caractérise toujours l’acte, c’est qu’il est marqué par un avant et par un après radicalement différent de l’avant. Cet écart, cette différence, n’est pas de l’ordre du visible, du spectaculaire, mais du registre de ce qui désormais s’entend et concerne l’intime. Seuls ceux qui ont véritablement fait une analyse peuvent entendre quand quelqu’un d’autre a pu accomplir la sienne. Aucune connaissance d’aucune sorte ne permet de le savoir, car il s’agit d’une vérité qui relève d’un savoir insu, c’est-à-dire définitivement inconscient. L’après qui résulte de l’acte est caractérisé par une mutation, un franchissement définitif et irréversible pour le sujet. L’émergence du désir est corrélatif de la naissance du sujet. L’acte fonde le sujet en ceci qu’il se confond avec la double boucle de la coupure par laquelle advient la mise en fonction du trait unaire. Ce tracé en huit intérieur du sujet se confond au bord d’une coupure centrale d’une bande de Moebius. La coupure est bien le seul acte fondateur du sujet. Or le sujet ne peut justement pas rendre compte de l’acte qui le constitue dans le moment où il se réalise. Il y a nécessairement Verleugnung, dénégation de l’acte dans le moment même où il se produit. Seul les autres d’abord l’entendent. Le sujet étant représenté par sa division, il est aboli dans l’acte qui le métamorphose. L’acte l’éloigne de son destin pulsionnel, imaginaire, moïque, il l’extrait de sa tendance à la jouissance homo érotique, c’est-à-dire organisée par la logique du miroir qui ne sait que promouvoir : agressivité, compétition, haine. À la place voit le jour un être sexué, soutenu par le Réel du non rapport. C’est rare. Très rare. Extrêmement rare.

 

Qu’est-ce à dire ? Qu’à partir de ce moment là, on ne peut plus jamais vivre comme avant. C’est devenu strictement Impossible. On ne peut plus faire de la psychologie. On ne peut plus faire de l’idéologie. On ne peut plus faire de la politique dans les institutions de psychanalyse. On ne peut plus faire des procès, des guerres, mener des luttes, construire des empires d’influence. Sans bruit, discrètement, dans la paisibilité, dans la plus grande tranquillité de ce qui est à sa place et dans sa temporalité propre, on fait alors de la psychanalyse à l’ombre de l’acte qui nous a fondé. Cela paraît peut être très peu, mais au contraire, c’est absolument immense. Tellement…

 

Je vous remercie beaucoup pour votre attention.

Gérard Amiel