Lacan et la psychanalyse laïque
25 janvier 2025

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Claude LANDMAN
Séminaire d'hiver

 

J’ai été déçu, comme vous, de ne pas pouvoir entendre Marie-Christine Laznik sur Lacan et la psychanalyse laïque. Je la remplace donc, compte tenu de ses obligations académiques au Maroc. Vous l’entendrez cette après-midi à la table ronde sur la transmission de la psychanalyse.

 

Comme Stéphanie Torre nous l’a rappelé, l’analyse laïque, l’analyse pratiquée par les non-médecins était pour Freud un principe, un principe intangible sur lequel il n’est jamais revenu.  Il a en effet inventé la psychanalyse, une discipline entièrement nouvelle dans le rapport au savoir qu’elle institue. Et c’est la raison pour laquelle il a toujours tenu à ce qu’elle soit indépendante, de la médecine et de la psychiatrie en particulier.

 

Stéphanie rappelait, à juste titre, les résistances, les réticences même qui se sont produites dans le milieu psychanalytique, dans l’Association Internationale de l’époque, à l’occasion de la publication en 1926 de son texte : La question de l’analyse laïque. Ces résistances ont amené Freud sur la proposition de Jones, qui a toujours tout fait pour que l’Association Psychanalytique Internationale conserve son unité, et qui a donc proposé que les analystes de l’époque écrivent sur la question de l’analyse laïque en vue du congrès de 1927 à Innsbruck. Il y a eu 28 contributions, dont celle de Freud qui est aujourd’hui appelé la postface dans l’opuscule que vous pouvez lire sur la psychanalyse laïque.

 

Et Freud, on le sait par sa correspondance avec ses proches : Ferenczi, Eitingon, Jones… Freud, contrairement à ce qu’on a pu penser, était prêt à la séparation avec les Américains qui s’étaient opposés à lui sur cette question de l’analyse laïque. Il fallait coûte que coûte que la pratique de l’analyse par les non-médecins, soit un principe.

 

C’est un premier point que je souhaitais soulever.

 

Alors quid de Lacan ? Eh bien Lacan, à mon sens, donne la définition de la psychanalyse laïque sous la forme d’un principe également : le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même.

 

Alors qu’est-ce qu’il dit dans la proposition d’octobre 1967 sur la passe ? Je le cite:

 

Rappelons chez nous l’existant. D’abord un principe : le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même. Ce principe est inscrit aux textes originels de l’École et décide de sa position.

 

Il me semble que c’est la vraie définition de l’analyse laïque. À partir du moment où le psychanalyse ne s’autorise que de lui-même, il est clair qu’il ne s’autorise d’aucune autorité, sinon la sienne ; ce qui pose évidemment un problème. Et Lacan y a répondu en associant à ce principe le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même, ce qu’il a appelé l’expérience de la passe, c’est-à-dire l’introduction dans l’École Freudienne de Paris, de ce qu’il a appelé un gradus, distinguant ce gradus de la hiérarchie de l’École qui était à l’époque constituée par un directoire.

 

Qu’est-ce que c’est que le gradus ? C’est un pas, un degré. C’est-à-dire qu’il y a là, avec ce pas qu’il a nommé la passe, quelque chose d’entièrement original qui se soutient du principe que le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même. Et à cet égard, la proposition sur la passe mérite d’être relue quand on parle de la psychanalyse laïque.

 

Il nous dit au début de la proposition sur la passe que ce qu’il va proposer est à entendre sur le fonds de la lecture de Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956, un texte des Écrits qui est un texte formidable. Pour Lacan, la situation de la psychanalyse ne peut en effet être séparée de la question de la formation du psychanalyste.

 

Freud espérait un institut idéal pour la formation des psychanalystes qui n’a jamais pu se mettre en place. Et Jones, dans sa biographie de Freud, écrit en 1955 que la question de la formation des psychanalystes n’a jamais été résolue, question qui s’est posée à propos évidemment des non-médecins. Cette question de la formation des psychanalystes, jusqu’à Lacan, n’a pas été résolue. Est-ce que Lacan a permis de la résoudre ? Est-ce que cette introduction du gradus a eu les effets escomptés ? On sait que ce n’est pas le cas. Lacan a pu même dire en effet que la passe était un échec complet.

 

Je crois que la situation de la psychanalyse en 2025 dépend également de ce qu’on appelle la formation du psychanalyste. Ça va être un des thèmes de ces journées. Elle repose pour Lacan sur la résolution du transfert dans l’analyse personnelle du futur didacticien. Psychanalyse didactique après coup car Lacan souligne toujours l’effet rétroactif de la parole, du signifiant. Donc le futur didacticien, effectivement, il convient qu’il soit allé au terme de sa psychanalyse. Et Lacan dit : ça passe par la résolution de la question du sujet supposé-savoir. C’est-à-dire qu’il a décalé la problématique du transfert… Le transfert, ce n’est pas seulement la transposition sur le psychanalyste des affects d’amour et de haine … comme l’ont montré non seulement son séminaire sur le transfert, mais surtout l’invention, pour désigner en termes structuraux le transfert, du syntagme sujet supposé savoir. C’est-à-dire que ça décale complètement la question de la fin de l’analyse qui passe par la destitution de ce sujet supposé-savoir et par le déplacement subjectif qui s’en trouve produit.

 

Freud, qu’est-ce qu’il y avait avant Freud ? Qui savait avant Freud ce que Freud a avancé ? Personne ! Il n’y avait pas de sujet supposé savoir avant. Il n’a pas fait une lecture naturaliste d’un savoir déjà là dans ce que ses patients lui amenaient comme symptôme, il a inventé la psychanalyse. Le terme d’invention mérite d’être retenu ici car le savoir s’invente, il n’y a pas de sujet supposé-savoir, il n’y a pas Dieu qui a déposé dans la nature le savoir ! Donc au moment de la terminaison de la cure, il y a quelque chose qui se produit d’un nouveau rapport au savoir.

 

Alors en 2025, la question qui se pose est celle-ci : est-ce qu’il y a encore du transfert au sens où l’entendait Lacan ? Il y a sûrement du sujet supposé-savoir, ça grouille les références au sujet supposé-savoir ! Le seul problème, c’est que c’est peut-être moins chez un psychanalyste aujourd’hui qu’on imagine que le savoir s’est déposé.

 

C’est effectivement la question : est-ce qu’aujourd’hui on peut encore parler de transfert sur la psychanalyse ? Je dirais que oui malgré tout, même si c’est un transfert haineux, négatif, on ne se débarrasse pas de la psychanalyse… ou alors seulement dans des régimes politiques ultra-autoritaires.

 

Pour terminer, j’avancerai juste une chose : je suis allé au Ministère de la Santé en 2005 avec d’autres responsables des associations psychanalytiques, Charles Melman, Patrick Guyomard pour la SPF et d’autres encore pour évoquer un article de loi qui était proposé par un député de Haute-Savoie, le Docteur Bernard Accoyer, qui voulait légiférer sur les psychothérapies. Il disait dans cette proposition, que seuls les médecins et les psychologues pouvaient user du titre de psychothérapeute. Et j’ai eu la surprise, après le travail qui avait été fait par l’ensemble des associations psychanalytiques, j’ai eu la surprise d’entendre de la bouche du Professeur Mattéi qui était à l’époque Ministre de la santé, que les psychanalystes étaient exclus de l’article de loi, c’est-à-dire que de droit, au même titre que les médecins et les psychologues, les psychanalystes pouvaient user du titre de psychothérapeute, il suffisait qu’ils soient régulièrement inscrit dans les annuaires de leurs associations. Voilà, c’était la seule condition ! Après ça ne s’est pas tout à fait terminé comme ça, parce qu’il y a eu des navettes avec le Sénat et les décrets d’application ont un petit peu changé ça, mais j’ai pu constater à ce moment-là que la psychanalyse laïque existait.

 

Je vous passe toutes les critiques qui comme d’habitude, ont été adressées à ceux qui ont accepté de se rendre au Ministère, mais ça a été une heureuse surprise, et très vite ça s’est traduit dans les termes de la loi : les psychanalystes, de droit, à condition qu’ils soient régulièrement inscrits dans les annuaires de leurs associations, peuvent user du titre de psychothérapeute.

 

J’ajouterai encore qu’il faut le chemin d’une psychanalyse, d’une rencontre probablement aussi, pour qu’un sujet s’autorise à devenir psychanalyste, mais cette question de la passe de ce saut, un peu dans l’inconnu quand même, c’est nouveau, c’est entièrement nouveau. Il y a un savoir textuel, celui de Freud en particulier, bien entendu mais Lacan insiste sur la nécessité de prendre en compte également ce qu’il appelle un savoir référentiel, c’est-à-dire les signifiants que le sujet est amené à produire dans son analyse ; son histoire n’est pas nécessairement déjà là, elle est reconstruite, reconstituée, réélaborée par une analyse. Il y a probablement des prédispositions à entendre et à lire entre les lignes. Bien sûr que ça existe chez les enfants, ils lisent très bien entre les lignes on le sait. Est-ce que pour autant ils deviendront psychanalystes ce n’est pas certain.

 

Je reviens un instant sur l’intervention de Thierry. Il nous dit : « tous les psychanalystes peuvent se mettre d’accord sur l’association libre ».  Mais quelle est la définition de l’association libre ? Si l’on pose cette question aux psychanalystes de différentes écoles, de différentes associations, vous verrez que la réponse ne sera pas la même. Qu’est-ce que c’est l’association libre ? Sur quoi repose-t-elle effectivement ? Si l’on avance qu’elle consiste à laisser aller le signifiant à son jeu, j.e.u, cette définition ne sera plus acceptée par tous.

 

 Qu’est-ce que c’est que l’attention flottante ? Qu’est qui la définit ? Là encore on verra qu’il y aura des réponses tout à fait différentes.

 

 Et le transfert, si on ne se réfère pas au sujet supposé savoir, donc si on n’est pas lacanien on n’a pas la même conception du transfert.

 

Donc ces trois éléments est-ce que ça fait unité de la psychanalyse ? Le corpus freudien, le texte de Freud, sa consistance fait assurément en principe unité mais il faut y ajouter la lecture que Lacan en a fait de ce corpus freudien, des textes freudiens.

 

Encore une fois, Lacan a avancé à propos de la passe et de sa procédure, qu’il s’agit d’une proposition pour qu’il y en ait d’autres qui viennent dire ce qui s’est passé au moment où ils ont  décidé de devenir psychanalystes, car cette passe, ce saut, ce gradus, il n’était pas capable tout seul de l’authentifier, il fallait d’autres témoignages de ce moment de passage . Ça aussi c’est entièrement nouveau. Évidemment ça ne s’est pas très bien passé la passe on le sait. Le transfert de travail ça peut fonctionner, les cartels aussi, les enseignements sûrement aussi. Nous avons deux jours pour essayer non pas de résoudre, mais de poser les questions qui ont à se poser à propos de la formation des analystes, c’est absolument déterminant. Tant que cette question ne sera pas effectivement résolue, c’est-à-dire par exemple mise en acte dans notre association, on restera dans une situation de la psychanalyse douteuse. Et qui fait qu’on est bien désarmé à l’endroit de ceux qui attaquent la psychanalyse. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait un gradus, qu’il y ait un éclairage de ce moment de passage. Parce que dans les sociétés scientifiques ça n’a aucun sens un gradus. On ne va pas demander à un physicien d’évoquer la question du désir du physicien et comment lui, a été amené à devenir physicien… même si ça pourrait être intéressant, mais pour la société de physique en question, ça ne sert à rien le gradus. Vous voyez il y a quelque chose d’un champ entièrement nouveau qui a été ouvert par Freud et par Lacan, qui a été aussi repris par Melman. C’est à nous de défricher ce champ et d’asseoir notre situation en 2025 et de l’asseoir sur des éléments concrets, théoriques, même si le savoir théorique ne peut pas tout résoudre puisqu’il y a la dimension singulière du savoir du psychanalysant. Nous sommes quand même contraints de faire avancer les choses, de ne pas en rester là. Plus nous serons clairs sur la formation des analystes, ce qui la nécessite, comment elle se traduit concrètement, plus nous serons en mesure de faire face à nos « adversaires » comme disait Stéphanie.

 

Bon, il est tard, je vais peut-être m’arrêter là ? Voilà !

 

 

Transcription : S. Buch