La psychanalyse explique-t- elle pourquoi le nazisme a été populaire ?
14 juin 2015

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MELMAN Charles
Lire Freud et Lacan



La psychanalyse explique-t- elle pourquoi le nazisme a été populaire ?
Je vais aborder avec vous un sujet qui est à la fois, étrange et familier ; je veux dire la curiosité de cette manifestation, de ce phénomène qui fait qu’il y a cette sorte de volonté, cette sorte d’aspiration populaire à pouvoir répondre une bonne fois pour toute, à cette question présente chez chacun, qui est celle de savoir quelle serait sa juste conduite. Quelle serait la façon définitive d’être enfin en paix avec soi-même ? Dans la mesure où pour répondre à ce qui est cette déficience qui est la nôtre dans l’espèce animale, c’est-à-dire le fait que nous n’avons pas en nous de conduite, dans le monde, qui soit innée. Nous sommes obligés, nous sommes exposés à la délibération, à la réflexion, à l’analyse, à la ratiocination et surtout enfin au choix. Nous savons que celui-ci nous laisse définitivement dans l’incertitude du bien-fondé de notre démarche et de nos actions. Comment donc pourrions-nous méconnaître cette aspiration générale, pour ne pas dire populaire, à – je dirai – trouver, enfin réaliser, accomplir le type de système qui viendrait nous prendre en charge, qui viendrait nous apaiser, apaiser en nous cette inquiétude irréductible et qui, de la sorte, nous amènerait à cette réconciliation avec nous même, avec notre semblable et dans notre rapport au monde. Comme je me permettrai de rappeler ce point, dans les années 1925, c’est un sociologue français, Gustave Le Bon qui a donc abordé un thème jusque-là, négligé, et qu’il a appelé, très justement, « La psychologie des foules ». Cet ouvrage et ce qui a suivi, car il y en a eu de nombreux autres, a connu un tirage, qui pour l’époque, est assez extraordinaire puisque il a été tiré à plus de 500 000 exemplaires. C’était donc un livre forcément, je dirai, populaire. C’est un livre qui, en outre, avait eu cette particularité d’avoir été le livre de chevet de Mussolini. Ce titre, «La psychologie des foules» mérite de nous arrêter puisque elle semble effectivement traiter les foules dans leur possibilité de se constituer en une masse, en un corps et dès lors, d’avoir un esprit unique, et d’obéir, ces foules, tel un corps unique, à des commandements, eux-mêmes, simplifiés et cela, je dirai, avec un certain nombre de propriétés qui d’emblée ont été relevées par Gustave Le Bon ; c’est-à-dire des comportements de cette foule organisée en un corps unique et soumis à une pensée unique, des comportements qui étaient essentiellement dominés par d’abord l’émotivité, l’impulsivité, l’absence de raisonnement et d’autre part un sentiment de puissance qui les affranchissait, ces foules, de toute contrainte morale. Gustave Le Bon écrivait ceci donc, autour des années 1925, c’est-à-dire devant la manifestation, déjà très présente à l’Est, de la Révolution soviétique et avant même que ne surgisse ce qui allait être en Allemagne puis en Italie, les manifestations que nous savons. Ce sont des réponses de la part de ces peuples, par ailleurs volontiers – comme on dit – érudits, cultivés, cela valait en particulier pour l’Allemagne, entre autre. Le fait donc que, après avoir été eux-mêmes organisés en ce corps qu’avait été l’armée et comme on le sait, forcément soumis à des commandements unifiés, comment, la guerre étant terminée, les membres de ce corps se trouvant dispersés et manifestement douloureusement, les anciens combattants, ont constitué, à l’époque, des éléments plus ou moins organisés, certains d’ailleurs poursuivant le combat comme en Allemagne avec les Corps francs, comment, après avoir participé à ce qui avait été cet épisode tragique, sanglant, ces mêmes éléments allaient se trouver pris dans cette aspiration à retrouver spontanément sans aucun ordre de mobilisation générale, sans quelque autorité, je dirai, coercitive, qui vienne leur prescrire leur engagement, ne viennent spontanément se réorganiser en des corps soumis cette fois, je dirai, à des idéologies, elles encore guerrières et avec des déterminations qui allaient être beaucoup plus totalitaires que celles des armées que ces éléments venaient de quitter. On dira donc, et sans doute légitimement, que pour ceux qui s’étaient trouvés ainsi dans la détresse et la pagaille de cet après-guerre où ils figuraient en général comme vaincus – mais, en général : ce n’était pas le cas des Italiens – dans la mesure où ils se retrouvaient dans cette situation avec une crise économique qui a sûrement joué un grand rôle, avec cette difficulté à se réinsérer dans une économie de l’échange, cette misérable économie de l’échange, cette pauvre vie où il s’agit de quitter son habit de chevalier pour se contenter du bleu de travail dans une usine, comment ces éléments se sont trouvés suffisamment cohérents, consistants pour se retrouver volontairement aptes à vouloir prendre une revanche.
Cette situation s’illustre par le fait que, comme nous le savons, celui qui, pour l’Allemagne, a dirigé cette affaire, n’était pas spécialement un penseur. C’était un homme évidemment grandement éprouvé par ce qu’il avait vécu, qu’il avait vécu avec un certain courage et qui souffrait, pour les raisons que l’on voudra, de l’état de déchéance où il retrouvait son pays. On peut présenter les choses ainsi. Mais ce qui est plus intéressant pour nous, c’est que là, où il a trouvé son propre savoir -car ce n’était spécialement un érudit- là, où il a trouvé son propre savoir, c’est dans l’adresse qu’il faisait dans d’obscures brasseries bruyantes, enfumées, où se trouvaient justement rassemblés tous ces malheureux démobilisés, souvent sans travail, qui étaient là, à la recherche d’un reste de fraternité entre eux. Il y a trouvé son propre discours, à lui dans le message qu’il adressait à cette audience dans la mesure où elle lui témoignait, ou ne lui témoignait pas, de la réception qu’elle était susceptible de faire,à ce qu’il venait lui apporter. Autrement dit, il trouvait son propre enseignement dans ce qu’il faut bien appeler, pour l’appeler de ce terme désuet, dans « l’audimat ». S’il avait de l’audience, si les gens semblaient accrocher par ce qu’il venait leur proposer, sans doute que cela était bon, sans doute que cela était juste. C’est ainsi, donc, dans cette sorte de complicité, entre celui qui allait émerger comme une voix, comme un leader, mais comme une voix, porteur – pourquoi ne pas le dire comme cela – d’une révélation, qu’allait se produire cette sorte de coalescence qui allait aboutir à ce phénomène que nous savons. Pour cet autre, qui l’a précédé, c’est-à-dire Mussolini, et qui, comme vous le savez sans doute également, venait des rangs du parti socialiste, où il s’était montré un très courageux et vaillant combattant pour la cause socialiste, et pour finir par être le directeur du quotidien socialiste italien, et où lui, Mussolini, a pu vérifier par les éditoriaux qu’il publiait dans son journal, que là encore – il le vérifiait avec le tirage de son journal – que, c’était en venant soumettre les thèmes socialistes, je dirai ordinaires, coutumiers, habituels à une idéologie nationale, nationaliste qu’il rencontrait un succès grandissant. Et donc, on voit là encore de quelle manière c’est dans cette complicité entre un leader, celui qui accepte d’occuper cette place, et une audience qui va croissante, que le phénomène s’est pris en masse. Cela, comme vous le savez encore – mais je le rappelle que très vite et en passant – cela a été différent pour l’expérience soviétique dans la mesure où le thème nationaliste n’est venu que plus tard et a servi essentiellement à celui qui occupait la place suprême, lui a servi essentiellement à pouvoir asseoir son pouvoir d’une façon qui ne puisse plus être récusable, puisque, dès lors, les ennemis de sa politique devenaient les ennemis mêmes de la patrie.
Ceci donc, nous amène forcément à évoquer ce qu’il se trouve que Freud, dès ce moment là, est allé lui-même étudier dans ce texte qui s’appelle « Psychologie collective et analyse du moi » pour montrer de quelle manière existait dans la subjectivité de chacun cette aspiration à venir constituer son identité dans la référence à un chef, qu’il soit repérable hors monde, extra-mondain, ou intra-mondain, et que, dès lors, il s’ensuivait un certain nombre de conséquences, que lui, Freud, avec la modestie de son audience – il n’avait pas les tirages de Gustave Le Bon, mais il le cite sans cesse, il suit sans cesse Gustave Le Bon dans son travail- donc, Freud a essayé de prévenir. Freud a eu le mérite de tenter cette prévention dans un registre qui lui va vous paraître, à priori, comme je l’ai évoqué, tellement à distance de ce système, et qui cependant concerne, le concerne, de façon directe. C’est dans cet écrit, qu’il va laisser pendant cinq ans dans son tiroir – il l’a terminé en 1935, et il attendra 1939 pour, avec beaucoup d’hésitation et beaucoup de craintes le publier – et qui s’appelle « L’homme Moïse. Roman historique », – c’est le titre allemand – et il s’est donné, il avait beaucoup de craintes et de scrupules à le publier puisque il voulait montrer dans ce travail à partir d’arguments historiques au demeurant infondés – mais ça n’a pas d’importance, ce n’est pas ce qui compte – dans la référence à un auteur auquel on ne pouvait s’en remettre, il voulait donc montrer, que cette première communauté qui avait pu se constituer dans l’histoire, dans la référence à un ancêtre, ça, c’est un événement historique. Un ancêtre en tant que lui-même se trouvait porté par la parole divine, ça constituait un événement dans l’histoire, et bien, il voulait montrer de quelle façon celui qui était donc la référence du peuple juif, se trouvait être d’une origine étrangère, c’est-à-dire égyptien.
Et le seul argument après tout que l’on pourrait éventuellement mettre en avant sur cette thèse serait que Moses est effectivement un nom égyptien et que donc, il ne convenait pas à quelque communauté que ce soit, de s’affirmer, de vouloir se poser, comme étant consanguine avec son supposé fondateur mais que celui-ci, pour prendre un exemple princeps d’une communauté établie sur ce principe, que ce fondateur, se trouvait par rapport à ladite communauté, Autre.
Je me sers du terme Autre, pour laisser un moment celui d’étranger mais introduisant par là même, que la constitution de tout groupe humain, quels que soient les mythes historiques ou pas dont cette communauté, ce rempart, se réfère à un ancêtre, qui, par sa place, par son statut, par son caractère, par le fait que reste énigmatique ce que peut être le sens dernier, ultime, de ces commandements malgré tous les efforts de l’herméneutique auxquels se consacraient pendant des siècles tant de savants, quel est le dernier mot quand même de ce qu’il voulait, est ce que on a bien compris ce qu’il a dit ?
Vous savez comment à partir de là naissent toutes les querelles, aussi bien, idéologiques que les guerres de religion. En tous cas, ce pas qui, du même coup, va le séparer radicalement de Le Bon, – à partir de ce moment là, ça n’a plus rien à voir -, de montrer que par un effet de structure imparable, cette autorité, à laquelle spontanément nous voudrions ainsi nous référer pour trouver cette paix sociale et intérieure dont je parlais tout à l’heure, que cette autorité occupe définitivement, pour des raisons qui ne sont ni historiques ni de bonnes ou mauvaises volontés, – tout ce que l’on voudra -, qui sont pour des raisons de structure, occupent une position, Autre, de telle sorte que je peux la faire exister en l’aimant, – rien de tel que l’amour pour faire exister une créature -, je peux la faire exister en l’aimant, je peux me faire, je dirai, son amant pour tenter de la satisfaire mais elle reste définitivement, cette autorité, Autre : autrement dit, rebelle à ce qui serait l’épuisement par les ressources de la dialectique.
Est-ce que ça veut dire que du même coup elle reste inconnaissable ? Je ne vais pas rentrer ici dans les querelles maintenant du gnosticisme, ce n’est pas de ça dont il est question. Elle ne reste pas inconnaissable puisque la tradition veut que je puisse isoler, je dirai, dans son caractère d’unicité, en faire le Un qui commande tout le reste, et je ne vais pas évoquer pour ceux qui s’y intéressent toutes les spéculations entre autre, plotiniennes, sur le Un. Je peux aussi dans un tout autre registre qui sera celui de la mathématique venir écrire ce qui semble pourtant rebelle à toute prise, c’est-à-dire l’infini, et l’appeler non plus, cette fois-là, le faire entrer dans le registre de la numération mais dans le registre de l’écriture, en l’appelant d’une lettre, אּ, (aleph), et calculer à partir de là, développer des calculs, montrer de quelle façon l’inscription de cette lettre n’est pas une simple opération de vidange de l’esprit, et que ça sert au travail du calcul. Mais en tous cas, pour ce qu’il en serait d’une volonté ultime à laquelle je pourrais enfin en toute tranquillité m’en remettre, de ce côté-là, je n’ai pas le dernier mot. Il faut dire que l’avantage considérable des organisations sociales qui résultent de ce type d’obédience collective est, bien entendu, dans la réalisation de la parité, de l’égalité, ne serait-ce que dans celle des devoirs, pas forcément des responsabilités, qu’il faudrait étudier, évidemment au mérite des uns ou des autres, à ce qui est en même temps, en quelque sorte, un aplanissement de la différence des sexes puisque il sera attendu de la femme qu’elle témoigne des mêmes qualités que son compagnon, qu’elle se montre comme lui, tout aussi courageuse, travailleuse, guerrière. Pour un peu, vous voyez, on se croirait à Sparte. Ce qui montre bien, je dirai, l’antécédence du problème, comment ce problème a toujours été là. Sparte contre Athènes, ce n’est pas une nouveauté, cet affaire, nous sommes toujours dedans et toujours habités par une spéculation hasardeuse et qui ne conclut pas, alors que nous avons les moyens de mieux trancher aujourd’hui dans tout ça. Et puis, je dis bien, une société où chacun à son réveil sait de façon parfaite, quelle est sa trajectoire, quelles sont les modalités correctes du rapport qu’il a avec autrui. Ainsi, se trouve enfin résolu que nous soyons guéris, soulagés, de cette inquiétude qui est fondamentalement la nôtre et qui fait qu’une vie peut se conclure avec le sentiment d’avoir été en permanence dans l’approximation, dans le ratage, dans l’erreur, dans le regret. Il m’est arrivé – propos de table, mais pourquoi pas, il y en a qui ne sont pas intéressants – de discuter avec un de nos leaders politiques qui, en son temps, a été très populaire, très aimé et porteur d’espoir. Il se plaignait amèrement, à table, du sort qui lui avait été fait par l’autorité suprême et qui avait cassé sa carrière. Je lui ai demandé gentiment : « Mais enfin, est ce que vous n’avez pas l’impression que, (ce n’était pas très gentil, venant de ma part, surtout venant au moment du dessert), est ce que vous n’avez pas l’impression que , finalement, vous ne vous être toujours trompé ? ». Ce n’est pas agréable, hein ? Et cependant quel homme politique dont on ne saurait souvent mettre en doute ni l’intelligence, ni les intentions, à quel homme politique ne pourrait-on pas poser ces questions ? On ne sera pas surpris de ce qui serait la sincérité de sa réponse. Nous nous trouvons aujourd’hui confrontés à des phénomènes à mon sens intéressants et qui sont des tentatives de groupes sociaux, voire nationaux, de se constituer en inaugurant de façon délibérée, l’abandon de cette référence, jusqu’ici traditionnelle, à l’autorité suprême de référence en tant que constitutive du groupe. C’est un phénomène que l’on appelle le village global, ce que l’on appelle aussi la mondialisation et quoiqu’on en pense, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, avec les conséquences que l’on sait, etc.. représente néanmoins évidemment une organisation de communauté, détachée de ce type de référence et qui n’est plus fondée que sur le consensus de l’avantage commun que les uns et les autres vont trouvé à des échanges, libérés. Nous allons tous y gagner. Il est inévitable que en même temps que ce mouvement se présentent devant chacune des difficultés locales, des réactions de défense avec le vœu de revenir, je dirai, sur des positions traditionnelles, ce qui se matérialisent par le fait de l’érection nouvelle des frontières. Ceci est l’aperçu très global et comme vous le voyez extrêmement rapide et qui n’entre pas dans l’affinement qui serait nécessaire. Mais ce qui est plus intéressant, c’est que nous voyons les jeunes qui peuvent mesurer, à juste titre, la défaite du savoir des générations qui les ont précédées et en particulier dans leurs tentatives d’organisation sociale, ces jeunes, qui peuvent donc en éprouver un certain abandon, un sentiment d’abandon, nous les voyons facilement se constituer en communautés, en groupes, qui ont l’originalité de s’organiser, d’organiser leurs idéaux sur la base de ce qu’il faut bien appeler une espèce de consensus tacite. Ça vaut ce que ça vaut. Ce n’est pas toujours extraordinaire et la question n’est pas du tout pour moi, ici, de procéder à la moindre évaluation mais c’est en tous cas pour signaler le phénomène. Je veux dire que, autour de ces problèmes que je suis en train d’évoquer, ça bouge. Il y a des choses qui se passent, qui vont, qui viennent. Il y a des avancées, il y a des reculs, mais, est ce vraiment des avancées ? Où est ce que ça mène ? En réalité, il y a aussi -je peux vous le dire – des entreprises, on n’en parle pas trop et d’ailleurs aussi, il n’y en a pas tellement, qui se constituent sur la base d’une responsabilité collégiale, où il n’y a plus… où la place du chairman est vide. Il y a le fauteuil du chairman mais là, il n’y a personne. La responsabilité, elle est partagée entre ceux qui sont là. En même temps, nous assistons à d’autres manifestations, qui vont dans le sens d’une uniformité, uniformatisation forcée et de la mise au jour d’exigences consensuelles concernant par exemple les mœurs ou exigences consensuelles qui font, que si vous ne les partagez pas, vous vous trouvez exclus. Et, à constater avec une certaine surprise, dans une société pourtant libérale, que si, dans cette société libérale où tout semble permis, si vous ne pensez pas correctement, vous serez châtiés, vous serez puni, la punition consistant en ceci : c’est que vous disparaîtrez du champ perceptif. Vous n’y êtes plus, vous êtes sorti, vous êtes évacué. Donc, en même temps que se produit ce phénomène, là encore, de nouveau, l’exigence de communautés rassemblées autour du partage des mêmes coups, des mêmes satisfactions, des mêmes tolérances, ce partage s’imposant avec la plus grande intolérance. Je veux dire, si vous ne pensez pas comme cela, dehors. Et donc un type de commandement qui n’est plus nourri par la référence à une autorité mais qui est nourri par le rapport aux objets. C’est comme nous le savons, aujourd’hui, un certain nombre d’objets, d’objets de satisfaction, qui peuvent commander impérativement les conduites et si vous ne partagez pas, comme l’ensemble, ces satisfactions, vous ne participez pas aux échanges, vous êtes sorti de la communauté.
Je n’ai pas besoin devant vous de bien détailler aujourd’hui quels sont ces objets, ils sont trop évidents. Ceci, à mon sens, vient éminemment illustrer ce qui reste notre faiblesse, la précarité dans laquelle nous sommes, la précarité intellectuelle dans laquelle nous sommes, c’est-à-dire le fait que nous avons toujours besoin d’aller vérifier si ce n’est plus auprès d’une autorité transcendantale, que ce soit au moins, auprès de la communauté des semblables, le fait, que le plaisir que je prends, c’est le bon et c’est celui qu’il faut, que c’est celui qui convient et que c’est celui, qui fait de moi un membre à part entière de la communauté. Il est étrange que ces éléments sur lesquels je me permets d’attirer votre attention, ont été dûment formalisés par le travail de ce type bizarre et bien obscur qui s’appelait Lacan, et la façon dont, il y a déjà 30 ans, dans un travail très solitaire devant un auditoire plutôt mesuré, et devant ce qui était plutôt les sarcasmes, je dirai, des Athéniens qui le trouvaient vraiment comique, poursuivit ce travail pour montrer à la fois de quelle manière notre référence à la figure paternelle se trouvait effectivement exposée à des choix. La paternité, ce n’est pas de l’ordre de la nature, ce n’est pas comme les arbres qui poussent, la paternité est évidemment un fait culturel, qui s’est inscrit à un certain moment, et qui, à un autre moment, peut évidemment disparaître, surtout, surtout lorsque la paternité a été enregistrée – et Freud y a contribué – comme étant ce qui faisait l’obstacle définitif à la jouissance accomplie.
C’est la fameuse histoire d’Œdipe, comme si le vœu de tous les enfants, c’était forcément de connaître le sort, de partager le sort d’Œdipe. Donc la façon dont ce personnage, Lacan a poursuivi en solitaire ce travail – soutenu, non pas par un talent poétique ou imaginatif mais par ce qu’il voulait être une logique née, issue de ce qui est notre rapport au langage, donc celui-ci confère l’expérience analytique et freudienne, que c’est notre rapport au langage qui vient commander notre désarroi, nous dénaturer, faire que nous sommes des animaux dénaturés et qu’à partir de là nous cherchons un petit peu à rentrer dans l’ordre naturel, grande nostalgie romantique. Donc, il a travaillé pour essayer de montrer de quelle manière il pouvait être, peut-être, possible de tenir une organisation subjective et sociale qui se trouve affranchie de ce type de contrainte, ce type de contrainte qui fonde notre symptôme. Notre symptôme, le symptôme ça veut dire que nous sommes les uns et les autres de grands insatisfaits de la vie. Et ce n’est pas parce que je viendrais à me droguer ou à boire que je trouverais pour autant le calme et la paix. Nous sommes les grands insatisfaits de la vie et qu’à partir de là et de ce qui se trouverait permis, je dirai, par une évolution de notre rapport au langage, la référence au père étant elle-même un moment de cette évolution, de quelle manière, nous pourrions peut- être nous trouver soulagés de nos craintes, livrés à l’acceptation du fait que comme seule certitude nous n’avons que le chemin de notre désir. Serait-il en fin de compte, insatisfait et finalement, la seule certitude par laquelle nous pouvons répondre à ce défaut radical de savoir absolu et avec un certain nombre de conséquences sociales qui feraient que nous serions beaucoup moins épris de ce qui s’appelle la parité, voire l’égalité, qui sont, – je ne vais pas entrer dans le développement de la manière dont ceux-ci fonctionnent pour nous -, que nous pourrions enfin accepter la dimension de l’altérité, ne pas la confondre avec celle de l’étranger, faire entrer l’étranger lui-même, dans la catégorie de l’altérité, nous accepter nous-mêmes comme Autres. Puisque l’identité à soi-même ne peut pas être conclue, ne peut pas être résolue – je ne peux pas être identique à moi-même- je suis forcément amené, aussi bien dans mon parcours que dans la vie quotidienne, je dirai, à être divisé par rapport à mon identité. Et celui qui réalise son identité, avec lui-même, il a en général, un défaut clinique qui n’est pas très agréable, ça s’appelle un paranoïaque.
Lui, il est sûr de ce qu’il est, et du même coup de ce que sont les autres. Ceci vaut bien entendu dans le domaine des idées, avec une espèce d’hygiène qui, dès lors s’impose comme évidente, autrement dit, la récusation systématique de tout ce qui voudrait se présenter comme étant le fin mot, le dernier mot de l’histoire. Pour revenir à ce type bizarre, à Lacan, il a soigneusement veillé à ce que ses propres concepts soient très difficilement positivables. Autrement dit, que chacun d’eux puissent rester comme cela, un signifiant utilisé dans telle ou telle occurrence, de telle sorte que, comme d’ailleurs les dictionnaires en témoignent, ces concepts ne soient jamais que les occurrences où il est intervenu, où il a été amené, voilà à tel endroit ce concept, le sien. Celui d’Autre, par exemple, celui dont je vous parle, et bien voilà, qu’est ce que c’est l’Autre ? Avec notre question si familière, qu’est que c’est ? La question de l’être y surgit tout de suite. Quel est mon être ? Qu’est ce qui me rendrait identique enfin à moi-même ? Si je savais ce qu’était mon être, je n’aurais qu’à l’accomplir, ça c’est le rêve aristotélicien, comme tous les autres éléments dans la nature. Donc, Lacan a soigneusement veillé à ce que l’usage de ces concepts soient rendus fort difficiles par la malignité qu’il a mise, introduite dans leur usage, et le fait qu’il a passé les dernières années de son séminaire, le dos tourné à son auditoire – avouez, que si je vous faisais ça ce ne serait pas très sympathique, – le dos tourné à son auditoire et à griffonner sur le tableau des éléments de ce qui était une écriture purement logique et où il disait à ceux qui étaient là : « Ma seule erreur, (vous voyez, lui, il en avait une aussi qu’il reconnaissait), ma seule erreur, disait-il, c’est d’être là ». Autrement dit, de vous faire croire dans ce que je vous adresse, qu’il y a cette autorité, au-moins-Une, au-moins-Une autorité, cette autorité dans l’Autre, en train de vous dire ce qui est le vrai sur le vrai, c’est ça une erreur , il faudrait, il faudrait que tout ça puisse vous venir – bien justement – sans ma voix, V-O-I-X , (épellation), et vous savez le rôle de la voix, V-O-I-X, dans les phénomènes collectifs que j’ai évoqués tout à l’heure, aussi bien à propos de l’Allemagne, de l’Italie, que de la Russie, sans la voix, autrement dit, que vous sachiez que ce qu’il n’y a jamais pour vous commander, qui vous régit, il n’y a jamais qu’une écriture logique, sans qu’il y ait aucune voix pour venir vous la révéler, et donc, si vous êtes intéressés, travaillez pour essayer de savoir comment, comment elle est faite et que cette écriture, elle n’est capable de prescrire aucun sens, c’est-à-dire qu’en dernier ressort, vous n’aurez jamais, comme je l’évoquais tout à l’heure, que les modalités de votre désir, pour tenter de répondre, pour tenter de combler, pour donner un sens à ce qui se présente bien effectivement comme étant cet insensé radical. Le terme a déjà servi, le terme a déjà été utilisé. Du même coup, et vais terminer là-dessus, je crois, je me suis suffisamment servi de ma voix, je vais terminer là-dessus : il est bien clair que notre vie sociale, autant qu’elle est marquée, et ça aussi cette présence est relevée dès l’Antiquité, par le fait qu’il n’y a jamais pour tenter de combler cette insuffisance essentielle, cette insuffisance qui concerne toute prétention à l’essence, toute prétention à affirmer l’existence comme étant la vraie, comme étant la bonne, comme étant .., comme étant la juste, le seul remède que nous avons, pour répondre à ça, c’est ces substituts que constituent d’une part les honneurs et le fric. Ça, c’est pointé depuis toujours, ce n’est pas une nouveauté. C’est présent dès le départ.
Voilà tout ce que j’ai à me mettre sous la dent, et avec ce que ça implique du même coup dans tout le champ de l’organisation sociale, de la compétition sociale, de tout ce que nous savons : de l’épuisement de la planète, des peuples renvoyés définitivement à leur misère, à leur soif … à tout ce que nous voyons. Il y a donc – et je conclus enfin pour de bon, pour de vrai – il y a donc, dans toute cette affaire qui est populaire, on a l’habitude évidemment en démocratie de se référer au peuple, en estimant qu’il est le détenteur de la sagesse ultime, moi je ne suis pas davantage pour l’aristocratie plutôt que pour la démocratie, je ne suis pas comme Aristote, pas du tout, mais il est bien certain que le peuple, pour de bonnes raisons, eux aussi se trompaient. La preuve, ce sont ces manifestations collectives que j’ai évoquées tout à l’heure et qui ont été éminemment populaires et qui ont laissé jusqu’à ce jour des regrets, dans les divers pays concernés. Je parlais à mon chauffeur de taxi, italien, que j’ai évidemment questionné, il m’a avoué bien sûr avec grand regret sur ce grand homme qu’avait été Mussolini, bien sûr, c’est clair, sa seule erreur ça avait été de s’allier à l’Allemagne. Évidemment, ça ne lui a pas réussi, mais ce qu’il a fait pour l’Italie, c’est formidable … cela vaut comme vous le savez aujourd’hui en Russie où une forte nostalgie de l’époque et d’une certaine manière, devant la corruption et devant les enrichissements et la dégradation de l’économie et des rapports sociaux. Ça peut ne pas surprendre, après tout. Et puis, nous savons aussi, que dans d’autres pays européens, pas forcément l’Allemagne d’ailleurs, mais il y a d’autres pays européens j’évoquais tout à l’heure la Hongrie, par exemple, il y a de fortes nostalgies, la résurrection, je dirai, d’un nationalisme. Est-ce que le nationalisme, c’est une pathologie ? Parce que, après tout, on pourrait dire après coup, que le nationalisme est une forme de paranoïa collective. Ça crée l’affirmation d’une identité de soi et des frontières qui mettent l’ennemi à l’extérieur. Le nationalisme ça met forcément l’ennemi dehors. Ce n’est plus l’ennemi à l’intérieur, c est-à-dire social, le lutte des classes, non l’ennemi maintenant, il est dehors, c’est avec l’étranger, d’accord. Est-ce que ça relève de la pathologie ? En tous les cas c’est une défense. Une défense contre tout ce que j’ai essayé rapidement devant vous d’évoquer, et cela bien entendu à propos de cette actualité sur laquelle je n’ai rien à dire, si ce n’est simplement à constater avec admiration et surprise comment ces grandes traditions sont susceptibles comme cela de façon très populaire de revenir au jour. Autrement dit que nous n’avons toujours pas résolu ces questions, que nous n’avons toujours pas résolu ces problèmes, malgré toute notre technologie, donc, que nous en sommes toujours là, et évidemment toujours exposés à des conséquences qui peuvent ne pas être toujours sympathiques.
Je vous remercie pour votre attention. Peut être que si vous avez des objections à faire, je vous assure d’emblée qu’elles seront les bienvenues. Si vous n’en avez pas, si j’ai réussi à vous faire taire, c’est vraiment que j’ai raté mon coup.