La place de la psychanalyse dans les groupes à visée thérapeutique, pédagogique, éducative et pourquoi pas… politique.
De quelles scènes s’agite le groupe
Jean-René Duveau – Michael Wizmann – Ariane Massy – Marie Deaucourt
I. Anté-texte
Faire l’épistémologie de notre « groupe » n’est pas simple. Comme ce n’est pas simple de penser le groupe, même si nous travaillons « à leur propos. » Ce qui suit a été écrit comme une note d’intention à présenter pour une création en cours, work in progress !
La pratique clinique autour des groupes est une pratique très courante dans les institutions de soin, les lieux pédagogiques, éducatifs… mais étonnamment elle fait peu l’objet aujourd’hui d’élaborations théorico-cliniques, d’échanges en tous cas, dans les associations psychanalytiques. Certaines écoles, dont l’école Française initiée d’abord par Anzieu, puis Kaës, et à leur suite Jean Rouchy, Roussillon, Anne Brun, ont formalisé une psychanalyse groupale, à partir des réflexions de Bion, sur les petits groupes. Lacan fait une fois référence à cet auteur, dans « La psychiatrie anglaise et la guerre », mais l’on s’apercevra que beaucoup d’autres de ses écrits peuvent servir d’appui à une recherche sur la pratique clinique des groupes. En effet, on peut interroger, voire critiquer cette assertion faite par Anzieu d’une psychanalyse groupale possible qui ferait allusion à une subjectivité groupale, un inconscient du groupe et autres… Car on s’aperçoit dans la pratique, que cette approche tente de définir une sorte de métapsychologie du groupe, là où la relecture faite par Lacan de Freud, viendra substituer à cette Sorcière, une approche par le réel, et non plus fantasmatique, des enjeux imaginaires véhiculés par le groupe. Nous pensons aux premiers séminaires de Lacan, et notamment l’appui sur les travaux de Lévi-Strauss.
Notre cartel s’est constitué il y a à peu près 9 mois… Nous nous sommes comme « trouvés », ou retrouvés, par hasard. Nous nous sommes rencontrés à partir d’une quête qui irriguait nos pratiques respectives, nos très différentes cliniques. A partir peut-être d’une « dé-perdition », un geste de ne pas accepter de se perdre dans le savoir théorique et dans une clinique que nous pensions « toucher du doigt », la clinique des groupes. Un besoin, une attente, un désir donc, de vie / de vivant : un manque au sein de chacun qui s’est noué à celui des autres progressivement, après nous avoir poussés les uns vers les autres. Il est donc question de mouvement. De mouvement entre nous, de mouvement en nous-mêmes, de mouvements peut-être entre des sujets, quand ils se trouvent rassemblés en groupe.
De cette question des groupes, est née une sorte de pré-figuration de cartel, dont cette présentation est la première épreuve. Dans l’art de la gravure, on appelle ça l’épreuve d’Etat, un état de là où on en est, de l’inscription, et « ré-unissant » pour le moment :
Jean-René Duveau, psychologue clinicien et psychanalyste, membre A.M.A de l’ALI, exerçant en libéral et au CMPP de Montgeron-Crosnes, animant des groupes à l’Hôpital de jour de l’ASM 13, chargé de cours vacataire aussi à l’Université de Paris. A l’origine de « l’appel ».
Ariane Massy et Michaël Wizmann psychologues cliniciens, exerçant sur le secteur hospitalier (CMP/intra/clubs thérapeutique) des Murets. Qui ont entendu et prêté l’oreille.
Marie Deaucourt, coordinatrice socioculturelle à la prison de Melun, menant une thèse sur l’identité et la longue peine (Sciences de l’Education) et élève de l’EPHEP. A qui on a proposé de participer.
Nous nous sommes donc réunis dans un premier temps, pour partager nos expériences cliniques, dans une visée de constituer par la suite un cartel, autour d’un thème qui anime nos réflexions dans la pratique quotidienne des groupes :
La place de la psychanalyse dans les groupes à visée thérapeutique, pédagogique, éducative, et pourquoi pas… politique. Et plus certainement, dans les groupes psychanalytiques.
Cette proposition de cartel donc, comme un « é-cartèlement » à la base de nos pratiques, sans qu’il ne s’agisse de chercher à y mettre de supervision, ni d’analyse des pratiques. L’é-cartèlement s’est trouvé joué, déjoué / rejoué par les discussions mensuelles depuis l’écart entre nous, qui a servi en quelque sorte de cadre dans un premier temps : un écart entre nos formations, nos univers professionnels, nos expériences, nos langues. Il est donc advenu un espace-temps d’intertextualité où le « sujet des groupes » a pu s’agiter. Car c’est à lui que nous « sacrifions » un peu de temps chaque mois depuis janvier dernier.
II. Le pré-texte
Cette pré-figuration d’un cartel aura permis au cours de nos échanges mensuels de faire émerger des thématiques, des invariants ou objets de travail sous-jacents à ce thème. Pour en citer quelques-uns : l’aliénation, la portée de l’acte… Et comment définir ces mots qu’on entend presque par automatisme, comme : le cadre, la transgression, l’imprévu, le désir du désir de l’autre, le groupe et / ou contre le collectif, qui valent sur différentes scènes, qu’elles soient thérapeutiques, éducatives / punitives ? Quelle est la place du récit et du mythe dans les groupes… Etc.
Nous allons essayer de vous présenter aujourd’hui un corpus de textes choisis, dans lesquels nous viendrons piocher cette année, afin de les accrocher aux questions et sujets qui nous occupent et viennent probablement nouer notre groupe. Considérons ce travail de présentation, comme un texte écrit à quatre voix, quatre présences, et donc une tentative de broder ou border quelque-chose.
Nous faisons cette hypothèse que le travail en cartel peut aussi s’enrichir d’une valence de points cliniques, d’expériences concrètes et répétitives, qui font le sel de notre quotidien. Nous pensons également que nouer l’enseignement de Lacan à d’autres textes qui ne soient pas forcément psychanalytiques, dans un effort d’intertextualité, est aussi une possibilité de ne pas trop se perdre dans le jargon, d’échapper à toute tentative d’élaboration d’une métapsychologie groupale.
Considérons enfin cette proposition de cartel, comme une fabrique : fabrication d’une boîte à outils théoriques, mais aussi, fabrication d’hypothèses.
Ainsi, partons de ce titre, proposé aujourd’hui : « De quelles scènes s’agite le groupe ? »
Peut-être d’ailleurs pourrions-nous préciser d’emblée, de quelles scènes imaginaires, mais aussi réelles et symboliques, s’agit-il d’entrevoir la structure d’un groupe ?
Considérons pour cela le quatrième mur. Comme un quatrième rond du nœud borroméen peut-être ? En tous cas, par « scène », peut-être qu’on pourrait entendre un endroit paradoxal, dans toutes les dimensions, les 3 + le 4è mur. Comme un ou LE théâtre. « Un terrain vague » où l’acteur se jette à corps perdu, face au public qu’il doit savoir laisser dans l’ombre derrière ce quatrième mur.
Quel sont ces espaces qui surgissent parfois et qui mettent le sujet, quelle que soit sa place, à l’endroit où cela se réalise, en position de se trouver là où il est seul à injecter le sens ? Là où injecter le sens, il le sent, ne concernera pas seulement sa propre personne, mais pourrait / devrait impliquer tous les autres (nous parlons du chacun), et impliquer l’humanité tout entière (nous parlons du collectif, plus seulement du groupe) au moment où surgit l’instant de l’acte à faire (et qui fera le sujet en retour). Il est question de temporalité ici, d’un acte de parole saisi dans une temporalité particulière et logique, telle que Lacan la découpe dans la situation expérimentale des « Trois prisonniers ». Nous envisagerions alors ce texte de 1945, « Le temps logique », qui antécède de peu son article à propos de Bion (« La psychiatrie anglaise et la guerre ») comme un paradigme ou un point de départ qui s’offre au clinicien dans une observation singulière des fabriques concrètes d’un Grand Autre, pour autant que ce Grand autre, il n’existe pas. Attention « grand » est écrit ici avec une majuscule, et « autre » avec une minuscule. Et là, nous avons un premier nouage signifiant, propre au groupe.
Il est également question d’éthique (et donc de politique, et des enjeux du travail individuel qui tricote avec le social). Question également de vérité, et donc de croyance : A quel point « je » peut s’amalgamer au manteau d’Arlequin, se prendre au sérieux et rompre le charme d’une circulation du désir qui éveille ? En quoi Nietzsche pourrait alors nous aider à penser, à partir de sa lecture du geste de Socrate.
Il est toujours beaucoup question d’aliénation pour un psychanalyste, mais aussi pour toute personne confrontée à ces trois métiers impossibles nommés par Freud, et dès que s’agite le groupe sur différentes scènes… Celles :
– du pouvoir,
– de la cure,
– de la morale.
Nous constatons alors que ces trois métiers impossibles : gouverner, psychanalyser, éduquer, concernent des pratiques où le groupe est convoqué d’emblée : le groupe social, le groupe psychanalytique (car aucune psychanalyse ne se pratique dans une dyade), et le groupe familial qu’il s’agisse de la famille ou de l’école par exemple.
L’effet ou la fonction de la parole peut alors s’en trouver, du fait-même de cette aliénation, empêché, étouffé, « désoxygéné ». Une refonte se ferait peut-être, celle du récit chaque fois en présence, fusionnant ce qui avait trait au sujet et ce qui maintenant a trait au groupe, dans une contamination des récits en présence.
Or, peut-on travailler entre humains, sans postuler que des espaces singuliers puissent exister, même subrepticement (peut-être même, seulement subrepticement) ?
Comment délimiter ces espaces dans un groupe ?
La cartographie qui se dessine au fur et à mesure de l’existence d’un groupe ménage-t-elle des endroits qui pourraient être le lieu de surgissement d’une surprise pour l’acteur arpentant cette carte ? Qui est ? Qui court le risque d’être définitivement rayé de la carte, imaginairement figuré par un Grand autre ? G majuscule, a minuscule…
Sur ces questions, nous pensons entrer dans des extraits du séminaire de Jean Oury sur l’aliénation, et « L’héritage politique de la psychanalyse » de Florent Gabarron-Garcia.
A ce stade de la présentation, il serait possible de passer par une histoire : celle qu’a inventée Constantin Stanislavski pour donner à voir La formation de l’acteur. Cette histoire, si elle parle de L’Acteur, ne saurait ignorer le collectif car il s’agit de théâtre. Le livre est riche, mais un extrait (le début du chapitre 8) pourrait être un support heuristiquement percutant pour déambuler sur la cartographie, ou sur la scénographie du sujet qui nous occupe tous les quatre.
De ces discussions à partir d’expériences cliniques en institution médico-sociales, hospitalières, pénitentiaires, s’est dégagé ceci : qu’il n’est pas possible de lire un groupe, hors de son contexte, du lieu d’où il s’insère. Les groupes, quels qu’ils soient, et dès qu’ils sont s’inscrivent d’emblée dans l’émergence d’un moment : saturé, informel et institutionnel, plus ou moins durable. La question que Jean Oury posait chaque matin à son équipe soignante, « quel est le paysage aujourd’hui ? » s’est alors rappelée dans notre discussion, amenant la constatation qu’après tout, ce paysage est toujours le même. Ce qui change c’est « le temps », qui lui donne sa lumière, ses couleurs, ses sons et ses odeurs.
Finalement, ne serions-nous pas des « Opérateurs d’Ambiance » ? Formule qui pourrait caractériser les divers ateliers thérapeutiques, éducatifs, pédagogiques, de réinsertion, et autres… auxquels nous souhaitons, dans la gravure d’un désir, donner existence. Le groupe, ne serait-il pas, un réel qui passe : espace et temps qui passent ? Ou, pour le dire autrement, le temps ne serait-il pas une scène, LA scène sur laquelle il se produit ? Et alors surgit la question de savoir s’il faut une perception par les individus de cela, du temps, pour qu’il y ait groupe ?
Depuis, c’est la notion du « trop » qui affleure et qui nous occupe : lieu trop ouvert ou trop fermé, est-ce que ça permet la perception du temps ? Un groupe ouvert ou un lieu ouvert, « aux quatre vents » le permet-il ? Faut-il le permettre ? Les membres d’un groupe se le permettent-ils ? Est-ce que ça souffle de quelque-part ?
Et une nouvelle question s’enchaîne : dans tout lieu de « prétendue circulation et prétendument traversé », qui l’est matériellement de par sa localisation dans l’espace bâti, est-il possible de tenir en ligne de mire, de proposer l’ouverture (puisque la garantir est impossible) ? Mais essayer de garantir tout de même une ligne de fuite où le sujet est pris dès qu’il cherche à faire exister son désir, malgré l’aliénation, malgré toute l’exiguïté du fin fond d’un pavillon fermé, ou d’une prison ? L’idée que cela pourrait mettre à mal tout huis-clos fait apparaître en creux le fantasme du désir d’un huis clos. Ainsi, il y a de « l’ouvert étanche », dans certains lieux de psychothérapie institutionnelle. Comme il y a de « l’ouvert ouvert » dans les vacuoles d’autres ateliers ou groupes aux limites d’un espace totalement fermé.
De nouvelles questions se posent alors à nous quatre, à portée autant politique que clinique (ne sont-elles pas indissociables ces deux dimensions ?) : Quelle inscription ? Qu’elles modifications de l’autour ? Quel « paysage » pour un « lieu ouvert dans un lieu ouvert » ?
Le moment de trouble est alors posé. Il l’a été durant nos réunions : trouble de ne plus avoir assez le sentiment de suffisamment « bien » travailler. Être « suffisamment bon » ?
L’ouvert, le flou, l’imprévisible viennent questionner le désir de celui qui regarde le groupe depuis son statut de soignant ou d’intervenant. Celle de l’ambivalence à vouloir compter pour les autres. Et compter comment ? Quel désir est à l’origine du groupe ? Celui de qui ? Qui voudrait compter ? Compter sur quoi / compter quoi / compter pour qui ? Si on allume les « projecteurs narcissiques », Lacan pourrait nous souffler le texte : « il faut être désirant, désiré, et non pas être désirable ». Du coup, ne pas laisser la porte trop ouverte à la séduction, à l’identification mortifère.
Et donc, quels sont ces groupes ? Qui réunit les personnes / membres ? Qui décide du où-quand-comment ? Qui forge / oriente / manipule / rappelle l’objet qui noue le lien ? Qui alimente le lien ? Qui délimite les places ? Qui anime ? Et bien sûr, qui évalue ? … Qui dit qu’il « y a groupe » ?
Et qu’est-ce que cela crée comme discours ? Qu’est-ce que cela génère comme récit ? Peut-on / doit-on / faut-il toujours en faire quelque-chose ?
Que de questions ! La volonté de ne pas se résigner, de ne pas toujours éviter les écueils, mais de s’y confronter, de ne pas toujours payer par transaction, mais aussi un peu par transgression, ou « bizarreries » nous a amenés à poser la question des mouvements entre théorie et pratique.
L’ouvert, le flou – ou le fou – l’imprévisible, autant de scènes ou de mises en scène que nous retrouvons dans notre pratique viennent interroger ce « trop », qui semblerait pousser, repousser la limite des murs : un groupe qui s’entend puis ne s’entend plus, et ainsi de suite… Une suite qui pourrait (cela nous pend au nez) finir par entrer dans une ritournelle. Comment restituer alors une fonction de la parole…
Parce que la parole qui est portée, pour soi, face à autrui sur ces scènes groupales est aussi un objet qui occupe nos échanges. Qu’on lui donne une nature ou une fonction. Elle a un poids. Elle manifeste les didascalies en quelque sorte. Or, ce sont elles, les didascalies, la loi, qui inscrivent le lieu de l’assertion comme n’étant pas absent du nœud du problème.
Les groupes, s’ils adviennent, seraient-ils comme une façon de dé-rouler le décor, c’est-à-dire de le planter autrement ce décor, dès lors qu’il serait un peu usé, comme celui d’un vieux théâtre ? N’y a-t-il pas des gestes d’acteurs en groupe qui tenteraient de renouveler la scène, d’une façon ou d’une autre ? Comme une répétition qui se jouerait. Un rejeu théâtral, créateur dans la gratuité de l’acte ou du fait de la gratuité de l’acte.
Or, l’acte coute, il a son prix, et il faut bien tenir les comptes, parvenir au bout de l’opération. Là ce qui vient, c’est la question du coût de l’objet. Pour qu’il y ait le bon rapport qualité/prix, il y faut le temps… But, coût, acte : ils sont donc liés au temps qui passe, mais aussi à la fixité, au point fixe, qui garantit le « Champ transférentiel », malgré les vacillements du cadre : quelqu’un pourrait bien arriver… !
Nous constituons donc, pour l’instant, un groupe de quatre. Peut-être qu’une cinquième personne pourrait arriver. Une autre personne qui ne soit pas forcément psychologue et / ou psychanalyste, mais s’appuyant en tous cas sur une pratique professionnelle au sein d’un groupe quel qu’il soit, qui pourrait nous rejoindre. C’est ainsi que nous avons envisagé la fonction « plus Un » du cartel : un ou une cinquième qui nous rejoigne dans l’après-coup de notre désir de constituer un groupe de lectures axées sur cette clinique particulière.