La perversion ordinaire
28 mai 2007

-

FORGET Jean-Marie
Billets



La perversion ordinaire (1), de Jean-Pierre Lebrun est un ouvrage de travail à plusieurs titres.

Le lecteur peut le remercier de son effort d’explicitation pour déplier des articulations théoriques qui sont pour les psychanalystes l’héritage de S. Freud et de J. Lacan. Il se garde d’une vulgarisation qui réduirait la virulence de ces repères ou de ce qui pourrait être une reprise dogmatique, mais il nous invite à revisiter ces références sous la stimulation d’une "lecture" de la clinique actuelle, et c’est dans cet exercice que s’exerce l’héritage freudien.

Le lecteur déjà familier de ces sujets doit se garder de prendre au pied de la lettre la proposition de J.-P. Lebrun de laisser de côté la première partie de cet ouvrage car il tirera de ce parcours un rafraîchissement de ses propres repères qui le préparera à la suite de la lecture.

Quand au fond de ce travail, il est difficile d’en rendre compte de manière complète tant les axes d’approfondissement sont nombreux. Il fourmille de remarques précieuses et le travail d’écriture soigneux qui explicite des points délicats ou qui mentionne des néologismes de terminologie se prête mal à une reprise synthétique. C’est tant mieux pour inciter chacun à aller y voir !

En quelques mots, il s’agit pour J.-P. Lebrun de rapporter les particularités de la clinique actuelle aux effets sur les conditions de la parole – en ce qu’elle confronte chacun à la logique d’une perte inaugurale du fait de parler – du consumérisme actuel qui incite à une jouissance sans limite.

Comment reconnaître, tenir compte et transmettre le "rien" qui représente cette perte en saisissant sa corrélation à une position nécessaire de transcendance immanente qui ne se confonde pas avec la transcendance transcendante qu’a alimenté le religieux et l’imaginaire d’un père et d’un dieu ?

Dans le fil de son travail, J.-P. Lebrun développe un versant de la psychanalyse trop souvent laissé de côté et qui rend compte des conditions d’émergence de l’identité et de la subjectivité de chacun dans l’appui trouvé dans le consistance des interlocuteurs, des parents pour l’enfant puis des différents intervenants dans la vie sociale de chacun. C’est à ce titre qu’il remet sur le métier les différentes dimensions du Grand Autre que J. Lacan a introduit avec justesse pour souligner que la parole du sujet surgit sur le fond d’un discours qui lui préexiste et dont il tente de se décaler pour y creuser son trou et y consentir à une perte qui ne cessera de le faire courir.

La rigueur de J. Lacan dans son élaboration sur les névroses laisse en suspend le temps préalable à la constitution d’une névrose ou d’un symptôme comme une contradiction qui fasse souffrir, où c’est la prise en compte de l’altérité de l’autre et l’épreuve de la fiabilité du code de l’autre dans son rapport à la jouissance qui sont déterminants pour le sujet. L’Autre comme lieu de la parole est incarné par un autre qui a à faire ses preuves. C’est à ce titre que J.-P. Lebrun reprend le terme d’Autrui de Deleuze pour attirer notre vigilance, hors des savoirs constitués, sur le temps de prise en compte par le sujet d’une altérité radicale. C’est à ce titre qu’il fait référence, en regard de cette épreuve, à un temps d’engagement du psychanalyste comme le suggérait S. Ferenczi – avec les réserves qu’il rappelle sur les suites données à ces intuitions – ou comme le formulait D.W. Winnicott. Il nous rapporte en cela à un temps de frayage de la psychanalyse où c’est l’expérience de la perte corrélée à la parole exercée avec un interlocuteur qui introduit le sujet à un champ de restriction de jouissance et qui permet d’organiser une plainte ou un symptôme.

Car, en regard de son appétence symbolique dans son rapport à l’autre, le sujet rencontre dans la logique des échanges actuels une communauté de dénis.

Son désarroi le maintient dans une perversion ordinaire sans Autrui.

L’accès au symbolique, qui n’est plus balisé par des repères constitués dans la vie sociale engluée par la recherche d’une jouissance à tout prix, se fait dans une démarche singulière de chacun, au cas par cas.

C’est dire la responsabilité de chacun dans cette prise en compte et dans l’appui qu’il est amené à représenter pour ses proches.

Tenir une telle perspective consiste à faire valoir une place logique d’exception, avec le risque que cette rigueur soit assimilée à l’ambition de venir occuper imaginairement cette place et qu’elle suscite des violences extrêmes.

Dès lors, comment concevoir une forme de démocratie, qui entretienne le frayage dans lequel le sujet est engagé pour faire l’épreuve de sa responsabilité et en poser les conditions de légitimité, à l’encontre de la logique actuelle de la vie sociale ?

Voici toute une perspective de travail !

J.-P. Lebrun reprend successivement plusieurs biais pour rendre compte de cet axe central, à travers la transmission – en rapportant les embarras actuels de l’enseignement à ce type de questions -, la mutation du lien social – ballotté par les parlottes que nous connaissons trop bien – , la confusion des places – la banalisation et l’élision du Tiers dans la vie sociale – qui révèlent un retournement anthropologique. Il y a dans ce domaine une petite nuance qui n’est pas explicitée dans son développement, me semble-t-il, et qui concerne le retournement que l’auteur nous propose entre deux types de systèmes sociaux, l’un stable et incomplet, prenant acte de la perte, l’autre complet mais instable. Le retournement qui fait passer de l’un à l’autre, d’un système incomplet à un système complet illustre très justement la pente que nous constatons actuellement, à la réserve près que le retournement se déploie autour d’un point central qui change de consistance dans le même temps. Le système complet s’ordonne autour d’un trait positivé, comme l’est la positivation de l’objet de satisfaction, et l’instabilité qui en résulte est l’instabilité de cette positivation, elle ne prend pas en compte une perte radicale. Le passage au système incomplet nécessite la référence à la perte, au vide central. Le point central est "un" dans le système complet, "zéro" dans le système incomplet. Le retournement implique dans le même temps un changement de consistance de ce qui fait centre, qui passe de 1 à 0 et c’est le "forçage symbolique" auquel nous invite tout cet ouvrage.

Pour éclairer la consistance de ce retournement J.-P. Lebrun aborde avec soin le champ du déni de la perversion ordinaire, dans une explicitation précise et sans complaisance des différentes opérations que sont le refoulement, la dénégation, et le déni et dont la compréhension est déterminante pour saisir les glissements de registre qui s’opèrent en nous subrepticement. La question de ce déni opératoire souligne la difficulté du sujet à prendre en compte, s’il n’y est pas soutenu par l’appui symbolique d’un interlocuteur, dans un statut de représentations des stimulations perceptives de son actualité.

Enfin, parmi d’autres richesses de ce travail, j’ai été sensible à ce que rappelle J.-P. Lebrun concernant le temps comme durée. Nous sommes tellement habitués à nous référer au temps logique que nous oublions que pour un sujet la durée d’une absence d’organisation psychique d’une perversion ordinaire – ou d’un autre mode de non-organisation psychique – pèse son poids quand il fait le pas de consentir à la logique qu’exige de lui la restriction de jouissance liée à la parole. L’exigence et la fragilité qui en résulte sont à prendre en compte pour le sujet et pour ceux qui l’accompagnent dans ce parcours pour tenir leurs places d’inter-locuteurs.

Ce travail dense, documenté, articulé n’a pas sur le lecteur les effets d’un savoir constitué, mais offre plutôt une multitude d’ouvertures et de pistes stimulantes pour engager chacun à se mettre à l’ouvrage, à sa place de sujet, comme inter-locuteur.

Notes :

(1) Denoël, 2007, 436 p.