La moustache d'Adolphe Hitler, un plus-de-jouir qui ne serait pas de semblant ?
03 octobre 2008

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FLORENTIN Thierry



"C’est bien au niveau du discours", énonce Lacan à un moment de la séance du 20 Janvier 1971 du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, "dans le début des années 20, que Freud a articulé dans Massenpsychologie und Ichanalyse quelque chose qui singulièrement s’est retrouvé être au principe du phénomène nazi".

Ce jour là, le 20 Janvier 1971, ce que Lacan va évoquer de manière inédite devant son auditoire de l’incompréhensible emprise nazie sur un peuple considéré alors parmi les plus civilisés et éduqués de la planète, ne repose pas sur les brillants et érudits travaux de chercheurs exposant un postulat historique, ni idéologique, comme cela s’était fait jusqu’ici, d’une société allemande alors en crise, au lendemain de la première Guerre Mondiale, ou à la recherche de son unité culturelle (1), mais sur le plus-de-jouir dérisoire d’un discours dont Lacan va simplement placer un trait grotesque.

"Reportez vous", continue-t-il face à une assistance interloquée, "au schéma (que Freud) donne dans cet article, à la fin du chapitre "identification", vous y verrez presque, là en clair, indiquées les relations du I et du a. Vraiment le schéma semble fait pour qu’y soient portés les signes lacaniens."

"Ce qui dans un discours s’adresse à l’Autre comme un Tu, fait surgir l’identification à ce qu’on peut appeler l’idole humaine…..C’est bien dans la mesure où quelque chose, dans tout discours qui fait appel au Tu, provoque à une identification camouflée, secrète, qui n’est que celle à cet objet énigmatique qui peut être rien du tout : le tout petit plus-de-jouir d’Hitler, qui n’allait peut être pas plus loin que sa moustache, voilà ce qui a suffi à cristalliser des gens qui n’avaient rien de mystique, qui étaient tout ce qu’il y a de plus engagés dans le procès du discours du capitaliste (avec ce que ça comporte de mise en question de plus-de-jouir sous sa forme de plus-value). Il s’agissait de savoir si à un certain niveau, on en aurait encore son petit bout. Et c’est bien ça qui a suffi à provoquer cet effet d’identification".

Et il conclue, d’une mise en garde peu rassurante :

"Il est amusant, simplement, que ça ait pris la forme d’une idéalisation de la race, à savoir de la chose qui, dans l’occasion, était la moins intéressée. Mais on peut trouver d’où procède ce caractère de fiction, on peut le trouver. Ce qu’il faut dire, c’est qu’il n’y a aucun besoin de cette idéologie pour qu’un racisme se constitue : il y suffit d’un plus-de-jouir qui se reconnaisse comme tel. Et quiconque s’intéresse un peu à ce qui peut advenir fera bien de se dire que toutes les formes de racisme, en tant qu’un plus-de-jouir suffit très bien à le supporter, voilà ce qui maintenant est à l’ordre du jour. Voilà ce qui pour les années à venir nous pend au nez".

Un plus-de-jouir, ridicule, à peine avouable, qui prit en otage et criminalisa douze ans d’un peuple allemand qui se voulait émancipé, rassemblant et unifiant l’âme d’un peuple derrière le crime et l’abjection, l’impossible moustache d’Hitler ?

Dans le séminaire qu’il a tenu sur Le désir et son interprétation, quelques années avant son séminaire sur L’identification, Lacan avait déjà posé une remarque sur cette fascination des foules allemandes face à Hitler.

Dans la leçon du 29 avril 1959, il commence par prendre appui sur Hamlet, et commente ainsi le passage de son hésitation à tuer Claudius, "cette sorte de flottement de l’objet à atteindre", de "ce qu’il y a à frapper ", car, nous explique-t-il" on ne peut pas frapper le phallus comme tel, parce que le Phallus, même s’il est là bel et bien réel, est une ombre", puis, brutalement, il évoque "cette chose (paradoxale) dont nous nous émouvions à l’époque, à savoir qu’il était tout à fait clair, qu’on n’assassinait pas Hitler. Hitler, qui représente si bien l’objet dont Freud nous montre la fonction, dans cette espèce d’homogénéisation de la foule par identification à un objet à l’horizon, à un objet x, à un objet qui n’est pas comme les autres… La manifestation tout à fait énigmatique du signifiant de la puissance comme tel, c’est là ce dont il s’agit" .

La moustache d’Hitler, plus-de-jouir de son discours, et signifiant phallique de sa puissance, voilà qui ne laissera pas de nous rendre perplexe.

Enfin, le 17 Mars 1971, Lacan apporte une nouvelle précision: "Il y a quand même des gens qui se tracassent, de ce que j’ai pu dire dans un temps (il s’agit du séminaire de 1961-1962, précise t- il), sur l’identification… Ce trait unaire, où est ce qu’il faut le mettre ? Du côté du Symbolique ou de l’Imaginaire ? Et pourquoi pas du Réel ?", et il poursuit "Quoiqu’il en soit, puisque c’est comme ça que ça se passe : un bâton, ein einziger zug, qui pose quelques questions."

Est il à placer du côté du Symbolique, de l’Imaginaire, ou du Réel, ce plus-de-jouir que représente pour le peuple allemand la moustache de Hitler ?

Le cinéaste Alain Jaubert, lors d’une communication aux Rencontres Internationales de la photographie à Arles, en 1997 (2) a retracé l’historique de "ce petit trait noir", dont "tout le monde à l époque", écrit il, "comprenait, qu’il y avait anguille sous roche, qu’il avait à voir avec la personnalité du chef, avec la svastika aussi peut-être, noir sur fond blanc ou rouge"

L’objet moustache d’Hitler ne s’est pas en effet constitué d’emblée.

Si on possède peu d’éléments iconographiques de la jeunesse d’Hitler, sur lesquels son photographe officiel, Heinrich Hoffmann, n’aurait pas retravaillé à des fins de propagande, il existe un croquis d’un de ses camarades de classe, Sturmlechner, le montrant à l’âge de seize ans de profil avec un duvet d’adolescent sur la lèvre supérieure.

De même, chacun connaît l’extraordinaire photographie prise le 2 août 1914, jour de la déclaration de la guerre, une photo, devenue par la suite historique, le saisissant par hasard à Munich, anonyme au milieu d’une marée humaine, de milliers d’allemands agitant leurs chapeaux. Il porte alors une grande moustache noire, une "moustache de rapin", écrit Alain Jaubert.

En hiver 1915, Hitler militaire prend la pose au fond d’une casemate, au milieu de ses camarades, en casque d’uhlan, affublé d’une grosse moustache noire broussailleuse, retombant largement de chaque côté des lèvres.

En 1918, blessé par les gaz, et alors atteint de cécité, il est photographié convalescent portant toujours l’épaisse moustache noire "sous un regard un peu brûlé" (Alain Jaubert).

En 1920, devenu agitateur politique à Munich, une photo de lui le montre sous un large chapeau feutre, les deux pointes de sa moustache retombant de chaque côté de sa bouche.

Ce n’est qu’à partir de 1922 que la moustache se raccourcit brutalement, d’abord un peu ronde, puis très vite verticale, coupée net, en même temps qu’il fonde le NSDAP, à partir d’un petit parti ouvrier allemand, et qu’il dessine son emblème, la svastika sur le drapeau rouge et noir.

Le signifiant Adolphe Hitler se constitue alors à partir d’un ensemble, le parti nazi et sa rhétorique (la promotion de l’idéologie völkisch, la militarisation de la société civile, la discipline, l’exclusion des juifs, la suprématie de la race aryenne, la reconquête de l’espace vital et l’unification des minorités allemandes, le culte du chef, etc…) dont il est le Führer, les signes visuels agressifs (3) (les oriflammes, la svastika, l’uniforme S.A., puis S.S….), mais aussi, souligne l’homme d’images et de cinéma qu’est Alain Jaubert, une gestuelle des mains et du visage dont le catalogue est savamment calqué sur le vocabulaire du cinéma expressionniste (muet) de l’époque : "Main levée, imprécations, doigt dressé vers le ciel, poing serré, geste de refus, d’effroi, d’horreur, supplication, persuasion ", et, au milieu de ce ballet nerveux : "la mèche collée à la gomina, la petite moustache noire et dure, les rapides torsions de traits : effroi, haine, fierté martiale, revanche, colère, fureur…".

Les affiches représentant Hitler, souligne Alain Jaubert avec justesse, sont sans paroles, c’est tout juste si elles s’accolent d’un "Ja", ou d’un slogan minimaliste "Ein Volk, ein Reich, ein Führer".

Cette petite moustache, devons nous la considérer comme un signe, ou comme un signifiant ?

Rappelons qu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, dont le sujet est absent.

Un signe, quant à lui, se contente de représenter quelque chose pour quelqu’un.

Un signifiant est pris dans le langage, dans le Symbolique; le signe ne déborde pas les limites de l’Imaginaire, voire du Réel.

A elle seule, la moustache d’Hitler, tout comme le salut hitlérien, que l’on revoit de nos jours faire la fierté nouvelle du Moyen Orient, et notre honte, ne renvoie pas à un logos, à une parole, mais fait appel à un émoi, à un affect, recherché et voulu comme tel, et sans médiation de la pensée ou des mots: fascination, obéissance, soumission, ou frayeur et terreur.

De la moustache d’Hitler, indissociable de la mèche gominée et fendue glissant sur le front, croquée comme telle par des dizaines de caricaturistes avant-guerre, ne ravine aucune pluie de signifiants, mais seul un cri hors-langage, et la promesse d’une désolation, d’une jouissance hors-limite, qui n’est plus de semblant, mais de sang rouge.

C’est en tant que signe, que Genet, dans le dernier ouvrage qu’il rédige avant sa mort Un captif amoureux, reconnaitra la moustache d’Hitler : "La première, quotidienne, l’inexorable obligation de Hitler, c’était de conserver pour le réveil, sa ressemblance physique, le balai de moustache taillée, presque horizontale, chaque brin semblant sortir des narines, la mèche noire et lustrée n’ayant pas le droit de se tromper de côté sur le front glacé pas plus que la croix gammée ne devait tourner ses pattes vers la gauche, l’éclat coléreux ou cajoleur de l’oeil c’était selon, le timbre céleste ni le reste qui ne peut être dit" (4).v

Et il continue, en écrivant : "Que se fût il passé, devenant au saut du lit, devant les dignitaires du Reich et les ambassadeurs de l’Axe, un jeune finlandais blond et glabre ?" (5), ce qui fait dire au philosophe Eric Marty, lisant Genet : "De sorte que Hitler n’est pas seulement maitre de signes les plus cryptés comme la croix gammée, il est l’Image même, c’est-à-dire ce qui, dérisoirement ou de manière grandiose, se ressemble et qui devient modèle, parfois apparemment comique, de toute figure qui veut se ressembler" (6).

Or, personne, à part Heidegger, n’osa arborer la moustache hitlérienne au temps du nazisme. Et les nombreux caricaturistes d’avant guerre, qui ridiculisèrent cette moustache, tels le célèbre chansonnier parisien O’det, furent systématiquement persécutés et arrêtés (7).

De même que, comme Martin Walser, nous le signale dans son roman biographique Une source vive, les parents qui baptisaient leur fils Adolf dans les années 30-40 eurent l’esprit de leur donner également un deuxième prénom, qu’ils s’empressèrent de substituer sitôt la chute du nazisme.

Un homme, cependant, lui même génie de l’image et du cinéma, saisit l’enjeu de la moustache d’Hitler, signe de terreur et d’asservissement, et oeuvra afin d’en faire un signifiant, qui restera pour toujours, grâce à lui, le signifiant de la bêtise et du racisme vociférant.

Il s’agit de Charlie Chaplin, et de son film Le Dictateur, son premier film parlant tourné en 1939, qui met en scène deux sosies d’Hitler, le dictateur Adenoid Hynkel, et un barbier juif, à qui reviendra finalement les mots de la fin.

Avec ce film de génie, Chaplin effectue une opération de différence, et introduit du dissemblable, là où Hitler n’autorisait que du semblable.

"Dans son admirable film", écrit Eric Marty, "Chaplin ne joue pas sur la tentation mimétique, mais sur la figure du double, un double violent qui défie les lois objectives de la ressemblance en retournant la figure homothétique en figure antithétique, et qui fait de l’image le lieu de la dissemblance" (8).

D’Hitler, Charlie Chaplin écrivait dans ses Mémoires (9) : "Vanderbilt me montra une série de cartes postales représentant Hitler en train de prononcer un discours. Le visage était terriblement comique : une mauvaise imitation de moi, avec sa ridicule moustache, ses cheveux mal coiffés qui pendaient en mèches dégoûtantes, sa petite bouche mince. Je n’arrivais pas à prendre Hitler au sérieux. Chaque carte postale le montrait dans une attitude différente. Sur l’une, il haranguait les foules, ses mains crispées comme des serres ; sur une autre, il avait un bras levé, et un autre abaissé, comme un joueur de cricket qui s’apprête à frapper. Sur une troisième, les mains jointes devant lui, il semblait soulever un haltère imaginaire. Le salut hitlérien avec la main levée sur l’épaule, la paume vers le ciel, me donna l’envie de poser dessus un plateau de vaisselle sale. "C’est un fou", songeai je. Mais quand Einstein et Thomas Mann furent contraints de quitter, l’Allemagne, ce visage de Hitler ne me parut plus comique, mais sinistre".

A Hitler, qui lui a volé son visage, son image- notamment pour la quasi-identité des moustaches, celle de Chaplin étant cependant un peu plus arrondie et douce- Chaplin répond, écrit encore Eric Marty, "par un travail profond et inouï de réappropriation du visage de son personnage par son personnage".

Mais ce que Chaplin permet, c’est aussi la réappropriation d’un discours sur le saisissement et la sidération que provoque le fascisme. Et ce n’est pas par hasard si ce fût le premier film parlant de Chaplin, et qu’il se termine par une longue tirade du barbier juif confondu par un concours de circonstance avec le dictateur Hynkel, un hymne à la paix et à la fraternité.

Faire en sorte qu’un signe, jusqu’alors figé dans un affect d’effroi, prisonnier de la répétition et présent en tant que symptôme, vienne, grâce au travail de la parole, prendre sa place et s’inscrire dans la ronde des signifiants, libérant et pacifiant ainsi le sujet et les pulsions, voici bien une des tâches les plus nobles que peut s’assigner la psychanalyse.

Notes :

(1) A propos de l’ampleur du mouvement völkish, lire notamment le remarquable ouvrage de George L. Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich, la crise de l’idéologie allemande, Calmann-lévy/Memorial de la shoah, 2006 pour la traduction française. On y saisit notamment les mises en garde de Lacan, à propos du semblant dans la nature, dans lequel le signifiant est identique à lui-même. (Leçon du 13 Janvier 1971). Il serait cependant illusoire de penser qu’une telle posture mystique des cosmogonies de la nature n’ait pas également imprégné de part en part la culture française. Il suffit pour s’en convaincre de lire le monumental Le XIXème siècle à travers les âges, du très regretté Philippe Muray, Denoël, 1984.

(2) Alain Jaubert, La moustache d’Adolf Hitler, publié dans la revue de Philippe Sollers, L’Infini, n° 67, Automne 1999, Gallimard, pp. 38-46.

(3) Victor Klemperer désignait les signes runiques SS, tirés du paganisme allemand ancien, sous le terme de "langue iconique", exemple parmi d’autres du pouvoir du signe et de l’image dans l’entreprise nazie d’asservissement des consciences. LTI, la langue du IIIème Reich, Agora Pocket, p.104

(4) Jean Genet, Un captif amoureux, Ed. Folio, 1986, p.201.

(5) op.cité, p.201

(6) Eric Marty, Jean Genet, post-scriptum, Ed. Verdier, 2006, p.78

(7) C’est là où il n’est pas possible de suivre Jean Genet quand il écrit : "Un keffieh peut il s’enrouler sur une autre tête que celle d’Arafat ?" (p.202). Le formidable destin de ce keffieh dans la jeunesse occidentale, ainsi que sa récupération actuelle par les "fashion designers" d’aujourd’hui montre qu’il s’agit ici d’une question de mimétisme et de promotion de l’objet, tel que l’ont parfaitement compris les publicitaires, nous sommes ici confrontés au Discours du capitaliste, tandis qu’avec l’objet hitlérien, nous sommes devant une autre face du Discours du Maitre (pervers), dont le plus-de-jouir, comme dit Lacan, malgré ses catastrophiques conséquences, ne va sans doute pas plus loin que le petit bout de sa moustache.

(8) E. Marty, op. cite, p.93

(9) Cité par A. Jaubert