Lien vers la discussion après la conférence d’Ana Costa : https://youtu.be/eYm1rHHpbKE
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Préambule
Je ferai un préambule pour mieux situer les problématiques que j’aborderai. En 2003, j’ai publié un petit livre intitulé « Tatouages et marques corporelles », fruit d’un travail sur l’adolescence. Ce fut le résultat d’un post-doctorat accompli lors d’une période que j’ai passé à Paris. À cette époque – j’ai commencé la recherche en 1998 – la quête du marquage corporel n’était pas si étendue qu’aujourd’hui, mais il était déjà frappant de constater à quel point ces quêtes étaient fréquentes. Je connaissais des recherches anthropologiques sur les rituels tribaux, dans lesquels le marquage du corps représentait un changement d’état (comme dans le passage de l’enfance à l’âge adulte par exemple), définissant un lieu social. Rien de tout cela ne semblait être l’enjeu des recherches contemporaines d’un marquage du corps, dans la mesure où nous sommes dans un lien social où le rituel a perdu de sa force. Il m’a ensuite fallu actualiser la question à un niveau individuel : qu’est-ce qui entraîne quelqu’un à se faire tatouer? Une question qui a reçu des réponses évasives, ce qui m’a amené à penser que ces actes pouvaient être considérés comme étant sans raison ni significations définies. Une mode ne suffisait pas à les définir. Ils ne suivaient pas de définitions de lieux sociaux, ni même de processus rituels indiquant des changements d’état, comme dans l’exemple que j’ai évoqué précédemment. J’ai commencé à penser qu’ils survivaient comme des restes de quelque chose, des restes de ce qui aurait été.
Ce n’est pas sans surprise qu’en lisant des recherches historiques, j’ai découvert que le marquage du corps apparaît dès qu’une forme de langage – c’est-à-dire de lien social – s’établit entre les parlants. Les recherches anthropologiques en trouvent déjà des vestiges chez les habitants des grottes. Dès lors cette forme d’expression a pris différentes directions, au gré de l’évolution des usages. En Occident, le monothéisme en a interdit l’usage, mais elle n’a pas disparu. Au Moyen Âge, par exemple, elle était utilisée par le pouvoir de l’Église pour marquer les hérétiques, ou comme un stigmate appliqué aux personnes interdites par les idéaux sociaux. Elle est revenue comme valeur de circulation sociale en Occident à travers les marins, et même à travers la coutume d’amener les habitants du Nouveau Monde pour les exposer dans les cours européennes, provoquant de la fascination pour l’étranger et l’adoption de cette coutume par certains membres de ces cours.
Ce très bref préambule vise à présenter une coutume qui n’a pas d’explication, mais qui fait référence à la condition d’être parlant, produisant un traitement spécifique de ce qui est inclus dans notre structure de langage. Autrement dit, on peut penser qu’il existe une corrélation entre les parlants produisant des objets dans le monde et la condition de se positionner comme un objet parmi d’autres. Cela m’intéresse de dépasser une proposition interprétative qui réduit la question au narcissisme, une interprétation qui semble réductrice et parfois moraliste, ne tenant pas compte de quelque chose qui persiste dans toutes les cultures et toutes les époques. Aujourd’hui, son utilisation s’est étandue de manière surprenante. Certes, par rapport à cela, il faut considérer la visée de notre lien social, dans lequel la consommation crée un écart entre l’objet et un trait distinctif.
Mon travail explore essentiellement deux éléments qui sont en jeu dans ce qui insiste dans les actes de quête d’une marque : d’une part, la production d’un trait qui puisse découper un élément qui relie dedans et dehors ; de l’autre, le champ de l’érotisme, lié à la question de la douleur. J’y ajouterais un thème qui n’est pas évident, mais qui est important dans la problématique du trait : la production d’une mémoire.
Considérant ce cheminement, j’ai divisé mon travail en deux parties : dans la première, une mémoire immémoriale entre l’amour et la peau ; dans la seconde, la gloire de la marque.
Une mémoire immémoriale entre l’amour et la peau
Qu’appelle-t-on mémoire ? Quand je pose la question, il me semble que je pars de quelque chose qui s’inscrit en faux, car la mémoire est déjà tellement usée à force d’être comprise, analysée, glorifiée, rabaissée, mystifiée qu’il ne vaudrait pas la peine de la proposer comme une énigme. Et pourtant, quelque chose s’échappe au cœur de ce qui est conçu comme mémoire. Peut-être la propre condition d’écouler dans le temps d’un sablier, où les grains de sable maintiennent cet espace minimum qui les empêche de se mélanger. Chaque grain conserve son caractère unique en coulant avec les autres, dans une allégorie du passage du temps. Dans cette allégorie, qu’est-ce qui les relie ? On pourrait penser le sablier comme un contenant qui rassemble des grains de sable dans un espace, mais rien ne les relie sauf cette compression d’un bord au fil de l’écoulement du temps. Clarice Lispector a nommé cet intervalle dans un récit allusif. J’ai découpé un passage de « La Passion selon G.H. ». Tout d’abord, un petit commentaire pour les collègues qui n’ont pas lu l’ouvrage, notamment en France : je ne vais pas aborder l’œuvre de Clarice, je prends ce paragraphe comme quelque chose de l’ordre d’un dire, au sens lacanien. Il fait allusion à une épiphanie du personnage de G.H., lorsqu’elle regarde à l’extérieur et voit le développement des civilisations les unes sur les décombres des autres :
Je vais maintenant te raconter comment je suis entrée dans l’inexpressif qui a toujours été ma quête secrète. Comment je suis entré dans ce qui existe entre le numéro un et le numéro deux, comment j’ai vu la ligne de mystère et de feu, et qui est une ligne subreptice. Entre deux notes de musique il y a une note, entre deux faits il y a un fait, entre deux grains de sable aussi proches soient-ils il y a un intervalle d’espace, il y a un sentir qui est entre le sentir– dans les interstices de la matière primordiale, il y a la ligne de mystère et de feu qui est la respiration du monde, et la respiration continue du monde est ce que nous entendons et appelons silence. (p.98)
L’intervalle est une respiration appelée silence. Un intervalle entre sentir et sentir, entre le numéro un et le numéro deux, tous interstices de la matière primordiale: une ligne de mystère et de feu comme respiration du monde. Respiration. La matière primordiale éjectée dans le monde et la respiration qui fait vivre. Une naissance. Au moment même de la vie, vient la mort et la respiration est ce qui maintient deux corps ensemble et disjoints. Clarice appelle cette disjonction, cet intervalle, silence. Le silence d’un corps qui se voit dans un autre corps, un hors de soi, mais qui est en soi. Ce hors de soi, cette matière qui contient tous les intervalles, tous les silences qui ont précédé sa production, mais qui est là, parlant sans parler, disant sans dire, demandant sans demander. Matière de projection de tous les silences antérieurs, un cri cré son intervalle et c’est à ce moment-là qu’un Autre corps se fait. Un inconnu qui engendre l’inexpressif dans un cri sur l’ombre d’un silence.
On ne peut pas définir l’inexpressif qui accompagne chaque expression. Dans « La passion selon G.H. » il ne s’agit pas exactement d’une naissance, mais, en même temps, c’est une expression possible d’un inexpressif, dans laquelle énigme et mémoire fondent toutes les naissances. L’écriture le réalise dans son propre acte, en utilisant le regard comme véhicule. G.H., depuis une chambre (qu’elle appelle le minaret), VOIT le début de la création, où les civilisations se succèdent, laissant des traces d’accomplissement et des débris. Dans un récit vertigineux, les civilisations s’élèvent les unes au-dessus des autres, sans lien, sans avant ni après. Un grain de sable à côté d’autres grains de sable, mais toujours un silence comme interstice.
Ce qui donne existence au silence, c’est le cri, qui à la fois élargit et limite le champ du sensible. Les interstices de Clarice s’expriment comme une création de contrastes. Cependant, dans le domaine du sensible, on trouve une limite dans la différenciation des contrastes, comme c’est le cas dans l’exemple de la douleur. La douleur peut ne pas différencier les extrêmes du chaud ou du froid, du plaisir ou du déplaisir. Ainsi, nous pouvons considérer la douleur comme l’expression d’un interstice entre plaisir et déplaisir, qui brouille souvent les frontières qui distinguent l’un de l’autre. Il faudrait ajouter la douleur, dans le cadre de la lecture freudienne de la différenciation dedans/dehors, comme cet interstice qui n’est ni dedans ni dehors. On pourrait penser à la douleur, en langage claricien, comme l’expression de l’inexpressible.
Ainsi, le champ du sensible apporte des contrastes, mais pas forcément des distinctions. Ce qui distingue, c’est la production de ressemblances, et là nous sommes déjà dans le cadre d’une structure de langage. Les ressemblances portent en soi le distinct et l’indistinct, ce qui à la fois sépare et confond. Walter Benjamin, dans une construction allégorique, situe cela dans la production des rêves, dans lesquels les événements sont « impénétrablement semblables entre eux ». Cette impénétrabilité des ressemblances est à la fois indice et réalisation. Freud dirait que le rêve présente (Darstellung) le désir comme réalisé. Ce qui se présente – montre et rend présent – est de l’ordre du Ça comme ayant un caractère indiciel. C’est à ce point-là que le rêve s’ouvre à la lecture, n’étant pas épuisable par le champ de la série signifiante – ou des représentations, selon les termes freudiens. Sa limite, selon lui, est comme un ombilic, ce qui, en termes allégoriques, pourrait le placer comme coupure et source de toute création.
Je m’arrête à l’ombilic comme une cicatrice première qui ne fais pas de mémoire. Cette absence de mémoire semble concerner une énigme impossible à écrire, celle de la façon dont un corps devient trois, dans la mesure où une naissance ressemble à cette description claricienne de l’interstice entre le nombre un et le nombre deux. C’est ainsi peut-être qu’on peut considérer cette cicatrice première de l’ombilic comme un point de forclusion, impossible à inscrire, mais qui – paradoxalement – modèle un destin de quête de la marque… un destin de quête de la marque… un destin de quête de la marque…
Cette voie m’amène à une proposition lacanienne selon laquelle le trait unaire est d’abord marqué comme un tatouage. C’est une proposition qui fait question, qui semble contenir en elle une sorte de prédiction, comme une phrase à la fois définitive – contenant une vérité – et indéterminée, car il faut en déployer les éléments : la marque, le trait, le tatouage. Mais, en plus, de l’ordre d’un « premier » : il est marqué d’abord comme un tatouage. Le « premier » désigne inévitablement une série, la série d’autres traits qui donneront le statut de premier à ce que recouvrait ce savoir – S2 – que Lacan plaça comme l’insu de l’inconscient. Une marque/tatouage qui recouvre ce qui est si visible qui reste invisible. Le trait unaire comme tatouage, en ce sens, recouvre à côté, de travers, latéralement, ce que serait ce ombilic/cicatrice.
En janvier 1975, en réponse à Marcel Ritter, à propos du terme freudien Unerkannt, Lacan évoque l’ombilic du texte freudien, le nommant à la fois trou et nœud. Cet Unerkannt – impossible à reconnaître – est situé par Lacan comme équivalent à le Urverdrängt, le refoulé originel :
La relation de cet Urverdrängt, de ce refoulé originel… je crois que c’est ça à quoi Freud revient à propos de ce qui a été traduit très littéralement par ombilic du rêve. C’est un trou, c’est quelque chose qui est la limite de l’analyse ; ça a évidemment quelque chose à faire avec le Réel qui est un réel parfaitement dénommable, dénommable d’une façon qui est de pur fait ; ce n’est pas pour rien qu’il met en jeu la fonction de l’ombilic.
….
L’Unerkannt c’est l’impossible à reconnaître… C’est le sens de l’Un dans le terme qui désigne en allemand l’impossible, c’est l’Unmöglich dont il s’agit, ça ne peut ni se dire, ni s’écrire. Ça ne cesse pas de ne pas s’écrire.
Ce Un qui ne peut être dit ni écrit, c’est ce qui lui fait proposer l’impossible comme « ne cesse pas de ne pas s’écrire ».
Dire que le trait unaire est d’abord marqué comme un tatouage n’implique pas la réciproque, que le tatouage soit une marque du trait unaire : ce « comme tatouage » pose très bien la question. En revanche, il y a quelque chose par rapport au trait unaire qui concerne cet impossible : c’est une mémoire immémoriale, car impossible à reconnaître. Tout rapport à cet immémorial se construit secondairement, à partir des formes de langage que véhicule la circulation dans les discours. Aborder le tatouage implique parcourir son utilisation dans les différents liens discursifs, dans les différentes cultures. Cependant, l’infinité de sens individuels, de désignations d’usages sociaux, d’interdits, d’impositions, fait perdre toute boussole pour l’aborder.
Pendant longtemps, l’intérêt de se faire tatouer était de produire une marque durable, une marque qui ne s’efface pas. Cet intérêt vise à rendre visible – à faire entrer dans le champ du sensible – ce qui ne peut être vu : cette marque première forclose, qui dit quelque chose du corps impossible à inscrire. C’est un chemin qui contient un paradoxe : la tentative de singulariser une marque qui, en revanche, ne fonctionne que dans une circulation discursive. Il est à noter que ce genre de quête tend à produire des répétitions, souvent des compulsions. Pourtant, le rapport à l’Un semble avoir été conservé dans une sorte de savoir recouvert, inexplicable : le nombre de tatouages ne peut pas être pair, il doit être impair.
Le tatouage recèle en lui une sorte de magie, comme une recherche d’apaisement de quelque chose qui ne peut être fixé. Ce qui n’est pas fixé, c’est l’image du corps, qui souffre de déviations mimétiques dans les mouvements du langage, ainsi que du passage du temps. Ce qui n’est pas fixé, c’est l’insistance à écrire la version phallique – le « ne cesse pas de s’écrire » –, qui montre son épuisement symptomatique dans l’insistance à capturer le Réel dans le langage. La quête de la marque, en ce sens, semble entraîner le paradoxe dans lequel une fondation se confond avec un effacement, comme s’il répétait un mouvement de l’enfance, lorsque l’enfant demande quelque chose à l’adulte et, dans le même geste, dit : « tu n’as pas besoin de dire, je sais ». Ainsi, fondation et effacement, création et destruction sont au cœur de ce que Lacan proposait comme fondement du fonctionnement du langage, dans lequel le « non » – un effacement – inaugure le rapport à un savoir. Entre l’amour et la peau semble désigner quelque chose de cette insistance, dans laquelle l’amour de l’Un, comme supposé savoir, a apporté ce que les différentes cultures ont fondé sur la base d’un sacrifice.
La gloire de la marque
Je reviens sur l’extrait d’un passage du séminaire des discours, qui a servi à convoquer cette rencontre :
…il y a tout de même quelque chose de tout à fait radical, c’est l’association… dans ce qui est à la base, à la racine même du fantasme, de cette gloire… de la marque, de la marque sur la peau, où s’inspire dans ce fantasme ceci qui n’est rien d’autre qu’un sujet qui s’identifie comme étant objet de jouissance.
Dans ce « objet de jouissance », il faut inclure le thème de l’objet chez Lacan, c’est-à-dire la question de l’objet a. Cette proposition situe quelque chose qui reste à distance – quelle que soit l’insistance à la répétition. Ce qui définit l’érotique de la marque sur la peau, c’est ce que Lacan place dans le terme Mehrlust – le plus-de-jouir. Autrement dit, ce qu’il définit comme l’entropie : la jouissance résulte d’une perte de jouissance. C’est là qu’une ambiguïté s’introduit : l’équivalence entre le geste qui marque le corps et l’objet de jouissance. Geste et marque sont équivalents, et là l’interstice dedans/dehors peut se situer. Le terme « équivalence » fait référence à cet « entre », cette distance minimale inappréhensible. Lacan propose la distinction entre registres comme une équivalence : R, S et I sont équivalents entre eux. D’un autre côté, cette équivalence établit selon Lacan ce que « distingue le narcissisme de la relation d’objet ». Ainsi, ce qui marque le corps est de l’ordre du geste et non de l’ordre d’un acte. L’insistance sur la quête de la marque situe cet instant d’ambiguïté, cette gloire dans laquelle la douleur est une résultante, ce qui produit une indéfinition dedans/dehors. La douleur est un pont, c’est la réalisation de l’interstice comme plein. C’est en ce sens aussi que la quête de la marque n’est pas entièrement contenue dans la référence narcissique.
La gloire de la marque : une sorte de jubilation. Serait-ce comparable aux moments jubilatoires de l’infans ? Lorsque, dans une solitude imposée, l’enfant éprouve de la jubilation en jetant au loin une bobine, en la faisant revenir et en poussant ses premiers babilles de symbolisation. Ou encore, la jubilation devant le miroir, quand la captation d’une image transpose un espace entre les corps. Entre le corps sensible et l’image il y a un précipice, un trou, une séparation. Dans cette expérience originale de l‘infans, d’où vient la jubilation ? Nous ne le saurons jamais, car le bébé ne parle toujours pas. Pourtant, la jubilation est la marque d’une satisfaction unique, une juissance rarement retrouvée, qui n’a d’équivalence qu’avec la passion. Et la passion, c’est quand le trou est plein, la passion n’a pas de miroir. La jubilation du bébé devant le miroir peut être la découverte de la plénitude dans le trou que l’image remplit. Pas seulement dans l’image comme représentation. En ce sens, ce n’est pas exactement une totalité qui est ici en jeu, c’est le trou de l’image lui-même qui se présente comme une plénitude. La jubilation du bébé peut être l’originaire d’une rencontre, qui plus tard dans la vie peut se manifester par d’autres expériences, comme l’extase mystique par exemple. On le retrouve dans le témoignage de Tereza d’Ávila, dans lequel elle dit que son extase correspond au moment où le vide de son corps devient le miroir du Christ. En d’autres termes, il parle d’une privation – d’un trou – en jeu dans les expériences originaires, où l’image est du côté de la satisfaction hallucinatoire, comme Freud disait déjà.
L’extase, comme la jubilation, n’appartient pas au champ de la représentation. Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement l’image comme créant une totalité narcissique, séparant et joignant dedans et dehors. Lacan insère le miroir dans une lecture du narcissisme, cet élément n’était pas chez Freud, du moins pas comme support de structure. Le texte freudien parle de relations directes : mère, enfant, père. Lacan introduit un artefact – le miroir – médiateur des relations. On pourrait le prendre comme une métaphore, mais il s’appuie sur une expérience concrète : le bébé devant l’image du miroir. Le thème de l’artefact me semble ici important. Lacan l’introduit également lorsqu’il parle des objets des pulsions dans le séminaire sur l’angoisse. Contrairement à Freud qui prend le sein comme objet de la pulsion orale, Lacan place cet objet dans le mamelon. En d’autres termes, il désigne l’objet de la pulsion comme la partie du corps qui peut être remplacée par un artefact, comme dans le cas du mamelon remplacé par le biberon dans la pulsion orale. Dans cette proposition, le support corporel de l’objet a lui fournit la condition d’être un objet cessible, c’est-à-dire qu’il peut être remplacé par un objet construit dans le rapport au discours.
Ainsi, le miroir – en tant qu’artefact – peut fonctionner pour le regard comme un objet cessible, au même titre que les autres objets corporels cessible des pulsions. En ce sens, il occupe l’espace d’une transitionnalité, dans laquelle reste indéterminé quel est le corps qui jouit. Lacan revient sur cette indétermination lorsqu’il évoque la gloire de la marque : « ‘Objet de jouissance’ de qui ? De celle qui porte ce que j’ai appelé « la gloire de la marque »? Est-il sûr que cela veuille dire « jouissance de l’Autre » ?» C’est ici que s’établit la division, dans l’affinité de la marque avec la jouissance du corps.
L’indéterminé fait partie de la grammaire du fantasme, située dans l’analyse freudienne de l’expression « un enfant est battu ». On voit cette indétermination se répéter dans la quête de la marque, dans la façon dont est décrit l’acte du tatouage : « Je me suis tatoué », ou, dans l’intéressante phrase française « se faire faire tatouer ». Dans ceux-ci, l’un des termes est supprimé, celui qui dit la séparation sujet/autre, où se situe cette équivalence décrite par Lacan.
Pour tenter de conclure, je situe le chemin parcouru dans ce que j’ai nommé « la quête de la marque » comme la mise en acte d’un paradoxe, celui de la division là où se situe le parlêtre : être parlant et avoir un corps. La marque/cicatrice pourrait être, si elle était mise en œuvre, ce point inaugural où une fondation serait établie. Mais, comme dans tout projet de fixation d’une version phallique, sa quête suit les mêmes déviations des discours dans lesquels elle s’insère, entraînant la production de symptômes que nous rencontrons dans notre clinique.
Le thème de la mémoire semble directement lié à la nécessité de produire l’Un comme trait différentiel, qui permettrait le rapport avec un comptage qui fait allusion à cet originaire immémoriale. Cependant, comme nous permet de le reconnaître la proposition lacanienne du discours analytique, c’est au cours de l’analyse que le phallus cesse de ne pas s’écrire, se plaçant dans la contingence d’un signifiant quelconque. Ou, comme Lacan le proposait aussi, que le symbolique peut être extrait de la version phallique.
De toute cette élaboration reste la référence à la lettre, cet élément qui est aussi en jeu dans le néologisme parlêtre. La quête de la marque n’aurait-elle pas une affinité avec la quête de la production de la lettre, comme cet élément minimum qui fixerait un point de jouissance ? Une lettre si souvent détournée, dans l’insistance qui accompagne son destin. Je reviens ici à ce que j’évoquais précédemment : l’amour de l’Un comme supposé savoir, souvent fondé sur la base d’un sacrifice. C’est dans un parcours d’analyse qu’intervient une subversion de cette position, dans la possibilité de situer la lettre dans la production d’un nouvel amour, élément qui rapproche la psychanalyse de la littérature et des arts.
Lien vers la discussion après la conférence d’Ana Costa : https://youtu.be/eYm1rHHpbKE
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