Je vous propose de considérer dans le thème de notre travail : « Par quels détours, notamment que représente la castration, pouvons-nous entretenir une altérité qui nous permette, à nous humains et êtres de parole, de ne pas sombrer dans la barbarie ? ». C’est aussi proposer que la priorité accordée à l’altérité se présente comme un rempart contre la barbarie.
Le terme de castration fait référence à une opération qui participe à la construction de l’identité, à un moment de franchissement. Cette opération est cependant remise en exercice en permanence. Elle met à l’œuvre la représentation d’un manque dû à la perte langagière, propre à la position d’être de parole.
Une temporalité est nécessaire pour qu’une telle opération psychique puisse se mettre en place, elle est liée aux conditions du langage avant d’être une voix d’accès à une position sexuée puis à une sexualité à proprement parler, à une sexualité assumée.
Des freins ou des difficultés peuvent ainsi être rencontrées par un sujet pour l’exercice d’une telle opération de castration si complexe et peuvent se traduire par des tableaux cliniques de type névrotiques ou dépressifs.
Or les manifestations que nous rencontrons plus couramment de nos jours ne semblent pas relever de tels tableaux classiques qui deviennent moins prédominants. Les manifestations habituelles aujourd’hui sont plutôt des manifestations de désarrois et de désespoirs. Les sujets ainsi désemparés se précipitent dans des agirs en quête d’une jouissance immédiate, que ce soit dans la sexualité ou dans d’autres domaines. Et comme l’opération symbolique dite de castration ne s’est pas complètement exercée, ils ne sont pas préparés à l’après-coup de la jouissance, et ils se trouvent, dans cet après-coup, encore plus désemparés qu’avant leurs agirs. Ainsi s’installe un cercle vicieux.
Les manifestations cliniques de la souffrance de sujets peuvent parfois avoir les apparences de la névrose, mais sans avoir le nouage qui en fait vraiment un symptôme. J’ai parlé notamment de « symptôme-out » dans ces cas. Cette ébauche symptomatique en quelque sorte est adressée avant tout à l’autre ; le sujet ne s’approprie pas ainsi de manière singulière sa souffrance, et se trouve dans un déni de ce qu’il montre de lui-même. A défaut d’une réelle division subjective qui nécessiterait un refoulement, d’une part la monstration et d’autre part le déni de la souffrance représenteraient une sorte de mise en scène de l’écart d’une division subjective qui est défaillante sur laquelle le patient n’arrive pas à prendre appui pour sa parole. C’est une situation complexe et délicate. Le travail de l’analyste est alors de permettre dans un premier temps à un symptôme à proprement-dit de se constituer pour pouvoir ultérieurement éventuellement se résoudre.
1 – Les conditions de la castration.
J’avais ainsi rencontré un enfant de huit ans pour une énurésie insistante. On sait bien que l’énurésie névrotique résulte souvent du fait que la castration symbolique n’est pas opérante chez un petit garçon ; il ne peut prendre appui pour organiser son désir sur le scénario d’un fantasme qui pourrait lui offrir la perspective de l’exercice de la sexualité pour plus tard ; il reste prisonnier de l’érection qui anime son corps, qu’il réduit à un organe, à une fonction du corps, dont il montre le défaut de contrôle dans l’énurésie.
J’avais supposé en un premier temps que celle-ci pouvait être liée à un défaut de rigueur dans la logique de son propre discours, du fait d’une proximité névrotique avec sa mère. En fait, c’était tout autrement ; cette mère a pu livrer progressivement un arrière-plan tout à fait différent, dans des entretiens communs qui ponctuaient les entretiens individuels que j’avais avec son fils. Elle souffrait elle-même des suites des inconséquences de la génération précédente.
Elle n’avait pas pu bénéficier dans les liens avec ceux-ci d’une rigueur qui lui aurait permis de saisir sa place singulière et de se situer vis-à-vis d’eux. Elle avait été amenée à se dégager de l’intrusion d’une mère en se construisant une sorte d’auto-engendrèrent, changeant de prénom, cherchant par de multiples manœuvres de la vie civile à creuser avec la génération précédente non pas un écart, mais un fossé. Ce qui lui avait permis un apaisement relatif, mais au prix d’une forme d’autorité de son discours qui ne s’autorisait que d’elle-même, et qui ne laissait pas de place à une décomplétude langagière. C’est sur une telle décomplétude que son fils aurait pu prendre appui pour s’inscrire à son tour dans un maillon d’une chaîne de transmission. Elle n’avait pas pu trouver les leviers pour introduire son style de la parole dans le bain de langage que lui proposait la génération précédente. Elle s’était trouvée vis-à-vis de l’Autre parental dans un rapport non à une altérité mais à une sorte de barbarie, qui parlait une langue certes dite maternelle mais qui pourtant lui restait foncièrement étrangère, puisque dépourvue de repères pour qu’elle puisse s’y situer .
Elle s’était évertuée alors à se dégager d’un rapport à cet Autre langagier « barbare », sous la forme d’une coupure qui restait foncièrement imaginaire. Elle a procédé, certes à l’exercice d’une parole dans la langue de ses parents mais elle restait tributaire d’une absence de décomplétude langagière de l’Autre. Sa parole n’ayant pas pu se structurer comme une parole propre au lieu de l’Autre, cette jeune femme s’était exclue, marquant un écart, dans le réel, et dans une position d’extériorité qui faisait allusion à l’écart nécessaire à sa division subjective qui ne pouvait pas subvenir dans ce lieu de l’Autre. Mais de ce fait il en a résulté, non une opération de refoulement qui aurait entretenu la dépendance imaginaire névrotique à l’autre, mais un déni.
Par conséquent, elle tentait d’exercer sur son fils une autorité. Mais comment exercer une autorité dont elle n’avait pas bénéficié elle-même ? Son autorité ne reposait donc sur aucune assise subjective rigoureuse. Ce sont des conditions que nous rencontrons fréquemment, où un sujet fait allusion, par des passages à l’acte divers et par un écart dans le réel, à l’absence d’une place qui ne lui est pas offerte dans le symbolique. Et ceci peut parfois devenir même un mode de vie.
Les exigences rencontrées par le fils pour trouver sa propre assise et la nécessité d’une castration symbolique pour répondre à ces exigences, étaient venues mettre en difficulté l’équilibre précaire qu’elle avait trouvé pour elle-même.
Le parcours mené au cours des entretiens avec ce petit garçon illustre les détours qui lui étaient nécessaires pour la quête d’une opération symbolique qui lui assure l’assise d’un fantasme singulier. Il était initialement assez instable, puis sur une de mes propositions, il ébauche un dessin, qu’il veut immédiatement montrer à sa mère. Ce n’est pas qu’il me demande d’une manière ou d’un autre de le montrer à sa mère, c’est qu’il fait mine de se précipiter hors de la séance pour se rendre dans la salle d’attente et pour le lui présenter. Ce que je lui refuse, en le retenant physiquement dans sa précipitation, pour maintenir un lieu intime qui puisse lui être propre, à l’écart de l’espace de sa mère, pour lui permettre d’y structurer son discours rigoureusement et de ne pas réitérer un assujettissement dont sa mère n’arrivait pas à se dégager dans son propre rapport à ses parents. Il est révolté de la limite que je lui pose ainsi et que je lui explique. La précipitation de cet enfant excluait le temps logique nécessaire où il aurait pu tenir compte de ce qui émergeait en lui lorsqu’il s’adonnait à une activité propre, le dessin, dans une place propre, et en présence d’un autre différent de sa mère. Pour y échapper, il était d’emblée happé par sa mère dans son propre psychisme, même sans égard pour son propre désir. Il voulait lui montrer sans délai sa production. Il s’agissait donc d’introduire un arrêt pour permettre que se déploient les différents temps logiques.
La vivacité de son impulsivité m’amène donc à lui interdire de sortir de la séance puis de sortir le dessin du cadre de la séance. Ce à quoi il consent, à son corps défendant, n’arrivant pas à accepter que même si le dessin était destiné à sa mère, il pouvait prendre le temps de le travailler, de le garder dans un premier temps « chez lui », « en lui » pour le parachever avant de pouvoir alors dans un deuxième temps logique l’offrir éventuellement à l’autre. Il est d’abord de lui, à lui, avant de l’adresser, par le biais de l’offre, à l’autre.
Les séances suivantes introduisent la stratégie subtile de ce petit garçon à s’approprier l’intimité physique et psychique dont je lui ai fait part précédemment : il dispose sur le sol du cabinet des jouets qu’il tire de la corbeille à sa disposition, dans une sorte de déploiement d’un dessin sur le sol. Il en élabore des scénarios qu’il développe et sur lesquels je n’interviens que de temps à autre pour marquer qu’il est maître de son ouvrage mais que l’altérité est cependant toujours présente, même s’il n’en est pas maître pourtant.
Puis au terme de la séance, il est tenu de replier tout ce développement exposé en rangeant les jouets dans la corbeille. Il dessine ainsi des scénarios sur le tapis avec les jouets, comme il l’aurait fait sur un papier. C’est-à-dire qu’il a créé son espace de dessin intime, qui tienne compte de l’impératif de le garder dans son intimité, vu qu’il le démantèle à la fin de la séance. Comme je lui ai proposé, il s’approprie cet espace, qui peut lui permettre une singularité et une intimité. Il en garde la trace et non le produit lui-même.
On peut identifier dans cette création de sa part une analogie avec le « squiggle » de D. Winnicott[1], la création d’un espace transitionnel. Il crée de son propre chef un espace qui tient compte de l’Autre langagier, pour y exercer les tâtonnements de ses initiatives singulières et qui demeurent singulières car il ne peut les offrir à personne, ni à sa mère, ni à moi-même , ni à lui-même, sauf dans ses effets. On pourrait dire qu’il s’autorise à s’approprier le brouillon de lui-même, qu’il faisait jusqu’alors sur le corps de sa mère.
Il va d’ailleurs poursuivre cette opération de séances en séance, en développant ses dessins sur le tapis du cabinet avec les jouets qu’il y trouve, et en s’appropriant intimement les effets sur lui de son dessin en fin de séance dans le rangement des jouets qu’il opère alors.
Ce qui lui permet progressivement de mettre à plat des scénarios fantasmatiques et ses théories sexuelles infantiles. Quant à moi, je ne peux qu’apporter des commentaires interrogatifs. Il peut s’approprier ainsi peu à peu l’assise de ses représentations et de son identité singulière. Il peut désormais compter sur ce qui oriente inconsciemment son désir, ce qui lui permet de faire autorité sur les fonctions de son corps. L’énurésie a cessé et nos séances ont pris fin par un parcours de franchissements. Cet enfant a pu assumer une castration symbolique à laquelle la rigueur de l’interdit, non pas au sens d’une éducation, mais du fait de la rigueur de la parole et du langage, lui a offert un accès.
Cet exemple illustre que si cet enfant, qui semble buter sur l’accès à une castration symbolique suivant une problématique apparemment névrotique, il ne s’agit pas pour lui en fait de la confrontation à des contradictions inhérentes à un discours structuré, mais dans ce cas du défaut d’appui sur ce qui serait la structure d’un discours. Pour ce jeune, c’est l’absence de rigueur dans le discours qui le concerne qui me contraint initialement au forçage symbolique d’une limite ; ce qui offre aux propos qui le concernent une assise rigoureuse et ce qui lui permet de prendre acte de contradictions, d’oppositions, pour poser en termes de problèmes intimes ce qui l’anime et trouver des solutions à ceux-ci. On est donc dans un temps logique qui précède celui de la castration à proprement parler, et qui est celui du recours pour un enfant, comme être de parole, à un discours structuré. C’est ce type de rigueur que lui offre l’attention du psychanalyste.
Cet exemple nous illustre que les exigences de la castration symbolique, qui peut représenter une restriction de jouissance consentie par un sujet, dépend avant tout d’une exigence de rigueur de la parole et du discours pour le sujet.
2 – La réintroduction d’une place.
Un autre exemple peut nous illustrer l’exercice de la rigueur de la parole et du langage dans la circulation des discours.
Un adolescent m’est adressé par le conjoint de sa mère, qui l’amène en consultation. Ce dernier présente ainsi le parcours de ce jeune : Il a plusieurs frères et sœurs, mais il est le seul enfant du premier lit de la mère. Il n’a plus de contact avec son père depuis de longues années. Ses parents se sont séparés quelques années après sa naissance du fait, aux dires du conjoint, de la toxicomanie du père. Les conditions de séparations semblent avoir été très violentes pour la mère, et les marques de cette violence semblent être restées vives chez elle, sous une forme d’insécurité et de mise en cause de sa propre valeur, en tant que femme mais aussi en tant que mère.
Le conjoint actuel vit depuis de longues années avec ce garçon et sa mère, et avec les enfants qui sont nés de leur union. Ce jeune le considère bienveillant, il lui fait confiance ; c’est à ce titre qu’il a accepté de venir avec lui en consultation.
L’interrogation des proches de ce garçon part d’une manifestation qui les surprend. Il est depuis des années dans un échec scolaire ; une orientation scolaire l’a amené dernièrement dans une filière d’apprentissage qui lui convient bien. Il en a résulté des résultats encourageants et meilleurs que précédemment ; ces notes se sont progressivement améliorées ; toutefois il semble buter sur un obstacle invisible : il progresse de 7 de moyenne à 8, puis 8,5, puis 9, puis 9, 1, 9,2, etc. se rapprochant de la moyenne, sans jamais l’atteindre. C’est un parcours qui s’apparente à un parcours asymptotique, sans que ce jeune s’autorise à faire le pas du 10 de la moyenne. Si ce jeune convient du constat de l’évolution de ces notes, il la banalise, ne veut pas y prêter attention, et refuse énergiquement d’en chercher une raison ni d’en supposer un sens.
L’hypothèse qui peut être faite alors est que ce jeune ne s’autorisait pas à passer dans un champ d’affirmation qui correspondrait à une forme d’affirmation assurée, qui relèverait de son initiative et où il se libérerait de freins qu’il exerce toujours dans son lien aux autres, pour ne pas faire resurgir une violence dont il a trop souffert dans son enfance. Ce serait entretenir de sa part une forme d’inhibition par rapport à tout ce qui relèverait d’un élan personnel. Il craindrait le risque que ses initiatives singulières, qui témoigneraient de son altérité et de sa différence, seraient semblables aux impulsivités de son père géniteur, ou le révèleraient solidaire de celles-ci. Il pourrait craindre que ses propos spontanés puissent réveiller les violences subies dans son enfance. Il pourrait aussi redouter que des affirmations et des initiatives plus tempérées risquent de trahir son propre père, en s’identifiant au « beau-père ».
Nous pouvons donc faire l’hypothèse que les résultats scolaires « asymptotiques », se rapprochant inexorablement de la moyenne sans l’atteindre, ni la franchir correspondaient à sa manière de mettre en scène des interrogations qu’il n’arrivait pas à poser comme telles, puisqu’il doutait de la légitimité de sa propre parole, et d’une parole qui lui aurait permis de chercher l’assise de sa position sexuée et de la castration symbolique. La rencontre avec l’analyte pouvait dès lors lui offrir les conditions de tâtonnements de sa propre parole, d’apprendre à parler de lui-même, pourrait-on dire, en regard d’une position de tiers, ou d’Autre langagier.
Nous commençons donc des entretiens individuels, que je propose de ponctuer avec de nouvelles rencontres avec le beau-père, et aussi avec la mère. La scolarité de ce garçon s’améliore peu à peu, il en vient à faire des choix dans sa propre orientation, suivant ce qui peut lui convenir de mieux.
Puis la mère vient me voir seule. Elle me dit alors son remerciement. Elle me dit que depuis les rencontres de son fils avec moi, elle s’est trouvée reconnue et considérée, alors même qu’elle était absente, et elle m’en est reconnaissante. Nous poursuivons notre entretien à évoquer ensemble ce qui la préoccupe concernant son fils et les avancées qu’il peut faire alors.
Cet exemple est une démonstration des effets du discours. Cette mère s’est trouvée reconnue par ce qu’on a pu dire d’elle en son absence ; les effets de la rigueur du discours analytique, aussi bien sur son fils que par extension sur elle, ont eu comme effet qu’elle puisse elle-même s’autoriser de sa position de mère ; qu’elle puisse s’autoriser à exercer son discours de mère, à partir du moment où son fils a pu s’autoriser à parler d’elle en tant que mère, et à être entendu par ses propos qui ménageaient sa place.
C’est l’illustration de remarques de J. Lacan dans « L’envers de la psychanalyse » :
« Car après tout, si vous modifiez ici mon petit schéma (celui du discours du Maître) pour y substituer celui du discours analytique, ce que vous verrez quand le petit a, lui, est passé dans la position en haut et à gauche, c’est quoi ? C’est quelque chose qui va se produire, en bas et à droite : c’est S1 que vous retrouvez là, un savoir un nouveau signifiant-maître. Je ne suis foutre pas progressiste, puisque je vous explique, c’est qu’on tourne en rond ! On tourne en rond…quand même on change de cran. C’est quand le pas sera franchi de ce qu’il peut en être effectivement de l’incidence d’un discours analytique qu’une nouvelle boucle pourra commencer ; qui sans doute ne fait pas, autant que nous pouvons présumer, évanouir tout l’appareil sur quoi nous nous fondons dans cette démonstration, mais qui, après tout, obtient peut-être bien un décalage. Le signifiant-maître sera peut-être un peu moins bête. Soyez sûrs que, s’il est un peu moins bête, il sera un peu plus impuissant. Ce ne sera pas, à absolument parler un progrès. Ça fera que ce que vous aurez fait aura un sens »[2].
On voit aussi les effets de cette rencontre. La rigueur du discours génère pour la mère, dans le discours qui la concerne, mais aussi alors dans son discours de mère qu’elle peut se réapproprier, un S1 « un peu moins bête », qui lui permet de parler avec autorité, et de se situer elle-même dans une position juste. En tant que mère, l’autorité de son discours emprunte un discours du maître, affirmatif, mais tempéré. C’est sans doute important aujourd’hui d’insister sur le fait que l’introduction d’un discours analytique puisse permettre au discours du Maître d’être effectivement un peu moins bête ; ceci le rend plus aisément maniable par une mère qui demeure une femme, mais aussi par un père qui n’a pas plus autant besoin de basculer dans l’autoritarisme.
Nous pouvons ainsi identifier trois temps, celui où le discours psychanalytique considérant la mère comme divisée suscite un signifiant maître « un peu moins bête » :
1 er temps :
a (de l’analyste) $ (mère sujet en devenir)
S2 S1 (signifiant maître de mère)
Puis le second temps où la mère peut retrouver l’exercice de sa parole, et d’un discours structuré, par l’exercice de sa division singulière :
2 -ème temps :
S1 (un peu moins bête) S2 (mère reconnue)
$ a (structure d’un discours)
C’est une circulation qu’on peut se représenter ainsi, elle s’exerce dans des plans articulés : la mère s’autorise à parler comme mère, à partir de la reconnaissance introduite dans le discours qui la concerne dans ce qu’on dit d’elle en son absence. Elle peut parler de son autorité de mère à partir d’un S1 nouvellement réinstitué.
Puis en un troisième temps, à partir de ce que sa position maternelle, elle part elle-même de l’appui qu’elle trouve de « l’objet a » qui résulte de l’évidement de son propre fantasme et de sa position féminine. Elle-même peut circuler dans la structure de son discours, à partir de l’appui direct sur son « objet a », comme mère mais en tant que femme : « Elle apprend à parler à l’être parlant », comme le propose J. Lacan[3], elle peut apprendre à parler à son fils, l’autoriser à parler en son nom propre.
3 ème temps :
a (de la mère) $ (suscite son fils comme sujet)
S2 S1 (signifiant maître du fils)
Cet exemple illustre comment les circulations entre les discours a pu permettre à la mère de retrouver l’assise de son identité de mère, son assurance maternelle vis-à-vis de son fils, et de se positionner en S1 sans perdre pour autant sa position féminine. Ce qui a permis à son fils d’aller de l’avant dans le champ d’une logique d’affirmation singulière, dans les exigences de sa castration symbolique, dans une position d’homme, au-delà de la moyenne, sans perdre pour autant la possibilité de demeurer un fils.
Ce qui est le levier de cette circulation, c’est l’effet symbolique de la rigueur d’un discours psychanalytique en ce qu’il permet une reconnaissance symbolique de la place d’une mère pour son fils et donc de la place de fils.
On peut avancer que le lien au beau-père pouvait correspondre jusqu’alors à une réparation imaginaire, à une compensation imaginaire pour la mère en tant que femme mais aussi en tant que mère, alors qu’elle se sentait jusqu’alors disqualifiée dans ces deux domaines. Elle a pu prendre appui dès lors sur le symbolique, comme son fils l’a fait, et par le seul effet du discours pour avoir sa position de mère et de femme.
Cette configuration illustre une circulation des discours. La mise en jeu de la structuration des discours à partir de l’objet a, a ménagé pour la mère une reconnaissance de place, en son absence même. Ce qui l’autorise à une parole de mère, dans une affirmation qui prend appui sur sa propre polyvalence pulsionnelle. Cette parole se structure comme un discours de maître, S1 S2, à partir de la configuration où le S1 n’est qu’un élément signifiant, distinct de l’ensemble des signifiants S2.
Comme J. Lacan le souligne dans ce même séminaire de « L’Envers de la psychanalyse », en ce temps logique de structuration d’un discours, cet écart S1/S2 est alors différent de l’écart qui préside à une affirmation sexuée, quand le S1 représente le refoulement d’un signifiant de la chaîne, considéré comme phallique, du fait de cette exclusion.
Ici, cette affirmation fait référence à la division subjective elle-même, par l’inscription grammaticale du fantasme qui est la référence à la structure langagière du sujet, et non au temps logique d’un refoulement secondaire d’un signifiant.
Ce qui fait qu’on retrouve dans cette circulation des discours, entre le discours psychanalytique et le discours du maître, une représentation de l’assise d’une position de parole qui n’est pas secondaire aux effets d’un refoulement secondaire, comme nous y sommes habitués du côté homme.
Nous pouvons ainsi identifier, à travers ces exemples, les conditions pour un sujet de l’exercice de la rigueur de la parole et du langage, pour entretenir sa référence à l’altérité et pour opérer l’exercice de la castration symbolique.
Voilà ce que je voulais vous proposer.
***
Discussion
Ch. L-D. Mais oui, il y avait une résonance entre nos deux réflexions à partir du temps. Dans le premier cas, avec la rupture de la filiation du côté de la mère, et puis dans le deuxième cas, le temps de la circulation des discours et l’obtention d’un « signifiant-maître un peu moins bête ». C’est quand même important comme enjeu, un peu moins bête.
F. Oui, et c’est un terme qui est modeste et qui est juste.
Un des effets du temps aussi, il me semble, c’est la surprise. Pour ce petit enfant qui crée son espace singulier, son dessin, c’est une création qu’il introduit qui est inattendue. Et pour cet adolescent, la venue de la mère qui vient dans un second temps, on découvre dans l’après-coup les effets de la rigueur du discours. Dans ces deux éléments, il y a ce que tu évoquais tout à l’heure au contraire, le temps qui se gèle et qui suit, il y a dans ces deux éléments…
Ch. L-D. Il est très, très malin, ton petit patient. Comme tu l’as empêché de porter son dessin en dehors de ton cabinet dans la salle d’attente, à sa mère, alors il a inventé quelque chose d’autre. Ce que je trouve très intéressant et qui me fait me questionner, c’est qu’il a fait des dessins avec les jouets sur le sol de ton cabinet, et puis qu’après, il les range. Mais les effets de ces dessins restent, c’est ça qui est formidable, ce n’est pas une destruction, ce n’est pas un oubli. Il est coquin et malin.
JM.F. oui, c’est vraiment ce souci de s’approprier, et de lier en lui les éléments sur lesquels il ne s’autorisait pas…
Ch. L-D. et quand il les range, ce n’est plus à personne ni à la mère ni à toi.
B.Vandermersch : Et ça, d’emblée. Le coup d’après, hop !
JM.F. Oui, dans les premières fois. Au début il était un peu instable, avec un enfant et une mère, tu accuses le coup, et puis à un moment je lui propose un dessin et c’est à ce moment-là que ça démarre.
Ch. L-D. Il y a peut-être des questions ?
B.V. Merci beaucoup, Jean-Marie, et toi, Christiane. Tu nous dis qu’il y a des échos, mais il y a beaucoup de choses un peu différentes. Notamment quand tu rappelles la position du Je .
Ch. L-D. Ce n’est pas le moi.
B.V. Oui, mais Jean Marie parle de la castration symbolique. Il y a l’objet petit a qui vient là-dedans, le fantasme, tu as beaucoup insisté là-dessus.
L’histoire de Lacan là-dedans, avec son histoire « je m’affirme être un homme » on a plutôt l’impression de quelque chose de figé dans une rigidité. J’ai beaucoup de mal à voir en quoi ça a à voir avec la castration symbolique. « Je m’affirme être un homme de peur d’être convaincu par les autres de ne pas être un homme. » Il y a quelque chose qui me fait vraiment difficulté. Et j’entends bien qu’il y a ce passage nécessaire, je crois que c’est ce que tu voulais dire aussi, c’est que ça risquait de rester sur cette espèce de tension : je ne suis pas un homme, comme ça. Il ne suffit pas que je m’affirme d’être un homme pour en être un, ou pour être convaincu par les autres. Je peux toujours plastronner avec un képi et tout ça, et être un parfait… et ne pas être un homme.
La castration symbolique que tu décris, Jean Marie, c’est tout autre chose. C’est pour ça que je ne vois pas pourquoi Lacan insiste tellement, c’est vraiment un truc à dépasser, cette histoire d’affirmation d’être un homme, sinon au garde-à-vous.
Ch. L-D. Je ne crois pas qu’être un homme au garde à vous, ce soit ça. Je n’ entends pas du tout comme cela cette fin du texte de Lacan.
B.V. Vu le contexte, ça m’avait évoqué des choses terribles, parce que dans Le chagrin et la pitié – c’est juste après la guerre qu’il écrit ça –
Ch. L-D. 1947, ce n’est pas tout de suite après.
B.V. Monsieur Klein, boucher à Clermont-Ferrand, fait savoir qu’il n’est pas juif. C’est évidemment une autre époque, il s’agissait de s’affirmer très vite comme n’étant pas un sous-homme, tout le contraire de s’affirmer être un homme. S’affirmer être un homme n’était peut-être pas ce qu’on pouvait attendre d’un homme, voilà ce que je voulais dire. Parce qu’avec Marc Darmon, on avait beaucoup insisté sur cette contemporanéité de la fin de la guerre.
Ch. L-D. Absolument.
B.V. Mais ce que tu évoques me fait vachement gamberger quand même.
Ch. L-D. Merci. Mais la fin du texte sur le temps logique, c’est un texte sur la précarité subjective, et la précarité subjective ça va aussi avec la question que je posais sur l’indestructibilité du désir.
B.V. Le traumatisme se signale par quelque chose de l’ordre d’une destruction du désir, quand même, entre autres.
Ch. L-D. Oui, tout à fait.
B.V. Mais là, c’est un signal un peu différent, mais…
J.M. F. Mais justement, ce type d’affirmation « Je suis un homme », c’est quelque chose qu’on rencontre souvent dans les effets d’annonce de patients, je suis ceci, je suis cela, et qu’on est allé soutenir dans l’élan de leur affirmation. Effectivement, ça les introduit à pouvoir déployer dans l’élan de leur affirmation cette division sur laquelle ils tentent de compter dans un premier temps sur un mode péremptoire, qui ensuite permet de cheminer. Il me semble que ça rejoint ce genre de propos, je suis homosexuel, je suis cela.
Nazir Hamad. Bernard, est-ce que tu connais l’histoire de Jean-Jacques Rousseau ? Je propose ça comme réponse à qu’est-ce que c’est « s’affirmer être un homme », la peur de ne pas être reconnu. Jean-Jacques était souvent invité dans la noblesse, il était reconnu. La noblesse s’honorait de le recevoir, et lui donnait en plus de l’argent. Mais Jean-Jacques Rousseau avait un problème, pas avec la noblesse parce que la noblesse le reconnaissait comme homme philosophe et révolutionnaire pour son époque. Il avait un problème avec les domestiques. Chaque fois qu’il arrivait, il donnait de l’argent aux domestiques. Et les domestiques avaient compris quelque chose : Quelqu’un qui s’intéresse aux domestiques et qui veut se faire reconnaitre par les domestiques en leur donnant de l’argent ne peut pas être un homme noble. Donc, chaque fois qu’il arrivait, les domestiques boudaient Jean-Jacques Rousseau. Et qu’est-ce qu’il faisait Jean-Jacques Rousseau, pour se faire reconnaître par les domestiques, il donnait de plus en plus d’argent, et plus il donnait de l’argent, moins il était reconnu. Et Jean-Jacques Rousseau s’est dit : mais après tout, moi on me donne de l’argent, et qu’est-ce que je fais avec cet argent ? Je le donne aux domestiques. Donc, il est devenu en quelque sorte le domestique des domestiques. Mais son statut de philosophe, de quelqu’un de respectable était d’être reçu par les nobles.
Alors voilà : être reconnu, s’affirmer être un homme sur un plan ne fonctionne pas sur un autre plan. Là où l’attendaient les mots, c’est le domestique. Ça n’a pas marché, ça l’a piégé plutôt. Je te propose cette anecdote parce que ça me semble intéressant comme réponse.
B.V. Dans cet exemple, il y a quand même quelque chose de l’ordre de l’objet qui fonctionne de travers chez Jean-Jacques Rousseau. Ce qui compte pour un être humain ne peut pas être compté. Là, il s’est planté quand même.
Ch. L-D. D’autre questions ? Des questions dans la salle virtuelle ?
B.V. Est-ce qu’il y a des questions virtuelles ?
Valentin Nusinovici : la dernière phrase de Jean Marie sur la mise en jeu de l’altérité m’a renvoyé à ce geste que Christiane a décrit, ce doigt levé vers le ciel. Je me suis demandé ce qu’il en était de l’Autre, avec un grand A dans ce cas, qu’est-ce qu’elle désignait comme grand Autre ?
Ch. L-D. Je crois : rien, à ce moment-là. Non ? ça ne te convient pas comme réponse ?
V.N. Désigner le rien, je ne sais pas si ce n’est pas en faire un objet, s’il est désigné comme rien.
Ch. L-D. C’est moi qui dis : rien. Ce n’est pas l’écrivain qui est beaucoup plus rigoureux que moi.
B.V. Si elle indique quelque chose, elle indique quelque chose avec son doigt. C’est plutôt le vide.
Ch. L-D. Oui, elle le fait tournoyer.
B.V. C’est plutôt de l’ordre du vide. Le vide, avec une compacité spéciale. C’est-à-dire que c’est plutôt étouffant.
Ch. L-D. Du vide, oui, c’est annihilant.
B.V. Ce n’est pas du tout un manque.
Ch. L-D. Tout à fait. Ce n’est pas du tout un manque.
J M. F. Tu as eu cette formule : « c’est sans doute le point perspectif vide, qui est le silence. » C’est pour ça que je trouvais ta formule « L’indestructible est le nom du vide que la destruction a laissé » C’est une formule très…
Ch. L-D. Peut-être juste, oui, peut-être juste. Ce que je voulais dire c’est que l’impossibilité de la parole, ce n’est pas rien. C’est quelque chose qui rompt la dualité des oppositions. Et c’est toujours important d’écarter les opposés, parce que nous fonctionnons un peu trop comme cela. Voilà.
Enfin lisez ce livre pendant les prochains weekends ou ponts qui se profilent. il y en a quelques-uns, de ces romans qui disent quelque chose de notre actualité.
Bon, très bien. Bonne soirée.
[1] Winnicott D., « La consultation thérapeutique et l’enfant ».
[2] Lacan J. , Idem.
[3] Lacan J., « Encore », Le Seuil, Paris.