JOYCE avec JIM et NORA
C’est avec beaucoup de modestie que j’aborde cette question sous ce titre de « JOYCE avec JIM et NORA ». En effet la littérature, les travaux sur ce sujet, sont non seulement considérables, mais bien souvent plein d’intérêt. Et pour ne pas m’y égarer totalement, et surtout faire avec le temps qui m’est donné aujourd’hui, je voudrais suivre un fil, une corde, celle que nous met en main Jacques LACAN avec RSI et le non rapport sexuel comme étant au principe de ce qui fonde l’être parlant et organise le lien social. Mais aussi, et plus précisément, comme ce qui lui donne forme en participant, par le nouage, de la genèse d’un bord, soit de JIM à JOYCE. C’est ce qu’il nous faut examiner.
Dans ce montage, dans ce dispositif, NORA occupe une place essentielle.
Cette histoire commence par une rencontre de hasard. Et nous savons quelle place JOYCE donne au hasard. Il a pu dire, dans des conversations rapportées, que le hasard lui fournissait tout ce qu’il voulait :
« Je suis comme un homme qui avance en trébuchant, mon pied heurte quelque chose, je me penche, et c’est exactement ce que je cherchais. »
En ce jour du 13 janvier 1904 une rencontre de hasard, sur Nassaustreet. Dublin. Une conversation s’engage. Un rendez-vous prochain est pris. Elle ne sera pas au rendez-vous promis. Et s’ouvre alors, avec une première lettre, la longue série des lettres à NORA. Dans ces échanges, et dans ce qui sera leur intimité, il sera JIM et deviendra JOYCE, l’écrivain, l’artiste, en charge de donner consistance à une conscience incréée de sa race. Du côté de NORA, par contre une infinité de petits noms, des plus doux aux plus orduriers. Une manière manifeste de nous dire que pour lui il n’y a qu’une femme et que celle-ci est toutes les femmes, sa femme. De cette une femme, rencontre de hasard, il fera sa femme, sa femme toute.
Et cette fois-ci, avec le deuxième rendez-vous, pleinement réussi, sur le bord de la Liffey- rivière qui traverse Dublin- et sur ses quais humides, l’initiative gantée de NORA saura sceller un lien qui n’aura pas d’autre choix que de s’approfondir. Jour béni que ce 16 juin, qui deviendra le Bloomsday!
De cette grande irlandaise, à peine 20 ans, à la voix grave et à l’accent de Galway-la côte ouest de l’Irlande- à la démarche ample et masculine, au langage vif et spontané, quelque fois emprunté à une certaine vulgarité de la rue, et assez étrangère au sentiment de culpabilité, JIM s’éprend, mieux, s’en trouve saisi…
Ils partagent un même exil.
Lui en rupture d’éducation et de culture , en échec dans ses études (médecine et droit), se laissant guider et porter par le hasard et ses illuminations, avec cette certitude: le plus grand écrivain il sera ! Il sera celui qui « façonnera dans la forge de son âme la conscience incréée de sa race ». C’est ainsi qu’il se présente à NORA, et ce que celle- ci retient.
Elle, dans ce partage d’un même exil, en rupture de ban avec sa famille éclatée, part, sans rien en annoncer à quiconque, de l’autre côté, c’est à dire ici, à Dublin, sur la côte est, où elle trouve un travail de femme de chambre au Finnshotel. C’est dans ces conditions que se fait cette rencontre, cristallisant ce qui deviendra un destin commun, l’exil. Devenant ainsi la matière même de leur relation, celui-ci fera œuvre littéraire pour JOYCE jusqu’à Finnegans Wake.
JIM ne quittera jamais NORA, à quelques exceptions près, dont celle, riche d’enseignements, de 1909 en laissant alors NORA à Trieste pour gagner Dublin où il restera plusieurs mois, traitant de quelques malheureuses affaires financières et négociant difficilement quelques contrats d’édition.
Sur cet épisode de 1909 ses lettres sont très précieuses. Tout se passe comme si JIM revenait visiter par l’écriture, cette fois-ci, la singularité de leur lien pour la réaffirmer, en la précisant et la détaillant. Il nous donne alors à en lire plus précisément les enjeux.
En effet, fin juillet 1909, JOYCE arrive à Dublin accompagné de son premier enfant, Giorgio, et rencontre un ami de toujours, COSGRAVE, à qui il narre sa rencontre avec NORA et leur vie commune. Et les remarques de ce dernier le déstabilise profondément. Aurait-il été possible que ce savoir-faire dont il avait pu bénéficier, et dont NORA avait fait preuve dans sa saisie gantée, sur les bords de la Liffey, ne lui ait pas été exclusivement réservé. Et d’où ce savoir-faire lui serait-il -il venu … et ce COSGRAVE… Étais tu vraiment vierge lorsque nous nous sommes rencontrés, Giorgio est-il mon enfant,… Dis-moi tout…
Les lettres de cette époque témoignent non seulement d’un profond désarroi mais d’un ébranlement qui prend des allures d’une réaction paranoïaque passionnelle: agitation, insomnie, idées de jalousie, de meurtres,… avec un persécuteur en voie de désignation, COSGRAVE.
Dans ce contexte particulier se trouve réaffirmé et creusé la nature de ce que nous pouvons qualifier de montage, montage susceptible de relever d’une lecture quasi topologique.
Il me faut citer quelques passages.
Page 79 (Rivages poche. Petite bibliothèque)
« Mais je n’arrivais jamais à parler aux jeunes filles que je rencontrais chez les gens. Leurs manières hypocrites m’arrêtaient immédiatement. Puis tu es venue vers moi. D’une certaine façon tu n’étais pas là jeune fille dont j’avais rêvé et pour qui j’avais écrit les poèmes que tu trouves maintenant si enchanteurs. C’était peut-être (telle que je la voyais dans mon imagination) une jeune fille dont la curieuse beauté grave avait été façonnée par la culture des générations qui l’avaient précédée, la femme pour qui j’ai écrit des poèmes comme « Douce dame » ou « À la coquille de la nuit « . Mais ensuite je vis que la beauté de ton âme éclipsait celle de mes poèmes. Il y avait en toi quelque chose de plus élevé que tout ce que j’avais pu mettre en eux. Et pour cette raison le livre de poèmes t’es donc destiné ».
Ou encore, page 81
« Sais-tu ce qu’est une perle et ce qu’est une opale ? Mon âme lorsque tu t’es avancée vers moi pour la première fois de ton pas léger par ces douces soirées d’été était belle mais de la beauté pâle et sans passion d’une perle. Ton amour m’a traversé et maintenant j’ai l’impression que mon esprit est comme une opale, c’est à dire plein de reflets et de couleurs, de lumières chaleureuses et d’ombres fugitives et de musique intermittente ».
Et puis celle-ci, beaucoup plus courte, page 84.
« Pare ton corps pour moi, ma chérie. Sois belle et provoquante,…
Te souviens-tu des trois adjectifs que j’ai utilisé dans « Les morts » pour parler de ton corps. Ce sont « musical et étrange et parfumé ».
Ma jalousie couve encore dans mon cœur. Ton amour pour moi doit être ardent et violent pour me faire oublier totalement. »
Et encore page 89, il parle de lui à la troisième personne :
« il n’a jamais eu une parcelle d’amour pour une personne d’autre que toi. C’est toi qui as ouvert un gouffre profond dans sa vie »…et un peu plus loin
“ Tu as été pour le début de mon âge d’homme ce que l’idée de la Sainte Vierge fut pour mon enfance « .
À quelle place NORA vient-elle pour JIM ? sinon à cette place de la femme toute, place à partir de laquelle elle est en mesure d’ouvrir, avec JIM et pour lui, ce gouffre dont il nous parle. Pourrait-on dire qu’avec NORA celui-ci serait en mesure de civiliser ce gouffre, le gouffre du non-rapport, en venant lui donner un bord, un bord d’écriture ?
Je continue à citer, page 92
« Je me demande s’il y a quelque folie en moi. Ou l’amour est-il une folie ? À certains moments je te vois comme une vierge ou comme une madone et le moment suivant je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène ! Que penses-tu de moi au fond ? Es- tu dégoutée de moi ? «
NORA, vierge et putain à la fois. Sur le corps de NORA, et avec son corps, ces deux bords opposés ne mettent-ils pas en place, ne font-ils pas une place, à ce lieu vide, qualifié de « musical, étrange et parfumé « , lieu d’un entre-deux qui déchaîne et commande cette passion ?
À la lecture de ces lettres, d’une rare obscénité, nous pouvons repérer beaucoup d’éléments qui pourraient évoquer la multiplicité clinique des perversions les plus variées. Cependant il n’en n’est rien, là où le pervers construit méthodiquement, et avec application, le montage lui permettant de produire l’objet de sa jouissance pour en faire son bien, JIM ne peut que laisser court à ce déchaînement multiforme, laisser ce flux d’écritures gagner la mer par tous les pores (ports) de l’édition.
Page 88
« C’est peut-être dans l’art, NORA bien aimée, que toi et moi trouverons un réconfort pour notre amour »
Une reconnaissance serait-elle à vérifier, au bout de cet exil, exil dans la langue même, qui spécifierait l’artiste, avec cette certitude partagée par NORA ?
Ces deux corps s’enveloppent réciproquement, s’enlacent, et dans les jeux de leurs entre-deux tout semble se passer comme si cette fameuse « claritas », celle de ses épiphanies, surgissait pour y laisser quelques restes, quelques traces. La trace d’un poème d’amour. Ainsi, NORA devient-elle, avec le jeu de son corps, de sa voix, de sa musique, de ses odeurs, le lieu même d’où celui-ci, JOYCE, trouve appui dans son écriture. De ce qui s’écrit il prend notes. C’est d’un nœud de jouissance, par l’écriture, dont il est question.
Page 103
« Je suis excité toute la journée. L’amour est une sacrée calamité en particulier lorsqu’il s’allie au désir. »
Ainsi NORA, avec la musique de son corps serait-elle devenue l’indispensable partenaire de ses épiphanies ? Son corps, le lieu même de la révélation où son objet de désir s’épiphanise en trouvant bord ?
En cet endroit je ne peux pas ne pas évoquer des considérations beaucoup plus précises. Tout d’abord celle du gant, avec son retournement, déjà souligné par Jacques LACAN. Et puis vraisemblablement le même cuir, cette fois- ci, en bordure des manches d’un manteau au col de fourrure d’écureuil gris. Comment ne pas y lire simplement, dans ses retournements et leur interchangeabilité, la dialectique même du jeu de l’être et de l’avoir, seul capable de cette illumination, aussi brève que décisive?
Page 171
« Il faut que je termine cette lettre je suis si terriblement excité. Tu m’aimes n’est-ce pas, mon épouse chérie ? Ô, comme tu m’as enroulé autour de ton cœur ! Sois heureuse, mon amour ! Ma petite mère, emmène- moi dans le sanctuaire obscur de ton ventre. Protège moi ma chérie ! «
Encore deux éléments qui méritent d’être soulignés. JIM décide, nous sommes toujours en 1909, de faire un premier cadeau à NORA pour témoigner de la solidité de leur union et fêter les 5 ans de leurs premiers émois . Il réalise et finance ce livre devenu fameux « Musique de chambre » qui rassemble les poèmes destinés à NORA, écrits sur parchemin. Les restes de ses épiphanies.
À ce premier cadeau il en associe un deuxième, un collier, réalisé par un artisan sur ses instructions les plus détaillées. Celui-ci est fait de 5 petits dés en ivoire, et d’une petite plaquette, elle aussi en ivoire, en guise de fermoir, telle un domino, insérée dans la chaîne elle-même, et non pas en pendentif, et sur laquelle est inscrit, dans de très belles lettres de caractère typographique du 14-ème siècle, d’un côté « L’amour est malheureux.. » et de l’autre « … Quand l’amour est absent. »
JIM ajoute ceci :
« Les cinq dès signifient les cinq années d’épreuves et de malentendus, et la plaque qui unit la chaîne raconte l’étrange tristesse que nous avons ressentie et notre souffrance lorsque nous étions séparés. »
Page 95.
Une seule phrase distribuée sur les deux faces opposées de cette plaquette !
Comment mieux témoigner de cette solution joycienne devant le non-rapport sexuel! Comment mieux témoigner de la fonction sinthomatique que vient occuper NORA dans le nœud de JOYCE.
Voilà l’énigme topologique que nous propose James JOYCE, et qui se résout et prend sa pleine place avec « Finnegans Wake ».
En effet, quelle indication nous donne-t-il ? Que nous met-il en main ?
À quoi nous introduit-t-il ?
Sinon, à son horizon, à la structure mœbienne de notre réalité, à la structure mœbienne de nos parcours et en ceci touche à un universel où chacun peut se sentir engagé.
Cependant, avec cette nuance de taille, qu’à ne rien savoir du non-rapport sexuel, cette énigme, celle de la « claritas » dont il s’anime et fait le cœur de son parcours avec ses effets de sens, ne cesse pas de faire retour. Celle-ci restera à jamais une énigme, sans que la traversée de celle-ci puisse ouvrir sur un impossible, comme peut nous le suggérer Jacques LACAN.
JOYCE décède en 1941, de cette énigme qui, décidément ne voulait pas faire trou. Péritonite sur ulcère perforé . Sur sa tombe, à Zurich, en 1941, NORA fera disposer une couronne mortuaire en forme de harpe, évoquant non seulement cette terre d’Irlande toujours fuie et honnie, mais aussi cette musique venue des anges dont il avait su, avec elle, tisser sa vie et son œuvre d’artiste.
Bernard Vandermersch : Merci de ce travail. …Une première chose qui m’a frappée c’est la rencontre de hasard, et dans ce hasard il y a cette étrangeté que le hasard lui fournit toujours ce qu’il voulait, c’est exactement ce qu’il cherchait. Tu as souligné à quel point il y a quelque chose de l’impossible qui ne s’écrit pas vraiment, et là on a le sentiment que c’est une question de temporalité, c’est-à-dire… je trouve ça et c’est précisément ce que j’attendais et donc il n’y a pas de manque. J’ai connu un psychotique qui me disait, un tel est mort et je l’avais dit. Il l’avait prévu.
Le deuxième point que je retiens c’est l’exil. Ce qui est intéressant c’est que l’exil c’est la condition de l’humanité, de tout sujet en exil dans le langage, en exil de son corps. Et ce qui soutient cet exil sans que celui-ci soit une errance, c’est l’objet a en tant qu’il est historiquement détaché de son Autre maternel. Nous ne sommes pas en errance, ce n’est pas la même chose. J’ai le sentiment que lorsque tu parles de JOYCE il s’agit d’un exil réel et que le point de fixation dans cette affaire est représenté par NORA, le point qui fait qu’il n’est pas dans une errance absolue. Alors on peut le représenter sous la forme du rond sinthomatique, est-ce que c’est cela que tu veux dire ? En tout cas j’ai aimé l’expression que tu emploies de « civiliser ce gouffre ». En effet cet objet a, quand il est à sa place dans l’inconscient, quand il est détaché de l’image narcissique, vient civiliser la béance de la chose, ce qui fait que nous ne sommes plus dans un monde non interprété. Voilà. Et quand tu dis « musical, étrange et parfumé » on a l’impression qu’il lui dit consciemment soit cet objet ! Avec cette exigence qu’il soit dans la chaîne, la chaine signifiante…cette petite plaquette…
Michel JEANVOINE : Cette petite plaquette, qui est dans la chaîne, mais surtout pas au bout d’un pendentif, organise la chaîne elle-même, c’est le principe même de la chaîne. Avec cette plaquette où se trouve inscrit d’un côté le début de la phrase et de l’autre côté sa fin. C’est-à-dire que pour lire cette phrase dans son entier il faut retourner la plaquette et exécuter un mouvement de bouclage qui mettrait en continuité les deux faces ? C’est-à-dire obtenir une bande de Moebius qui ici ne se boucle jamais vraiment pour JOYCE. Son principe n’en est pas symbolisé, ça flue de manière continue sans véritable ponctuation. Et c’est ce que raconte « Finnegans Wake », la fin, avec son apostrophe, revient au début. Comme si cela pouvait se boucler.
BV : Ça se boucle, en double boucle…ou..
MJ : Alors, nous sommes là dans des considérations topologiques essentielles. LACAN appelle cette bande bilatère, qui par recollement donne une bande de Moebius, la bande bipartite, pour ma part je l’appelle simplement la bande bilatère à deux tours (BB2T). Cette bande donne par recollement une bande de Moebius, et en faisant cette opération, et il nous faut la faire pour en prendre toute la mesure, on s’aperçoit, et là, il y a quelque chose d’absolument crucial, on s’aperçoit que la coupure c’est la bande de Moebius. La coupure a la structure de la bande de Moebius. Mais pas seulement. Nous avons là en main le mystère même de l’incarnation. Nous en avons là une illustration, mieux une présentation. LACAN nous le dit, mais nous avons beaucoup de peine à en assumer toutes les conséquences, il nous dit, il ajoute ceci, que c’est la coupure qui produit la surface et non pas l’inverse. C’est la coupure qui produit la surface ! Et c’est seulement avec la consistance que prend ses bords que celle-ci peut présentifier l’objet et celui-ci illuminer et s’épiphaniser sur le corps de NORA. Et NORA participe de cette construction et de ce tissage avec sa musique, son étrangeté, et ses parfums…
BV : …il y a cette exigence que l’objet soit quand même là. Il a quand même un rapport à la castration assez étrange, …cet objet il faut qu’il soit là, la merde, le regard, …il y a quelque chose qui ne cesse pas… Il y a là un refus de céder…il faut qu’il soit entre la mère et la putain. Ce que fait le névrosé ordinaire, mais entre des personnes différentes. Là il cherche la solution la plus difficile, à réaliser cela avec la même personne, une sorte de synthèse entre la mère et la putain , la réunification.. Il y a là la complaisance de NORA… MJ :Ça n’est aucunement le modèle de la réunification mais tout simplement nous donner à entendre que ce lieu de l’objet, qui le commande et s’impose à lui par les épiphanies, est vide. Et que la mise en place du trou, par son bord, ne peut se faire que dans ce type d’opposition des bords, la vierge n’est pas la putain et c’est dans cette opposition, qui se voudrait la plus épurée possible, que se créée cette illumination. Il est là totalement évanescent, insaisissable, avec manifestement, une dimension xénopathique. Alors si on s’arrête sur un bord on peut dire l’objet c’est la merde , ou ceci, ou cela, sans faire la lecture que celui-ci ne prend son véritable statut que dans le jeu de cette opposition, de cet entre-deux d’où il s’avère commander. Et c’est là où le mystique, à sa manière à lui, vient situer ce lieu…
MJ : En attendant que l’on passe le micro je voudrais évoquer l’exposition récente à Beaubourg du peintre Gérard GAROUSTE. Je suppose que vous vous y êtes rendus, il y a toute une série sur « la Samaritaine », et quand vous voyez un de ces tableaux où sur les corps enlacés, la bouche est située sur le corps de l’un et sur l’autre une oreille… Cela évoque farouchement JOYCE et NORA…
X: Quelle différence faites-vous entre trou, béance et gouffre ?
MJ : Je crois justement que c’est toute la question. Parce que, qu’est-ce que c’est qu’un trou ? LACAN pouvait dire d’ailleurs que la psychanalyse pouvait se résumer à une question, et aux réponses apportées à cette question, qu’est-ce qu’un trou ? Comment en parle-t-on ? pour en parler il y faut un bord. C’est seulement à partir du bord que nous pouvons parler d’un trou. Ce trou peut prendre différente forme. Dans la topologie des surfaces, avec la bande de Moebius, il y a là une manière de nous le présenter, avec la double boucle. C’est une première manière de prendre nos repères, celle que j’ai faite spécialement valoir aujourd’hui. Si nous coupons la bande Moebius par le milieu, l’espace dégagé dans la coupure elle-même est moëbien, et nous pouvons dire que l’entre- deux ainsi ouvert, entre ce deux lèvres, forme une béance…Nous pouvons dire aussi qu’à partir du moment où, dans son séminaire « …ou pire », LACAN nous met en main le nœud borroméen, LACAN nous propose de donner consistance équivalente, à S et I, à un troisième, le Réel. C’est-à-dire qu’à ce Réel, qui, pourtant, ne cesse pas de ne pas s’écrire, LACAN donne une écriture, R ! Il en fait son nœud, RSI. Ça change tout. A partir du moment où il y a RSI, nous est présentée une nouvelle manière de faire trou, avec un bord qui a ses spécificités, puisqu’il est constitué de trois consistances identiques, et qui pourtant ne sont aucunement en continuité… Voilà la difficulté de l’affaire.
BV : Pour répondre, je dirai que la béance ce sont des lèvres qui s’ouvrent. Le trou, c’est quand on fait son trou…Michel insiste sur le bord, c’est vrai qu’on ne fait pas un trou dans n’importe quoi, dans quoi cela fait-il trou ?…et puis il y a des trous sans bord…et des trous sans fonds… quant au gouffre, c’est le trou en tant qu’il organise l’angoisse, il y en a qui adorent descende dans les gouffres…Enfin, il y a une dimension subjective, ce sont quand même des mots, ce ne sont pas des concepts, comme dans un absolu… bien sûr en topologie… mais ce sont des mots ; on parle, on est dans la métaphore…
Valentin NUSINOVICI : …..inaudible
MJ : Tu reprends la question à partir de l’entre-deux, c’est effectivement une question essentielle, parce que, qu’est-ce qu’on rencontre là ? Tout simplement le fait que cet entre-deux, pour JIM, n’est pas symbolisé, n’est pas symbolisable. Et que celui-ci, non symbolisable, ne peut prendre consistance qu’avec un autre, ou ici une autre comme NORA dans ce jeu évoqué. En c’est en cela que NORA vient faire fonction sinthomatique. C’est-à-dire que ce dispositif de nouage lui est totalement méconnu et étranger, il ne peut pas traiter la question du non-rapport sexuel, il ne peut rien en faire, ceci lui tombe dessus, mais que ceci peut se réparer avec NORA, sa musique, son étrangeté, et ses parfums…Sur son corps, dans le jeu de ces alternances entre la putain et la vierge, dans le jeu de cet entre-deux, peut tomber quelque chose d’une écriture, quelque chose peut s’écrire, dont, d’une certaine manière, il prend note. Toute son œuvre littéraire prend sa source dans cette illumination épiphanique qui, dans ce jeu avec NORA, trouve son bord. C’est ça son œuvre littéraire, elle se résume à cela. C’est à partir de là, et avec cela, qu’il construit un monde. Il semblerait que son œuvre ne soit que le produit et le détail de cette solution Joycienne, cette manière de faire avec le sinthome. Il nous donne dans son œuvre littéraire elle-même le principe de cette solution, c’est-à-dire sa manière, avec NORA, de traiter cette question du non-rapport sexuel non symbolisé, et qu’avec elle, en fonction sinthomatique, il répare …Voilà la manière dont je ramasserais l’affaire…Alors dans la névrose où cet entre-deux est bien symbolisé on va voir comment le névrosé obsessionnel, dans son fantasme, va venir opposer la putain et la dame, ou la vierge, c’est un grand classique. Et dans l’hystérie, cette fois-ci, un peu autrement, en mettant en jeu différemment le temps et l’espace, un entre-deux sur le corps. Autre manière de venir témoigner comment ce qui est pourtant bien symbolisé, et dont il ne veut rien savoir, vient faire retour par la mise en place d’un faux trou…
X : Inaudible.
MJ : C’est en ça que cette histoire de NORA et de JOYCE intéresse et que d’une certaine manière on est amené à en parler dans des journées qui traitent de l’amour, comment on s’y prend , comment on s’en sort…De ces questions tous les couples en sont faits, mais à ceci près que les couples peuvent se séparer sans forcement tomber l’un ou l’autre dans la paranoïa et entrer dans la psychose. Ce qui veut donc dire qu’au point de la rupture, de la rencontre du non-rapport, que quelque chose, pour l’un ou pour l’autre, va être susceptible d’accueillir ce non-rapport et de traiter ce deuil amoureux sans tomber dans le trou qui s’ouvre.
Or JOYCE en 1909, quand il est seul à Dublin avec Giorgio, quand l’autre, COSGRAVE, lui souffle dans l’oreille, « Ta NORA on la connait bien… sur les quais …on est passé par là… ». « Comment ? …, qu’est-ce que tu me racontes… ?». Il est prêt à tomber dans le trou. Dans cet entre-deux qui s’ouvre il lui faut prendre un appui qu’il ne trouve pas autrement qu’en ouvrant la voie à la désignation d’un persécuteur désigné. Traiter la question de ce deuil amoureux susceptible de s’ouvrir, il ne le peut pas. Et c’est là que ces lettres sont spécialement intéressantes. Nous allons pouvoir y lire la manière dont il se dispose avec NORA, et ceci dans le détail de leur intimité amoureuse. Ces lettres sont véritablement exceptionnelles. Il raboute le lien vacillant avec NORA et vient nous dire le fin du fin sur sa solution, plus précisément sur cette solution qu’il ne peut que faire sienne. Il s’agit, bien entendu d’un bricolage, incapable de ponctuation, un flux continu qui l’amène jusqu’à cette perforation gastrique dont il décède. Ce qui veut dire que l’énigme de l’épiphanie, au cœur de ce tressage et de son œuvre, ne fait aucunement trou. Il n’y a pas d’impossible. Il y a un défaut de symbolisation, que FREUD avait repéré, que LACAN a appelé forclusion du Nom du Père, soit d’un signifiant primordial et essentiel à la prise dans l’ordre du signifiant. N’habitant pas cet ordre du signifiant il lui est impossible de faire avec cette rencontre. Tu avais commencé Bernard par une remarque sur la question du temps à propos du hasard, parce qu’avec la psychose c’est très diffèrent. Je me souviens d’un patient, à la présentation clinique de Brest, celui-ci disait « Je n’y comprends rien, mes amis savent avant moi ce que je vais faire, dire ,penser,… ». Alors on s’en étonne parce-ce-qu’en bon névrosé nous pensons qu’il y a une entourloupe. Mais non, quelque chose s’impose à lui auquel il ne peut déroger et son savoir-faire repose sur le fait d’assumer cette voie qui s’ouvre du dehors en s’imposant. On m’attendait. Cette « une » femme de hasard ne peut qu’être que ma femme. Comment vivre cela ? C’est là la question de l’énigme qui s’ouvre. « Pourquoi cela ? » … « et ce dont je ne peux me dégager… ». Il y a là une dimension xénopathique. Et je trouve que nous travaillons insuffisamment ce point, l’énigme n’est aucunement l’impossible .C’est toute la différence. LACAN nous introduit à cela. L’énigme n’est pas l’impossible, c’est tout à fait autre chose. De l’énigme à l’impossible il y a un pas, un pas essentiel. Et nous méconnaissons, bien souvent, me semble-t-il, lorsque nous abordons la clinique des psychoses, sa place essentielle.
Pierre MARCHAL : Ça n’est pas vraiment une question mais une remarque. Il m’a semblé que dans une telle démarche, il y a quelque chose de méconnu et que cela porte sur la question du hasard. Ici il n’y a pas de hasard. Et il faut rappeler le vers de MALLARME, Jamais un coup de dés n’abolira le hasard ». Il y a là quelque chose que j’interprète non pas comme un défaut de symbolisation mais comme le non nouage du symbolique avec le Réel. Je ne sais pas si tu es d’accord. Voilà pour ma première remarque. Ma seconde remarque porte sur la question de l’incarnation. Et, de ce point de vue-là, il me semble que le prologue de St Jean est remarquable. Et ce début est « Au commencement était le verbe » … et deuxième point « personne n’a voulu l’accepter… » et « le verbe s’est fait chair… »…C’est remarquable et ceci véhicule un certain nombre de choses…pour ce fameux JOYCE, que je ne connais pas très bien…
MJ : Merci de ces remarques Pierre. Sur cette question de l’incarnation on a entre les mains cette fameuse bande de Moebius avec une topologie absolument… stupéfiante. Non seulement la bande est la coupure, mais c’est la coupure qui produit la bande avec son bord en double boucle. Si nous voulons bien nous y arrêter , ceci est énorme, et nous avons beaucoup de mal à en prendre la mesure… C’est ce que tu évoques avec ce passage de l’Evangile, point central auquel cette religion a été sensible et a trouvé une de ses spécificités, c’est le verbe qui se fait chair, qui fait la surface, qui va faire corps… C’est la coupure qui fait la surface et non pas la surface qui fait la coupure comme nous pourrions intuitivement le penser. D’ailleurs la clinique des psychoses apporte sur ces questions des éclairages intéressants. Les religions se sont saisies, ou pas, chacune à leur manière, de cette question et la religion catholique tout particulièrement. Nous aussi, avec LACAN, nous tombons sur cette question, et LACAN, pour en rajouter, seule manière de faire, nous propose une première topologie avec la bande de Moebius…Alors qu’en fait-on,…on prend cela avec des pincettes…et nous avons certainement raison, comment faire autrement d’ailleurs ? En effet si cela prend corps, c’est par la fabrique d’un bord que LACAN nous apprends à lire. C’est ce qui permet à la jouissance de circuler et ce qui permet une distribution des jouissances, dont d’ailleurs LACAN nous propose un tableau, le tableau de la sexuation…. Et qui va faire lien social, corps social… Tout cela se trouve tissé et tricoté avec une même topologie…IL est possible aussi d’en parler à partir du nœud borroméen. C’est d’une autre topologie, d’une autre lecture dont il s’agit, en donnant au réel une consistance…
Pierre-Christophe CATHELINEAU : Je ne veux pas être trop long, mais je voulais juste faire une remarque, ça n’est pas avec la bande de Moebius que LACAN a figuré la question du rapport sexuel entre JOYCE et NORA, c’est avec le nœud de trèfle corrigé, dans la topologie borroméenne. Ceci a l’avantage de montrer, que contrairement à la bande bilatère, il y a la possibilité d’introduire une symétrie dans les nouages, que LACAN appelle donc non équivalence, et qui introduit, pour penser la question du rapport entre JOYCE et NORA, une dimension de différence qui indique non pas le ratage mais la réussite. Et je serai plus nuancé que toi sur le ratage supposé. Il y a une forclusion de fait, dont parle LACAN dans « Le sinthome » , et ce qui est réussi, dans cette correspondance de JOYCE, c’est précisément la conjonction de cet objet déchet, répugnant et de cet objet sublime. Cette conjonction est intéressante sur le plan clinique. Elle n’est pas seulement l’indice d’un ratage… C’est seulement ce que je dis.
MJ : Oui…alors est-ce un rapport sexuel réussi…et je dirai que peut-être, il ne s’agit là que d’une tentative de faire réussir le nœud ? Ce serait une manière de faire avec la question du non-rapport. Est-ce que c’est parce que cette manière de faire trouve ses effets que nous pourrions dire que celui-ci est réussi ? ça permet à JOYCE de tenir. Mais est-ce pour autant le rapport sexuel avec NORA est réussi …si celui-ci était réussi tout s’arrêterait, d’une certaine manière…la vie même s’arrêterait peut-être …
PCC : Ce que LACAN dit dans « Le sinthome », c’est que c’est un rapport sexuel. Et que c’est l’une des conditions de la possibilité d’un rapport sexuel…
MJ : Deuxième remarque. A propos de la bande de Moebius, je ne dis pas que cette bande puisse se boucler, mais qu’elle se trouve à l’horizon de la solution joycienne, c’est ce que j’ai proposé. Mais cela ne se boucle aucunement. Si cela se bouclait, une ponctuation serait possible… Mais ici c’est un flux continu qui fait écriture. Elle n’a de cesse de se vouloir moëbienne sans jamais l’être.
X : …conjuguer la putain et la vierge n’est pas forcement psychotique…le pur amour…pouvoir aimer alors qu’on peut n’en avoir aucune récompense. … l’amour, la haine…
MJ : En vous entendant une remarque me venait. Comment le nœud borroméen se construit-il ? Peut-être vous souvenez vous de cette phrase qui y préside, c’est dans « …ou pire » : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que ça n’est pas ça ». Il nous proposait d’y lire ces trois ronds qui se nouaient. Il y a là la prise en compte de ce non-rapport sexuel, devant sa rencontre, c’est-à-dire, un nouage. Cela passe par le pur amour, pur amour inclus. Or si quelque chose d’essentiel n’est pas symbolisé, si ce nœud ne peut pas se faire, on voit comment ce qui se creuse vers le pur amour, ne peut que se retourner en haine, voire persécution.
X : Inaudible…
Marc MORALI : …sauver les apparences… sauver ce qui apparaissait dans la vie en le réintégrant dans le corpus religieux…
Bernard a parlé de complaisance chez NORA. La rencontre, ça m’intéresse, on pourrait dire qu’il y a une certaine complaisance de NORA. Rencontre entre deux structures, voilà quelqu’un qui ne sait pas très bien ce qu’il veut, et puis de l’autre côté quelqu’un qui va à la rencontre, avec sa complaisance…Nous tenons là une nouvelle formule de la rencontre, à savoir cet impossible de JOYCE, rencontrant quelqu’un dont la structure est d’aller à la rencontre de l’homme, d’aller à son devant, de prêter son corps à la réalisation d’un désir qui n’est pas le sien….