« La mourre est hachée »,… comme vous avez pu le voir. Ça va vite ! « L’amouraché », « l’amour est taché »,… avec la liaison… mais il y a le « h », le « h » aspiré…
Sans doute certaines et certains sont déjà allés voir ce qu’il en est du jeu de la mourre…
Dans le premier film, reportage sympathique, ce n’est pas que « du pipeau » ; c’est un jeu c’est sérieux, et la séduction qui s’y déploie dans une ambiance caliente rapproche la mourre de l’amour sans pour autant lever la distinction. Jeu de la mourre est-ce un hasard ?
Le second petit film est plus dur, haché, on remarque (la) rapidité des joueurs. C’est surprenant, et je me suis interrogé sur le rôle de l’arbitre, qui compte les points… !!?
Alors la mourre et l’amour. La mort… l’amor en espagnol où l’article fait différence el amor…
Quoique… Elle, Aile… s’Aile à mourre… L’amour à mort, autre film (Alain Resnais, 1984, aux multiples prix) ; la mourre amor…
Dans La lettre volée, Lacan fait du jeu une question bien sûr ! Il s’agit de « la question de ce qu’il reste d’un signifiant quand il n’a plus de signification ». « La passion du joueur n’est autre que cette question posée au signifiant, que figure l’automaton du hasard. « Qu’es-tu, figure du dé que je retourne dans ta tuché (rencontre) avec ma fortune ? (à entendre comme destin, bonne ou mauvaise, comme la tuché) ». Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin au nom des signifiants dont ton signe est la houlette ».
Lacan a souvent été intéressé par la question du jeu. Cette figure de la mort, il l’emprunte au bridge, dans La direction de la cure (1958), pour passer du trois freudien du mot d’esprit – la dritte Person – au quatre de la structure de la cure, à cette époque. La place du mort est associée au partenaire de l’analyste, mais celui-ci contrairement au bridge, la joue « pour faire surgir le quatrième, à savoir le partenaire de l’analysant, l’aidant ainsi à deviner « sa main » ». Toujours cette question du chiffre, de son destin. Mais aussi cette expression, « deviner sa main », le jeu de la mourre ne l’exemplifie-t-il pas ? Un joueur « a la main », ou pas. Freud ne s’y était pas trompé non plus lorsque dans son texte sur le parricide et Dostoïevski, interrogeant le jeu comme passion et s’appuyant sur le merveilleux roman de Stephen Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, il donnait à la main dans le jeu le statut d’objet érotique. (Cf. J.-L. Chassaing et P. Petit. Le Discours Psychanalytique, 2 numéros).
Le jeu de la mourre est une curieuse chose, et dans la mourre, contrairement à l’amour, on compte ! Ça compte, ça chiffre.
Cette équivoque, utilisée par Lacan, révèle un mot en lui-même énigmatique quant à son étymologie, comme à ses origines en tant que jeu cette fois (et non plus comme nom).
Le mot privilégie l’italien dialectal du sud – la morra – mais déjà la traduction n’est pas univoque : « retard » pour certains, « troupeau » pour d’autres (les doigts levés font penser aux membres d’un petit troupeau). Lui-même dériverait du sicilien murra, « tas de pierre », « grand rocher ».
Par ailleurs dans le jeu, accompagnant les doigts, les nombres sont criés (en italien, en occitan, en franco-provençal), et le poing fermé en criant morra ou mourra représente pour les uns le dix, pour d’autres le zéro, avec cette « équivalence » donc. Ce jeu est pratiqué en Italie du sud, en Corse et dans le Languedoc entre autres mais si les Corses et les habitants du Languedoc en revendiquent la paternité, le jeu est plus ancien et plus dispersé dans sa géographie. On en trouve des représentations en Chine et en Mongolie, sous l’appellation hua quan qui signifie « faire se disputer les poings ». Une forme familiale ancienne se nomme chifoumi…. Elle est enseignée encore aujourd’hui dans des écoles de jeu en avant-première du poker, analogie qui a son importance.
Je noterai tout de suite que ce jeu simple a pu servir pour régler un certain nombre d’affaires officielles commerciales ou autres1, ou pour déterminer – il y a ce rapport, du hasard au destin, qui en est une interprétation – qui doit commencer la partie à un autre jeu. Ainsi si ce jeu est plus ou moins dérivé du fait de compter sur ses doigts, il témoigne déjà de la façon très actuelle du fait qu’un jeu a ses amplifications stratégiques dans le social.
Les Grecs jouaient également dans l’Antiquité à ce jeu – la légende veut que ce soit la belle Hélène qui l’inventa pour son amant Pâris (est-ce un jeu de patience pour autant… ?). Et l’on a retrouvé des peintures funéraires égyptiennes du Moyen Empire (XXIe – XVIIe siècles av. J.-C.) sur lesquelles les légendes hiéroglyphiques disent « montrer ou donner le ‘ip sur la main ou sur le front », ‘ip signifiant « compter, calculer ». En Terre d’Islam, ce jeu, dénommé mukhàraja (« ce qui fait sortir ») se pratiquait encore au début du XXe siècle en Arabie, Syrie et Irak. Il fut interdit du fait de son utilisation divinatoire, prévoyance du destin et non plus jeu de société. 2
La pratique de ce jeu est simple en théorie, complexe dans sa réalisation habituelle, et riche selon les théoriciens du jeu en histoire et en réflexions de logique.
Il se joue à deux en face à face. Il y a quelques variations. Les deux joueurs se tiennent le poing fermé en avant, invitation au jeu. À un signal donné les joueurs montrent en même temps un certain nombre de doigts levés sur une main et énoncent en même temps un nombre de 1 à 10, qui correspond à ce qui serait selon chacun le total des doigts levés par les joueurs. Celui qui énonce le total réalisé marque un point. Un nombre total de points peut être défini pour limiter dans le temps le jeu entre les deux joueurs. La simultanéité a son importance. Peut-être est-ce là une parenté avec la définition de l’amour donnée par Lacan dans le séminaire Le transfert : une main (encore !) qui se tend vers une fleur d’où émerge une autre main qui se tend vers elle. L’amant devient l’aimé (eromenos). Mais cette symétrie, plus que simultanéité, est ici propre à l’amour et même si l’on peut considérer la mou(r)ra comme un jeu à somme nulle (à égalité de chances, ce qui est contestable car y intervient la psychologie), on peut s’interroger quant à la symétrie dans ce jeu (il y a en fait une asymétrie d’informations, dixit Christian Schmidt). La simultanéité est rare dans les jeux à somme nulle, eux nombreux. Quant à la symétrie, elle est brisée ici par les nombres énoncés par chacun, et pourtant leur somme est ce qui compte ! En fait les références ne sont pas exactement les mêmes. (Il y a une différence avec le jeu de pile ou face, où là il y a indépendance à chaque coup, égalité des chances de pile ou face à chaque fois.)
Une version plus connue est le jeu pierre – ciseau – papier. Lacan fait référence aux deux au début de son texte de 1965 Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein. Il parle des deux mouvements, objectif et subjectif du ravissement :
« Les deux mouvements pourtant se nouent dans un chiffre qui se révèle de ce nom savamment formé, au contour de l’écrire : Lol V. Stein.
Lol V. Stein : ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre tu te perds. » Lacan semble ensuite poser « le hors-jeu de l’amour ». Ceci est sans doute à entendre comme ce qui définit un jeu, ce sont ses règles. En effet dans le séminaire Les non-dupes errent (12 mars 1074), Lacan dit qu’il doute que l’amour soit passion, mais il est passionnant (avoir la passion de l’amour). Il faut alors, lorsque quelque chose est passionnant, c’est-à-dire actif, « en parler comme d’un jeu, où l’on n’est en somme actif qu’à partir de règles. Mais on reste dans la profonde ignorance qu’on joue un jeu dont on ignore les règles. Et ce savoir qu’il faut inventer, c’est peut-être à ça que peut servir le discours psychanalytique ». Donc une occurrence sur l’amour de transfert.
Plus loin : « s’il arrivait que l’amour devienne un jeu dont on saurait les règles, ça aurait peut-être au regard de la jouissance beaucoup d’inconvénients ». Ceci selon le principe de ce « que l’on gagne d’un coté on le perd de l’autre ». « … si l’amour fonctionnait à conjoindre la jouissance du Réel avec le Réel de la jouissance, est-ce que cela ne vaudrait pas le jeu ? ». Et Lacan invite les mathématiciens, « les seuls gens qui jouissent du Réel » à « passer sous le joug du jeu de l’amour… ».
En tout cas, et ce sera mon dernier propos, la mourre, elle, a intéressé les mathématiciens, les théoriciens du jeu. Parmi ceux-ci, pour aller vite, vous avez des théoriciens comme Zermelo, qui, parti de la théorie des ensembles, est plutôt un pur théoricien des jeux, à l’extrême de « jeu sans joueur ». Il ne raisonne pas en termes de stratégie3 mais en termes de position des joueurs. Et à l’autre extrême Émile Borel, « théoricien des joueurs », qui utilise la théorie des probabilités. Von Neumann de son coté a des avancées différentes, utilisant également le calcul de probabilités. Ces distinctions, et bien d’autres, sont à la base de diverses classifications des jeux. Je fais appel à mes lectures4, difficultueuses, ainsi qu’à une discussion avec « notre » ami le Professeur Christian Schmidt qui s’est alors comme toujours passionné pour la mourre. Même si je ne le suis pas dans ses dernières évolutions, neurobiologiques, toutefois intéressantes par certaines conceptualisations qu’il en retire. Ces quatre théoriciens ont beaucoup travaillé les questions posées par le jeu de la mourre et de son apparenté pierre ciseaux papier.
La mourre est un jeu simultané à deux joueurs à somme nulle. Ce n’est ni un jeu de pur hasard ni un jeu de pure stratégie. Christian Schmidt fait remarquer que s’il est joué en une seule fois et que les deux joueurs interviennent de façon parfaitement simultanée il est transformé en jeu de pur hasard. On peut alors lui appliquer la formule de Von Neumann du Minimax (Minimax=Maximin). Le hasard est devenu stratégie, dans ces jeux de deux joueurs à somme nulle, jeux de stratégies mixtes, les joueurs jouant au hasard ; l’adversaire ne pouvant de ce fait deviner ce que vous-même ne savez pas comment jouer, puisque au hasard). Après le problème essentiel du hasard c’est la question de l’autre qui est posée dans ces jeux. Ceci explique, me semble-t-il, les engouements actuels pour ces jeux-là, suivis par les cognitivistes et les théoriciens des neurosciences avec la fameuse (fumeuse ?) Mind Theorie où « je pense que l’autre pense que je pense qu’il pense, etc. » Toujours est-il que le jeu encore une fois sert de tremplin théorique pour comprendre les interactions sociales, avec la cognition sociale. Nous abordons, psychanalystes, la question de l’autre… par d’autres voies. Mais enfin, dans la leçon du 15 février de ce séminaire, Lacan reprend, avec Madeleine-Manène, la question du savoir, et celle de la passe. Elle sait, troisième personne qui introduit l’inconscient, elle « une elle qui s’ailait à mourre » dit Lacan, « qui se donnait pour porteuse du savoir ». Quel est le savoir de l’amour, de la mourre… ? « Je sais qu’il sait » « c’est bien de cela qu’il s’agit dans la passe » dit-il « mais l’objectivation de l’inconscient nécessite le redoublement « je sais qu’il sait que je sais qu’il sait »…
Avec la mourre – et c’est bien là le tour de force de l’intérêt de Lacan, avec cette équivoque et ce jeu – le calcul du hasard se double de celui des informations, des intentions de l’autre ! Le mathématicien français Émile Borel ajoute à la réflexion (jeux d’échecs, où les informations, règles et jeu du partenaire sont importantes), et au hasard (pile ou face), la psychologie, à savoir l’habileté des joueurs. Borel donne deux facteurs qui définissent l’habileté du joueur : « une exacte connaissance de toutes les combinaisons possibles que présente le jeu, et de leurs probabilités respectives ; en second lieu, l’aptitude du joueur à tromper son adversaire sur ses intentions ou sur certains faits, tels que la valeur de son propre jeu. » 5. Ce facteur psychologique est lié à l’anticipation, et c’est là le rapprochement avec les probabilités « La rivalité des joueurs repose sur leurs aptitudes respectives à connaître, chacun à l’insu6 de l’autre, ce que ce dernier décidera de jouer » (Christian Schmidt). Enfin à propos de ce jeu de la mourre, un autre mathématicien donne son avis théorique. René de Possel, qui enseigna les mathématiques à Clermont-Ferrand, participe aux débuts du groupe Bourbaki, lequel est né sur les bords du lac Chauvet, cher à François Mitterrand qui y séjournait brièvement tous les ans, de 1976 à sa mort (en 1995/96). De Possel introduit le concept de ruse, qui n’est possible que si le jeu est joué de façon répétée (catégorie qui sera éliminée par Von Neuman et par Nash ensuite). Elle consiste, pour chacun des deux joueurs, à choisir une stratégie susceptible d’induire en erreur l’autre joueur dans l’anticipation qu’il fait de cette stratégie. (C. Schmidt, De Possel). Chaque joueur s’efforce de tirer des coups joués par son adversaire une probabilité de son prochain coup, tout en évitant, par ses propres choix stratégiques que l’autre puisse en faire autant. La ruse, bien qu’apparentée, est distincte du concept de bluff au poker car elle est probabiliste, l’emboitement des anticipations est traduit en termes mathématiques par des probabilités. L’une n’exclut pas l’autre.
Ainsi en se laissant porter, « poéter » par les signifiants – le jeu de la mourre est cité par de nombreux hommes de Lettres – Lacan rompt avec la signification univoque et crée une aspiration au sens qui a dû inspirer chacun d’entre nous.
À titre personnel je remercie Marc Darmon et Pierre Coërchon de m’avoir invité à parler de la mourre car je dois dire qu’avec la mourre haché je me suis bien mourré !
Notes :
1 Les Phéniciens et les navigateurs se servaient du jeu pour conclure les transactions commerciales. De même dans la Rome du II siècle ap. J.-C. la mourre pouvait servir à régler des litiges, notamment lors des achats ou des ventes lorsque la décision se faisait attendre.
2 Documents pris dans le livre de Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres – Paris ; Bouquins-Robert Laffont, 1994 ; T.I ; p. 128-132)
3 Il faut noter que Lacan préfère le mot de stochastique à celui de stratégie. Stochastique laisse la place au conjectural, au hasard, à au moins une variable aléatoire, le déterminisme n’est pas absolu. Laisse la place au calcul de probabilités (cf. Pascal et la règle des partis puis au « pari »). Lorsque la solution d’un jeu (solution définie par un couple de stratégies optimales) n’est pas possible, est utilisée dans la théorie des jeux une stratégie mixte, déterminée par une distribution probabiliste des stratégies pures. « Les lois du hasard sont précisément celles de la détermination symbolique. Car il est clair qu’elles sont antérieures à toute constatation réelle du hasard » (Lacan, Lettre volée).
4 Schmidt, C. ; La théorie des jeux. Essai d’interprétation ; PUF, avril 2001. Schmidt, C. ; Neuroéconomie, éd O. Jacob, économie, mars 2010 ; Schmidt, C., Livet, P. ; Comprendre nos interactions sociales. Une perspective neuroéconomique ; éd. O. Jacob, nov. 2014. Jeu, dette & répétition. Les rapports de la cure psychanalytique avec le jeu ; Bucher, C., Chassaing, J-L, Melman, C. ; avec un texte du Pr. C. Schmidt et une bibliographie sur le jeu ; Editions de l’Association lacanienne internationale, Paris, 2005 (épuisé) ; Valleur, M. : Bucher, C. ; Le jeu pathologique, PUF, Que sais-je ? août 1997 ; Giraud, G. La théorie des jeux, Flammarion, Champ Université, 2004; Guerrien, B. ; La théorie des jeux ; Economica, 3e édition, 2002 ; Comme par hasard, Editions de l’Ecole Psychanalytique du Centre-Ouest (journées de 2002), juillet 2006 ; Borel, E. ; Éléments de la théorie des probabilités. Probabilités discontinues. Probabilités continues. Probabilités des causes. Primary Source Edition. Paris, Librairie scientifique A. Hermann & fils, 1909 ; Borel, E. et Vile, J. ; Applications de la Théorie des probabilités aux jeux de hasard ; Editions Jacques Gabay, (2009, 1991, 1938). De Possel, R. ; Sur la théorie mathématique des jeux de hasard et de réflexion, éditions du Rocher, 1936. Et bien sûr Caillois, R. ; Huizinga, etc.
5 Borel, E. ; Éléments de la théorie des probabilités. Probabilités discontinues. Probabilités continues. Probabilités des causes. Primary Source Edition. Paris, Librairie scientifique A. Hermann & fils, 1909 ; Borel, E. et Vile, J. ; Applications de la Théorie des probabilités aux jeux de hasard ; Editions Jacques Gabay, (2009, 1991, 1938).
6 C’est moi qui souligne.
Discussion
Jean-Louis CHASSAING : Le jeu de la mourre. 4 petits films.
Esther Tellermann — Vraiment merci beaucoup parce que tu nous as éclairé sur ce jeu et sur les différentes théories du jeu. C’est un apport pour nous éclairant. Quant à, en effet, je pense qu’il y aura des questions, mais en effet, cette utilisation et pourquoi par contre, l’une–bévue, le jeu de mots de Lacan, ce signifiant neuf qu’est le titre de ce séminaire, et dans cette deuxième partie tu es presque le seul à la reprendre. Cette deuxième partie, cette dernière partie de cette une-bévue, elle est très énigmatique. Donc, est-ce qu’il y a une relation entre cette logique, je dirais, du jeu surtout l’anticipation, la ruse, et le rapport en effet à cette escroquerie qu’est la psychanalyse.
Jean-Louis Chassaing — Alors ce qui est difficile, je crois, à prendre cette dernière partie, c’est que c’est quand même une certaine réticence à lui donner du sens. La question de la mourre voire de la mourre en relation avec l’amour, je pense, n’est pas trop complexe, mais par contre le s’aile à mourre me semble plus difficile et je dirais presque à laisser comme tel. Alors, on peut penser, on peut penser beaucoup de choses d’ailleurs de ce que pensait Lacan « je pense que Lacan pensait que », hein ! Mais c’est vrai qu’il a parlé plusieurs fois de la mourre antérieurement. Il s’est souvent appuyé sur la question des jeux, dès son deuxième séminaire il parlait de la cybernétique, il a très vite emprunté à John Von Neumann et Morgenstern1 alors que leur livre n’a pas été traduit, je crois. Et donc il s’est souvent intéressé à cela, mais j’aime autant laisser la partie poétique de la fin. C’était déjà un peu dur de donner du sens à l’équivoque, mais enfin, s’aile à mourre, il y a cette notion effectivement de l’élation et de se laisser porter par, et puis il y a quand même cette distinction, moi que je ferais comme ça, entre l’amour donc comme insuccès de l’inconscient, l’amour, avec ce versant narcissique et puis aussi son côté réel dont on ne parle pas forcément souvent, en mettant l’accent sur l’imaginaire, et la mourre qui est chiffrée, qui est une technique, c’est un jeu, mais aussi j’ai été surpris que même des mathématiciens comme Von Neumann se soient intéressés beaucoup à ça. Donc, je trouve qu’on peut parler de cette fin comme ça de phrase mais je pense qu’il faut lui laisser son élation.
Marc Morali — Merci, Jean-Louis, pour ce parcours et surtout toutes les informations que tu nous apportes qui sont extrêmement précieuses, notamment le fait qu’on puisse s’intéresser à ce jeu-là et essayer d’en donner une approche qu’on va dire scientifique quoi !, en tout cas de rationnelle.
Et en même temps il y a une question que je voudrais te poser : qu’est-ce que tu pourrais dire, toi, de ta pratique des jeux, de cette curiosité et de ce travail que tu fais, de la dimension pulsionnelle en jeu ? Moi, j’en parle parce que je n’ai jamais réellement travaillé sur cette question mais il se trouve que, à ce jeu-là, de la mourre, celui-là en tout cas, pour le reste j’en parlerai devant mon avocat, à ce jeu-là de la mourre j’ai joué. Et je veux juste apporter ce témoignage, et te demander qu’est-ce que tu fais toi, avec ça ? Ce qui se passe, c’est qu’à un moment donné, ça va très vite. Alors, oublions la ruse, oublions la stratégie, oublions tout ça, ça va très vite. Le vrai jeu, ça va très vite, on n’a pas le temps de penser, ça va plus vite que votre pensée, et vous voilà embringués dans une espèce de tourbillon dans laquelle les chiffres que vous présentez ne sont plus tout à fait sous le contrôle de la pensée. Je ne dis pas qu’on ne peut pas le contrôler, mais quand même. Et quand vous perdez, parce que bien sûr ce qui est intéressant c’est pas la jubilation phallique de ce gain, qui finalement, on peut dire, que nous récupérons subjectivement dans l’après-coup. Parce que c’est ça la question, quand on a gagné on récupère le phallus dans l’après-coup de cette victoire dont on ne sait pas à quoi elle est due. Par contre la perte entraîne une désubjectivation quasiment immédiate pendant le décours même de la partie, parce que voilà quelqu’un qui tout d’un coup se met à parler la langue de votre inconscient alors qu’elle vous échappe désespérément et que vous ne savez plus comment faire pour effacer ce qui apparaît tout d’un coup comme la transparence de votre propre être. Alors, je pense que, moi ce qui m’a beaucoup frappé dans ce jeu, sache encore une fois que c’est parce que j’y ai joué, j’ai joué avec des Italiens, j’ai joué à ce rythme-là, ça m’amusait beaucoup en même temps parce que c’est très excitant de se soumettre à ça. Mais quand tu dis se soumettre c’est intéressant, se soumettre, se jeter en avant, abandonner le règne du Moi, savoir un peu quel est le chiffre du sujet et quelle est effectivement la capacité de l’autre de la deviner à votre insu. C’est la définition, je crois que tu as donnée. Voilà. Donc, qu’est-ce que tu pourrais, toi, nous dire de ta pratique, parce que je sais que tu as travaillé pas simplement sur ce jeu-là, de la question du pulsionnel en jeu et du coup, question subsidiaire, mais ça je pense que ça pourrait être une autre journée, qu’est-ce que ça vient faire là, justement, dans le rapport avec l’amour ? C’est-à-dire cette question du pulsionnel en jeu ?
J.-L. Chassaing — Oui, je délaisserai la dernière partie de ta question. [Rires]. Mais j’aurais presque envie de te demander : alors pourquoi as-tu arrêté ? si tu as arrêté…
M. Morali – Comment ?
J.-L. Chassaing — Pourquoi tu as arrêté de jouer, si tu as arrêté de jouer…
M. Morali — Je n’ai pas dit que j’ai arrêté !
J.-L. Chassaing — Ah, voilà ! C’est vrai qu’il y a une espèce d’emballement comme ça, enfin de fascination. Mais dans le premier film c’est beaucoup plus… c’est pour ça que j’évoquais la question de la séduction, c’est-à-dire il y a la possibilité de deviner comme ça ce que l’autre peut vouloir jouer. Mais ça pose aussi le problème de la théorie. C’est pour ça que j’évoquais Zermelo, par exemple, et Borel, parce qu’il y a la théorie de ceux qui théorisent et puis il y a la théorie de ceux qui jouent, de ceux qui vont dans les salles de jeux. Et effectivement elle n’est pas tout à fait la même. Ça reste, Marc, ça reste défini par les théoriciens du jeu, ça n’est pas un jeu de hasard, c’est un jeu à la fois de hasard et de stratégie. Et même Borel qui est quand même un théoricien des joueurs plus que des jeux, Borel a quand même aussi poursuivi d’utiliser le calcul de probabilités. Moi je me suis demandé quand je suis allé voir, comme ça, ce que c’était, je me suis demandé comment on pouvait faire un calcul de probabilités sur cette rapidité comme ça des joueurs. Alors je ne sais pas. Je ne réponds pas à ta question, sur la question de l’emballement, enfin, de la question pulsionnelle. Mais je suis content de ta question parce que c’est vrai que les analystes ne s’intéressent pas aux jeux. Je parlais du professeur Christian Schmidt qui nous sollicite sans cesse, nous analystes, pour jouer avec lui à ces questions-là et à défaut de notre réponse, on n’est pas obligé bien évidemment de répondre, mais à défaut de notre réponse, il est allé avec les cognitivistes qui eux apportent une réponse sur ces interactions entre eux. Alors peut-être que par le biais de la question pulsionnelle on pourrait intéresser les théoriciens du jeu, s’il le faut, ce n’est pas non plus une obligation.
Jean Brini — Oui, c’est une question qui reste toujours passionnante. J’ai quelques petites ponctuations, voilà, trois.
Premièrement, chacun de nous peut aller sur Internet et en posant une question, on tombe sur une machine qui sait tricher au jeu de papier, caillou, ciseaux. Comment elle triche ? Il y a d’une part une caméra qui observe les mouvements de l’adversaire humain et qui très rapidement anticipe sur le geste que va faire l’humain. Et deuxièmement, ayant anticipé, elle fait le coup gagnant contre ce qu’elle a anticipé. Ça en moins d’un millième de seconde ! Quelle est la morale de l’histoire ? C’est que le jeu, dans sa rapidité comme tu nous l’as montré, qui est splendide, d’autant plus qu’elle est rythmée par des chants, ce jeu n’a de sens qu’entre des joueurs qui ont le même corps. Le même corps au sens de la vitesse, de ce qui leur semble rapide et de ce qui leur semble lent. Et donc la présence du pulsionnel elle est, me semble-t-il, repérable en tout cas au moins à cet endroit-là. Voilà. Dans la mesure où un robot hyper rapide peut tricher et on le voit, il y a des films, il y a des vidéos qui montrent que le robot gagne à tous les coups…
J.-L. Chassaing — C’est intéressant parce que, je me permets là de te répondre sur ce point-là, sur ce premier point, dans la théorie des jeux, la tricherie, alors contrairement à la ruse, ou au bluff, la tricherie, elle est définie comme sortant des règles du jeu.
J. Brini — Ce que je voulais simplement mentionner c’est que l’une des règles du jeu c’est que les deux joueurs ont un corps, alors pas forcément le même, mais dont certaines constantes physiologiques, la vitesse des influx nerveux, la vitesse de la vision et des muscles, ce sont à peu près les mêmes. Alors, à ce propos, je dis « à peu près » ; parfois ça peut jouer sur cet à peu près… le fait qu’un joueur gagne plus souvent qu’à son tour !
Une autre chose qui vient rejoindre cette remarque est le fait que Robert Aumann, donc prix Nobel de la théorie des jeux, a été sollicité par les militaires israéliens, à propos du conflit israélo-palestinien. Et il est intervenu à plusieurs reprises et il cite cette chose-là, qui a été reprise dans un film qui décrit les opinions de plusieurs responsables du Shin Beth, à propos de cette lutte. Et l’une des conclusions qui m’a frappé parce qu’elle rejoint votre précédente remarque, est la suivante. Le gars reconnait l’échec de toutes les opérations de prévention du terrorisme qui sont développées, et il dit : « en conclusion, il faut parler ». « Il faut parler ». Et, écoute bien, « il faut parler, comme ça ils verront que je ne mange pas du verre pilé et que je ne bois pas du pétrole ». Voilà, voilà la conclusion que cite Robert Aumann, sur la façon dont le jeu israélo-palestinien pourrait éventuellement progresser. Et c’est, me semble-t-il, une autre façon de dire, on a le même corps, ou du moins on a des corps qui se ressemblent.
Note
1 John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of games and Economic Behavior, Princeton University Press, 1953.
Publié en français sous le titre Théorie des jeux et comportements économiques, université des sciences sociales de Toulouse, 1977.