Introduction à la Journée avec Marcel Cohen – Saisir le Réel ?
08 juillet 2024

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TELLERMANN Esther
Journées d'études

 

Nous avons voulu inviter ici Marcel Cohen, écrivain admiré et ami que je voulais présenter depuis longtemps à l’ALI puisque la radicalité de son œuvre s’oppose à ce que l’on divulgue trop désormais comme « littérature », mais – qui de l’autofiction au reportage, voire à la culture du trauma, ne me semble pas participer de ce que Lacan dit la concernant être « l’accommodation des restes », où vous entendrez bien sûr résonner l’objet a dans son impossible saisie.

 

Nicolas Dissez et Edouard Bertaud ont précédé mon désir en invitant récemment Marcel Cohen dans une des séances de leur séminaire, à l’École psychanalytique de Sainte-Anne, « Clinique du détail. »

 

Dire de Marcel Cohen qu’il est né en 1937 en France de parents turcs, juifs séfarades, pris dans une rafle à Paris et déportés à Auschwitz, et qu’il fut enfant caché pendant la guerre et l’Occupation en France, n’est pas livrer gratuitement des éléments biographiques, car ces éléments, développés dans Sur la scène intérieure, Faits, de 2013 et Cinq femmes, de 2023, sont  le pivot de l’ensemble de l’œuvre, c’est-à-dire l’inscription d’un trou autour de quoi tournent ces récits courts, dont le personnage impersonnel, « l’homme », est plus souvent le sujet qu’un « je. » Un « il » où chacun peut se glisser, interroger sa détresse, voire sa cruauté.

 

Marcel Cohen considéré comme un prosateur parmi les poètes, et poète parmi les prosateurs, donne, depuis 2002, à tous ses livres le sous-titre de « Faits. » Tous indiquent de même la source des textes en fin de volume, attestant la véracité des dates, des événements, des chiffres.

 

Qu’est-ce qu’un fait clinique, interrogeait Marcel Czermak ?

 

Eh bien nous avons à apprendre de l’œuvre de Marcel Cohen ce qu’est un fait, car il opère en clinicien dans sa découpe de la réalité, tenue à distance tant de l’imaginaire que du pathos, voire de toute interprétation hâtive pour, dans l’exactitude, la précision des faits rapportés, faire émerger – ce que Lacan nomme Réel – un impossible à appréhender, à dire, soumettant notre sens critique à un diagnostic, jamais figé cependant dans un jugement qui ferait la part du bien et du mal, tant le récit nous met nous aussi, lecteur, dans le tableau.

 

Marcel Cohen aime à citer dans sa bibliographie un livre exemplaire de la volonté d’effacement de l’auteur dans son écriture, intitulé Autoportrait en lecteur, ne comportant aucun mot de l’auteur et composé uniquement de citations. Où nous entendons encore dans l’écrivain le clinicien…

 

Je donne une bibliographie sélective de l’œuvre de Marcel Cohen. Vous trouverez ici de nombreux titres apportés par la librairie Tschann.

 

Miroirs, éditions Gallimard, collection Le Chemin, Paris, 1981.

Je ne sais pas le nom, éditions Gallimard, Paris, 1986.

Le grand paon- de- nuit, éditions Gallimard, collection Le Chemin, Paris 1990. Réédité aux éditions Gallimard, suivi de Murs et Métro en 2014.

Assassinat d’un garde, éditions Gallimard, Paris, 1998.

Faits, lecture à l’usage des grands débutants, éditions Gallimard, Paris, 2002.

Faits II, de 2007.

Sur la scène intérieure, éditions Gallimard, collection  L’Un l’autre, Paris 2013. Réédité en livre de poche Folio en 2015.

Détails, éditions Gallimard, Paris,  2017.

Détails II, suite et fin,  éditions Gallimard, Paris,  2021.

Cinq femmes, sur la scène intérieure II,  éditions Gallimard Paris , 2023.

 

Je citerai aussi le livre sur l’œuvre de Marcel Cohen issu d’un colloque tenu à l’université Lumière Lyon 2 : Lire Marcel Cohen, publié aux éditions Hermann en 2020.

Les livres de Marcel Cohen ont reçu de nombreux prix et sont traduits en douze langues.

 

Mais qu’il y ait un rapport entre la vie de Marcel Cohen, son autobiographie, qu’il préfère appeler « autographie », oui  sans doute. En effet, l’œuvre de Marcel Cohen prend partie pour le délaissement du roman pour la forme brève, pour l’effacement du narrateur au profit de l’impersonnalité de l’auteur des récits à la troisième personne de Faits.

 

Ce travail d’écrivain, d’une vie, appuyé sur l’observation du quotidien, de la rue, de la société, mais aussi sur des travaux d’historiens, de scientifiques, sur des interviews, ce travail issu aussi de la vocation de Marcel Cohen qui fut journaliste, cette volonté de témoigner d’une réalité à laquelle nous sommes volontiers aveugles, tient sa force à mon sens, de ce qu’elle approche un littoral, un bord où s’appréhende ce qui ne peut se dire, où Lacan voyait le fait littéraire dans sa relation à un réel, un trou dans la possible représentation à quoi à affaire le praticien aussi dans la cure, pour autant qu’il nous met face à l’angoisse de notre condition, du non-savoir qui est l’inconscient où réside aussi sa vérité.

 

Cette cruauté des faits, qui rendent compte dans l’œuvre de Marcel Cohen de la cruauté de l’inconscient qui mène l’homme vers les exactions qu’il répète, dans une machinerie mentale et historique lui faisant précipiter son extinction – pulsion de mort disait Freud-, est sans doute aussi ce que cette Journée mettra en valeur, mais également les questions du sujet du désir, de l’identité, de la représentation,  de la mémoire, du rapport entre réalité et réel.

 

Le premier axe par lequel nous interrogerons l’œuvre de Marcel Cohen, en ce qu’elle enseigne aux psychanalystes, sera celui du rapport entre la position de l’auteur dans l’œuvre, question qui peut éclairer la psychanalyse affrontée à l’anamnèse du patient, et la remise sur scène aujourd’hui de la victimisation et du trauma, comme à celle de la revendication identitaire. Ceci avec les psychiatres et psychanalystes Jean-Paul Beaumont et Gérard Amiel.

 

Dans une seconde partie, ce matin, Nicolas Dissez, psychiatre et psychanalyste qui dirige l’École Psychanalytique de Sainte-Anne, et Edouard Bertaud, psychologue clinicien et psychanalyste, reprendront leurs avancées sur la clinique du détail, à partir des livres Faits et Détails.

 

Avec Jean-Baptiste Para, poète, écrivain, traducteur, directeur de la revue Europe, Pierre-Christophe Cathelineau, philosophe et psychanalyste, et moi-même, c’est la question de l’esthétique, dans son rapport à l’éthique, que nous aborderons dans l’œuvre de Marcel Cohen.

 

Refusant tout « esthétisme » comme toute effusion d’un « je », quel angle nouveau cependant vient apporter le dernier livre de Marcel Cohen, Cinq femmes ? Peut-être le « je » du sujet Marcel Cohen s’est-il construit dans l’écriture qui a donné consistance à ce que l’Histoire a voulu effacer ?

 

Que peut apporter au lecteur, au psychanalyste, la littérature dans son rapport avec ce que Lacan désignait par le Beau qui serait le dernier voile avant le rapport avec l’horreur de la Chose ?

 

 

 

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