Séminaire d’hiver 2022
Nos inhibitions, nos symptômes, nos angoisses
Dimanche 23 janvier 2022
Table ronde autour du livre de Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, La dysphorie du genre. à quoi se tenir pour ne pas glisser ? (Ed érès, 2022)
Intervention de Stéphanie Torre
En 2002, dans L’homme sans gravité, était déjà décrite, par vous, l’émergence d’une nouvelle économie psychique présentée comme une mutation culturelle. Et le livre, qui a connu plus qu’un succès d’estime, s’est révélé plutôt assez prémonitoire d’un point de vue sociologique, anthropologique, économique, éthique… Quand bien même vous ignoriez, en 2002, que L’homme sans gravité serait aussi devenu, en 2022, un homme « augmenté » » et « hyper connecté ». Rappelons que c’est en 2004, deux ans donc après la publication de votre livre, qu’apparait Facebook…
Ce livre-ci, La dysphorie de genre, intervient donc 20 ans après, et c’est le documentaire Petite Fille diffusé sur Arte et particulièrement applaudi par la critique, qui vous a donné l’impulsion, l’envie de réitérer l’exercice du livre d’entretien, parce que le cas de cet enfant qui veut changer de sexe vient illustrer, donner un exemple, selon vous, de ce qu’il en serait de cette nouvelle économie psychique aujourd’hui. C’est donc à partir de cette histoire singulière que vous vous entretenez, en avançant cet argument qu’il y a urgence à prendre la mesure des mutations culturelles qui s’opèrent afin de savoir comment les appréhender et y répondre, tant sur le plan individuel que collectif. Votre sous-titre est d’ailleurs : « À quoi se tenir pour ne pas glisser ». Jusque-là, je dois dire que la « promesse » m’a donné envie. Et puis, j’ai entamé la lecture, une lecture que j’ai dû me résoudre à lire par tranches, comme on fait des tranches d’analyse, parce que c’est un livre… pas facile du tout. Non pas qu’il s’agisse d’un texte hermétique, jargonnant… Loin de là. Mais parce que c’est un livre difficile à avaler, et disons qu’il vaut mieux s’accrocher, puisqu’il déroule le fil d’une logique qui semble implacable vers les désastres d’une la folie collective, bref vers la fin des temps civilisés. Si Lacan, en 72, disait qu’il parlait aux murs, on peut dire que ce vous nous dites ici, c’est que, nous, nous fonçons droit dedans. À toute allure.
Votre regard sur l’époque – que certains diront extrêmement lucide, d’autres orientés, sans compter ceux qui diront que vous êtes de vieux réactionnaires – est donc assez refroidissant. Et le processus inéluctable que vous décrivez, commentez, j’en ai fait une petite liste, non exhaustive, pour tenir le fil de votre démonstration. Ce sera ma manière d’aborder votre livre, au plus près de ce que vous avez écrit.
- Pour commencer, nous vivons aujourd’hui, dites-vous, non pas sous le régime de la vérité, mais sous celui de la liberté… d’une liberté enfin offerte à chacun. Et cette liberté, qui est acquise au nom de la tolérance et de la diversité, nous laisse, dites-vous, désorientés.
- Désorientés mais libres, donc, au point de pouvoir désormais choisir son genre, de se libérer du déterminant anatomique comme dans Petit fille, ce documentaire donc qui raconte l’histoire de Sasha, ce garçon de 8 ans qui veut devenir une petite fille parce que, entend-t-on, « c’est trop de souffrance pour lui de ne pas être ce qu’il/elle sait être ». C’est ce qu’il/elle dit. Ou plutôt ce que sa mère explique, notez-vous, tandis que la pédopsychiatre qui suit l’affaire se montre complaisante, et que le père, lui, comme au spectacle, se tait. Ce cas de transition sexuelle précoce, cette dysphorie de genre racontée à travers ce documentaire, est, selon vous, l’exemple paradigmatique de ce qui se passe dans notre société. Vous revenez donc souvent, au cours de ce livre, sur cet exemple particulier, pour illustrer cette spécificité contemporaine qui fait que nous n’avons plus envie de renoncer, ni d’avoir à choisir, tout pouvant, dorénavant, se vivre « en même temps ». Plus de place pour la frustration, la perte, le manque… Il est urgent de jouir… Mais nous savons que cela a un prix… Et vous allez donc plus loin en tirant d’autres constats tout à fait radicaux.
- D’abord, et vous le martelez, vous avancez que l’on prête aujourd’hui aux mères un pouvoir suprême, y compris celui de décider du sexe de leur enfant. Désormais, dites-vous, la mère peut tout. Et tout ceci étant parfaitement satisfaisant puisque plus rien n’entrave la jouissance maternelle, les enfants de ces mères toutes-puissantes, deviennent, je vous cite, des « créatures venues on ne sait plus exactement d’où pour aller vers on ne sait plus exactement quoi », c’est-à-dire des petits sujets autodéterminés, comme s’auto-engendrant. Complètement paumés dans la liberté qu’on leur impose. Voilà ce que vous nous annoncez.
- Pourtant, dites-vous, la psychanalyse le sait, le dit et ne cesse de le répéter : il n’y a pas chez l’enfant de désir inné. Pas de bébé qui naisse avec son identité sexuelle posée d’emblée, son éthique, ses valeurs. Et s’il y a un désir qui prend corps chez le nouveau-né, c’est d’abord celui qu’il reçoit de son entourage. Vous dites : « Cette époque est folle d’oublier qu’un enfant a besoin de l’amour d’une mère sans condition et de l’amour d’un père sous condition. Qu’il doit consentir à la loi du Père pour pouvoir prendre sa place et désirer ». Mais les pères, dites-vous, ce n’est peut-être qu’ils ne veulent plus, mais c’est qu’ils ne peuvent plus exercer une quelconque autorité, celle-ci étant anéantie. Et M. Melman vous prenez l’exemple d’un père qui giflerait son enfant et qui serait dès lors susceptible de prendre une main courante en retour. Vous dites :
« Autrement dit dans sa propre maison, dans sa propre famille, un père n’a plus la place d’où il pourrait faire reconnaître et pratiquer cette autorité, quelles que soient par ailleurs ses capacités ou ses incapacités. »
Alors, plutôt que d’attendre la fin de mon intervention, peut-être est-il judicieux que je vous pose d’ores et déjà ici une première question : entre la gifle et la passivité, ne peut-on pas penser une autre forme d’autorité, une solution moins binaire ? Parce qu’il arrive qu’on l’entende cette demande formulée par les pères qui nous consultent : comment puis-je faire preuve d’autorité. Alors, que leur répondre ? Peut-être nous en direz-vous un mot.
- Mais reprenons le fil de votre propos. Aujourd’hui, nous devenons et engendrons donc des êtres pour qui toute limite est blessante, toute contrainte abusive. Et ceci relève donc souvent de la responsabilité des mères qui évincent le père parce qu’elles lui reprochent d’introduire le microbe de la sexualité dans le champ aseptique de la relation mère enfant, dites-vous. Dans la suite de la dissolution de la famille, vous faites donc le constat d’un monde où l’altérité, et donc la sexualité, est progressivement bannie, exclue. Alors, question : à qui profite le crime ? Entre-autre à l’économie libérale, répondez-vous, qui profite de l’effacement du nom du père (gardien d’une restriction des jouissances) et du renoncement au sexuel… pour vendre ses petits objets de jouissance. Nous voici donc plongés dans un monde néolibéral, un monde homogénéisé, horizontal, un monde de semblables, pas de prochains, un monde de copains. Or, dites-vous, la similitude, c’est de l’imaginaire, et donc la porte ouverte à une logique de conflits, de disputes, de guerre, de dézinguage fratricide. Nous serions donc dans un monde qui échappe à l’ordre symbolique, qui se croit « en marche » vers la maitrise du réel, mais qui en fait nous libère surtout peu à peu de notre humanité. C’est-à-dire de ce qui nous limite, nous empêche d’obtenir un rapport satisfaisant à l’objet. Et je pense bien sûr à votre livre Un monde sans limite, Jean-Pierre Lebrun, sorti en 2009.
- Un monde sans limite, donc. Et c’est là qu’intervient la 3eme ou 4ème blessure que le livre inflige : nous sommes, dites-vous, dans une mutation qui nous entraine vers une société non plus névrotique comme celle qu’a connue Freud, mais peut-être plutôt psychotique (si on suit Charles Melman), ou d’une société d’individus prisonniers dans une toute-puissance infantile (si on entend Jean-Pierre Lebrun). Dans les deux cas, celui de la forclusion et de la récusation, quoi qu’il en soit, nous nous enfoncerions dans une société pathologique s’inscrivant dans une modalité addictive. C’est-à-dire une société constituée d’individus sens cesse à la recherche de l’objet réel colmatant l’insatisfaction, obéissant au besoin impérieux, non contraint ni limité. Vous écrivez d’ailleurs, je vous cite, que « le champ de jouissance est en train de s’élargir tellement que le parlêtre est une passe, prend ce risque, d’obtenir ce qu’il veut jusqu’à la jouissance complète. Et ça, ça s’appelle de la pulsion de mort »… « Comme si l’humanité en avait assez d’elle-même », précise Charles Melman.
- Donc finie la loi des 3 A : altérité, autorité, antériorité, chère à Jean-Pierre Lebrun. Nous sommes entrés dans autre ère de l’humanité où prévaudrait une sorte de guerre de tous contre tous. Où l’on ségrége plutôt que s’agréger. Faut-il y voir les prémices d’une guerre civile ?… « Je crois malheureusement à l’instauration d’une autorité souveraine sous sa forme traditionnelle qui est celle de la tyrannie. De la dictature politique », dit Charles Melman. Avant de poursuivre : « Ce qui va faire autorité, c’est la perversion ».
À trois mois du premier tour de la présidentiel, là, je dois dire, que c’est compliqué à entendre, même si la rigueur de la logique que vous dépliez apparaît absolument « convaincante ». Compliqué à entendre pour la simple et bonne raison que les faits d’actualité semblent corroborer vos prédictions. Compliqué aussi parce que la noirceur de votre tableau risque de donner l’eau au moulin des Cassandres, c’est-à-dire des chantres de la collapsologie, et d’un certain nombre de commentateurs qui vont se saisir de votre livre pour s’acharner à dire que la psychanalyse est moribonde et qu’elle l’a bien cherché par ses provocations et ses insultes proférées aux uns et aux autres. Et tout cela me laisse finalement in-tranquille, même si j’entends bien que l’angoisse que vous insufflez dans ce livre est peut-être à considérer comme un dommage collatéral nécessaire à l’émergence de sujets responsables.
C’est à partir de là, en tout cas, que je formule maintenant quelques questions.
- D’abord, à qui s’adresse ce livre ? Ce n’est pas un livre de psychanalyse dans le sens où il ne s’adresse manifestement pas aux seuls psychanalystes. En même temps, vous dites à plusieurs reprises que ce qu’il tente de dire, de démontrer est devenu « inaudible » aujourd’hui. Alors, à qui s’adresse ce livre ?
- Deuxième question, et c’est celle qui pour moi se pose le plus : à partir du constat de ce monde voué au désastre, quel est donc le rôle, la place que doit tenir le psychanalyste de 2022 qui, au passage il faut le dire, continue de recevoir de nombreuses demandes de la part de nos concitoyens ? « Un psychanalyste, disait Lacan, a à rejoindre la subjectivité de son époque ». Il me parait donc nécessaire de vous poser cette question que JP Lebrun pose lui-aussi dans le livre mais auquel aucun de vous deux ne répond vraiment : comment devons-nous envisager nos interventions lorsque nous recevons nos patients ? Vous dites, à un moment, que ce que viennent chercher les jeunes analysants plongés dans un univers d’extension maximale des jouissances, c’est l’occasion d’adresser cette demande : comment trouver mon désir ? Cela implique-t-il un autre savoir y faire, différent de la période où le sujet demandait comment faire avec la jouissance interdite ?
- Dernière question : J’ai trouvé pour ma part une respiration dans votre désaccord autour de « la société de psychotiques où le nom du père est forclos » de Charles Melman, et de la « société d’individus dans la toute-puissance narcissique » de Jean-Pierre Lebrun. Et aussi dans votre divergence de point de vue sur la lecture actuelle que vous faites de la situation : situation où il s’agirait de se mettre « en recherche d’une porte de sortie » selon JP Lebrun, porte de sortie qui permettrait d’instaurer une pas-toute verticalité et une pas-toute horizontalité. Une « situation de décadence » pour Charles Melman qui parle du surgissement d’une dictature acclamée… et d’un avilissement programmé.
À ce propos, si vous m’en laissez le temps, je souhaiterais lire ici un court passage d’un livre dont on a beaucoup entendu parler, c’est le dernier opus de Michel Houellbecq qui s’intitule Anéantir. Il se trouve que vos livres sont sortis le même mois, et que même si son roman à lui est décrit par certains comme moins cynique qu’à l’accoutumé, j’ai trouvé en vous lisant des échos, et même une conclusion assez proche, même si vous savons que Houellecq est farouchement défavorable à la psychanalyse… Je lis.
D’où ma dernière question : Messieurs, avez-vous, vous aussi, perdu confiance en notre inventivité possible face aux responsabilités qui nous incombent ? Et le cas échéant, cela est-il tenable dans l’exercice de la clinique ?
Je vous remercie.
S.T