INFANTILISME PSYCHIQUE
20 février 2023

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PIGOZZI Laura
Séminaire d'hiver
Séminaire d’hiver 2023
Pourvu qu’on s’aime
Samedi 14 janvier 
Intervention de Laura Pigozzi 

INFANTILISME PSYCHIQUE

 

1. INFANTILISME

L’amour est-il encore le ressort propre à créer une nouvelle vie, à quitter le foyer parental, à rencontrer un Autre non primaire et qui n’en soit pas une réplique servile ?

Les jeunes viennent-ils parler encore d’amour sur le divan ? La plupart des histoires suggèrent plutôt une manière tout à fait contemporaine de ne pas être dans le lien : elles traitent de la souffrance que provoque le ghosting (la disparition) lorsque les jeunes sont quittés sans un mot, parfois sans même un SMS, et traitent de la rencontre avec des serial lovers – hommes et femmes – et des manipulations auxquelles ils ne savent même pas quel nom donner ; car ils sont dans une alexithymie généralisée, c’est-à-dire dans l’incapacité de trouver des mots pour dire ce que l’on éprouve et  comprendre quelque chose du jeu relationnel. Ils sont aussi en proie à des angoisses liées à la dysphorie de genre et à une baisse impressionnante de la libido. Je ne développerai pas ce point plus avant – ils figurent dans un livre qui devrait sortir en Italie en mars – mais je peux vous parler de la genèse de ces processus qui conduisent à ces remarques.

Nul mieux qu’un psychanalyste ne sait que l’amour toxique que l’on peut vivre à l’âge adulte trouve sa source au sein de la famille : ce sont ces attachements infantiles morbides qui plongent et maintiennent l’amour entre adultes dans une grande confusion. À propos de l’infantilisme, Freud écrit : « Les infantilismes partagent le sort de ces institutions qui tendent à subsister au-delà du moment où elles se sont révélées utiles ». Dans les infantilismes, le temps s’est arrêté.

Une fillette de 3 ans ne pouvait abandonner la langue, le babil avec sa mère : elle communiquait par un balbutiement que seule la mère pouvait comprendre et qu’elle traduisait pour les autres. La petite fille dormait avec sa mère dans un grand lit dressé dans la chambre de la petite fille, qui ne fut sevrée qu’à quinze mois. Au cours d’une séance, la mère reconnut avoir redouté que sa petite fille grandisse, inquiète de ce qu’elle savait de l’opposition que les petites filles peuvent manifester à l’encontre de leur mère à un certain stade de leur développement, y compris pour l’avoir elle-même éprouvée. La peur était telle que, durant sa grossesse, cette femme s’était convaincue qu’elle portait un garçon et, partant de là, elle s’adressait à son ventre comme si elle parlait à ce garçon. Du fait de son travail, et au cours de sa formation, elle avait très bien étudié le développement de l’enfant jusqu’à ses douze mois. Ce fut elle-même qui découvrit, au cours de notre deuxième rencontre, que « linguistiquement mon enfant s’est arrêté à l’âge de douze mois parce que j’ai étudié les enfants jusqu’à douze mois ». Sur la bouche de la petite fille, le temps s’était arrêté exactement au moment où sa maman pensait qu’au-delà elle ne pouvait plus la comprendre. Cependant, lors de la troisième séance, la mère dit : « Pour la première fois, ma fille a dit quelque chose que je n’ai pas compris, je pense que c’est bien ».

2. PLUS ET MINUS MATERNEL

Il faut dire d’emblée qu’il y a une équivalence entre l’excès de soins que l’on peut considerer comme un “plus maternel”, c’est-à-dire un excès de mère, et le manque de soins disons du “minus maternel” : parce que pendant des décennies le discours collectif a massivement souligné les dégâts causés par ce dernier, c’est-à-dire l’incurie maternelle, et on est longtemps resté aveugle quant aux méfaits du « plus maternel », considérant l’excès de soins comme une bonne chose et en quelque sorte préventif par rapport à l’abandon. Nous savons maintenant que ce n’est pas le cas. À ce propos, j’aimerais citer un philosophe italien, ami de la psychanalyse, disparu depuis peu. Il s’agit de Bruno Moroncini qui écrit, dans un essai où il s’intéresse aux biographies des “vies malades” de Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Dostoïevski, Leopardi et Nietzsche, il écrit : « Il est quasi indifférent que le désir maternel se manifeste comme le souhait d’une mort précoce, comme le cas décrit par Leopardi, ou, comme il arrive d’abord et avant tout, qu’il prenne la forme d’un amour étouffant jusqu’à couper le souffle. Dans les deux cas, la loi du désir de la mère est la mort de l’enfant, la mort au sens où l’enfant est condamné à reporter son désir sur le désir de l’autre, c’est-à-dire à être l’objet du désir de l’autre, à désirer être ce que l’autre désire”.

Le « plus maternel », l’excès étouffant des soins maternelles, est le point où surgit l’angoisse, c’est-à-dire l’affect qui saisit et fait vaciller un sujet lorsqu’il est l’objet du désir inconnu de l’Autre : c’est d’être entre les mains de l’Autre qui nous affole, qui nous fait paniquer : c’est le poids de l’Autre qui génère de l’angoisse. Si pour Freud, l’angoisse était le signal de la perte d’un objet d’amour, réelle ou redoutée, pour Lacan, l’angoisse est l’excès de présence de l’Autre : c’est-à-dire le « plus maternel ».

Comme le dit Lacan dans Les Non dupes errent, l’angoisse « est le signe et le témoin d’une ouverture béante », d’un abîme, c’est « une plongée dans la jouissance de Dieu », dit-il dans Encore, dans l’Un de la symbiose, une plongée dans l’être qui n’est pas du tout amour, mais plutôt haine selon ce que nous enseigne Encore. Si le “plus maternel” est un paradis angoissant, le “moins maternel” est l’enfer glacial dont Dante nous parle qui, précisement, au fond de l’Enfer met de la glace.

Et pourtant, il y a une continuité entre symbiose et abandon. Dans une situation que j’ai suivie, une femme souffrait de l’affection que sa mère manifestait pour sa propre fille mais affection dont elle-même avait été privée dans son enfance. Il n’est pas rare que le « moins maternel » abandonnique et le « plus maternel » symbiotique se manifestent chez la même mère : les deux phénomènes toxiques, l’un par sa pauvreté et l’autre par son excès, peuvent survenir à différents moments de la vie chez une même personne. Il peut arriver qu’une mère d’abord fermée et distante à cause, par exemple, d’une dépression post-partum ou d’un enfant non désiré (« J’ai essayé par tous les moyens d’avorter »), devienne ensuite très affectueuse voire envahissante alors que son enfant est grand et a plutôt besoin de se séparer ; ou bien elle peut devenir une grand-mère très généreuse avec ses petits-enfants.

Si les enfants de familles abandonniques peuvent trouver ailleurs des ressources aimantes – car il y a presque toujours une tante, une grand-mère, une sœur ou un frère, un ami qui peut prendre la place d’un parent affectivement indisponible – au contraire, dans les familles symbiotiques – celles ayant un important contact physique et psychique, où l’on est invité à tout partager, y compris les pensées les plus intimes – le débordement amoureux crée un collapsus. Ici tous les espaces affectifs sont déjà saturés, donc il n’y a de place pour aucune autre présence et l’attention et les soins extérieurs sont systématiquement désertifiés et disqualifiés. Même les enseignants sont regardés avec suspicion par les parents symbiotiques : « ma fille a embrassé la maîtresse avec le même enthousiasme qu’elle me réserve habituellement ».

Les familles ou le taux de symbiose interne et de fermeture par rapport à l’extérieur sont élévelés – familles que j’ai appelées claustrophiles – entraînent un grande dépendance des enfants : d’abord vis-à-vis des personnes dévouées à leurs soins et auxquelles ils sont énormement attachés, après à l’égard d’un partenaire hypnotique qui pourrait potentiellement faire d’eux n’importe quoi, habitués qu’ils sont à se mettre entre les mains de l’autre. Inutile de dire que ce sont des proies tout à fait désignées pour ce qu’on appelle les pervers narcissiques. L’amour ambivalent des familles claustrophiles cache une haine souterraine empêchant l’épanouissement des jeunes.

3. SE SÉPARER

Je suis souvent amenée à préciser lors de rencontres avec les parents que la séparation est l’exact opposé de l’abandon, lequel n’est rien d’autre que l’envers spéculaire de l’abîme de la symbiose. Il faut dire que si la mère n’était pas disposée à accepter la dépendance absolue de son enfant, celui-ci mourrait : le fondement de l’être humain est donc la dépendance. Toutefois, on peut dire que la psychanalyse n’a fait que souligner – dans ses différents mouvements et avec des paradigmes et des langages divers – que la tâche de tout être humain se résume dans le renoncement à l’unité originelle et imaginaire avec la mère.

Lacan pose la sépartition originelle (la chute du placenta), comme matrice de la séparation ultérieure d’avec la mère et de son sein, lors du sevrage, et de toute séparation ultérieure. Le concept de sépartition dit essentiellement que seul celui qui peut se séparer d’une partie de soi (c’est-à-dire soutenir la perte) pourra se séparer de sa mère et des creusets abyssaux qui prendront sa place dans la vie. Se séparer originairement, c’est d’abord perdre quelque chose de soi pour faire place à la vie, car si le sujet ne perd pas quelque chose de lui-même, il ne pourra pas perdre le sein ou le corps de la mère, c’est-à-dire qu’il ne pourra pas se sevrer. L’ère de l’accumulation dit que perdre est un tabou, mais perdre n’est pas l’angoisse : c’est plutôt un refuge, car l’angoisse désigne, comme Lacan l’a répéré, le manque de manque.

Freud écrit à Lou Salomé : « Ce qui m’intéresse, c’est la séparation et l’articulation de ce qui, autrement, finirait par aboutir à un magma primaire » (la bouillie originaire).


L’infection originelle de l’âme est la dépendance à l’autre, sans laquelle on mourrait au début de la vie. Toutefois, un enfant dépendant présente les mêmes caractéristiques structurelles que le toxicomane. Le « plus maternel » produit des générations intoxiquées par la dépendance, élément essentiel dans la genèse du despotisme et moteur de toute barbarie.
La dépendance est le nom aujourd’hui le plus répandu de la pulsion de mort. Si l’homme a en lui un tel fond obscur et mortifère qui l’incline à la fermeture, à l’obéissance, à la passivité, c’est-à-dire au totalitarisme comme anéantissement du désir de la vie, il s’ensuit qu’une forte dépendance à la mère exacerbe cette tendance primitive de l’homme.
Le projet de civilisation est construit pour nous éloigner de notre nature primitive, de notre infection latente de l’âme comme dirait Primo Levi, celle qui conduit à l’homo homini lupus de Hobbes ou au camp de concentration.

4. QUITTER LA MAISON

Bien que tout le monde semble penser que le film Les huit montagnes, tiré d’un livre de Cognetti, actuellement en salles et Prix du Jury à Cannes, raconte une amitié entre deux garçons, il me semble plutôt raconter l’histoire de deux frères même si ce n’est pas par le sang. C’est en effet à cause de ce père mort que, d’étrangers qu’ils étaient devenus depuis des décennies, ils se retrouvent à partager l’héritage d’un rêve : la construction d’un chalet isolé. La relation père-fils est explorée à partir de la relation entre le bon fils qui reste proche de ses parents (qui n’est pas, comme par hasard, le fils biologique) et celui qui s’en va. L’enfant biologique se sépare de son père et de sa mère, comme il est juste que ce soit, y compris avec toutes les difficultés existentielles liées à des emplois improbables et sous-payés. À sa place, les parents « adoptent » idéalement le fils montagnard, ami de leur fils, qui leur tient au contraire bonne compagnie. Le père fait avec lui ce qu’il a toujours rêvé de faire avec son fils biologique, c’est-à-dire marcher en montagne. Des randonnées que le fils naturel, adolescent, avait évitées avec force en lui disant : « Papa, ce sont des choses que l’on fait avec des amis, pas avec ses parents. Tu n’as pas d’amis et tu veux les faire avec moi ! » La fin du montagnard, que je ne dévoilerai pas pour ne pas trop la gâcher, nous raconte justement les effets d’une présence excessive de la part des parents, qu’ils soient biologiques ou sociaux, pères ou mères.

Je vais donner quelques chiffres (en italien dare i numeri signifie flipper). L’âge moyen auquel un jeune quitte le domicile parental pour devenir indépendant en Italie est supérieur à 30 ans, en France il est de 24 ans. En Europe, l’âge moyen européen est de 26,4 ans (Eurostat 2020).

Les retombées politiques du « plus maternel » (quel que soit celui qui l’exerce) sont énormes : c’est un dommage endogamique affectant les nouvelles générations.

Avec une candeur désarmante, la mère d’un garçon de 21 ans – un garçon qui aurait des chances de réussir dans la vie – me dit que si son fils l’appelle la nuit parce qu’il est inquiet, elle se glisse dans son lit et passe la nuit avec lui.

5. MÖBIUS ET L’AMOUR

L’amour infantilisé est à la racine de chaque amour qui aspire à l’Un et la figure qui le représente, c’est la sphère fermée, hyperbole du mur qui sépare avec violence ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur. La sphère est une figure de l’autoritarisme sur le plan social et du sein – l’objet pulsionnel le plus primitif – sur le plan de la structure orale du sujet. Non par hasard autoritarisme et infantilisme sont en relation, puisque le citoyen-enfant (avec un trait d’union) est le rêve de tout dictateur qui le transforme facilement en asujets, pour reprendre un néologisme lacanien où le sujet et l’objet ne sont pas séparés, ils sont les objets du dictateur.

Si la figure de l’amour pour l’Un est la sphère, y a-t-il une figure pour dire un amour pas totalement impossible, ou possible dans la contingence ? Peut-être que la bande de Möbius peut nous aider. Si nous pensons que ce ne sont pas les fourmis classiques qui la parcourent, mais deux danseurs, deux amants (à condition que l’amour soit une danse) – Les danseurs de Möbius on peut les appeler – peut-être que nous pourrions avoir la figure d’un amour pas-Un, c’est-à-dire contingent et pas absolu, pas idéal, mais dont nous pouvons accepter qu’il puisse avoir une fin. Les deux danseurs – les amants – dansent sur la bande de Möbius chacun entrant dans le champ de l’autre, y voltigeant sans l’encombrer et retournant dans son propre champ, et vice versa, témoignant ainsi de la danse entre les deux inconscients des amants et entre eux et l’Autre, parce que l’amour a aussi besoin du monde : les amants qui ne sortent jamais, qui ne se tiennent pas la main dans la rue, qui n’ont pas un réseau d’amis, sont toujours des amours de l’Un.

Or, le point de torsion de la bande de Möbius indique un lieu nommé par Lacan l’a-sphère, tout en soulignant combien l’expérience humaine est loin du concept de sphéricité. En effet, l’existence, pour chacun, ne peut pas être enfermée, parce qu’elle doit sortir de la première symbiose de la sphère imaginaire et se constituer autour des torsions, des nœuds, des frontières qui bordent le trou du réel. C’est précisément dans la relation avec ce trou, dans le degré de tolérance à la frustration qu’il inflige à l’homme, qu’un sujet se structure : la sphère est à tolérance zéro et elle est le lieu de la satisfaction imaginaire, où le trou est vécu comme plein, à protéger et à maintenir.

En revanche, la structure d’un sujet pour Lacan « est l’asphérique cachée dans l’articulation linguistique ».  La topologie asphérique est la plus propre du discours psychanalytique et les séminaires de Lacan sont construits avec une structure linguistique en caoutchouc.

Ce n’est que par cette transformation radicale dans les modèles a-sphériques – où l’interieur et l’externieur communiquent – que l’Eteros, c’est-à-dire la seule possibilité de l’amour, peut être présenté. L’a-sphère, est précisément ce qui peut supporter l’impossibilité de la rencontre avec le réel avec l’autre.

L’”a-sphère du pas-tout » – comme dit Lacan – est précisément ce qui peut résister à l’impossibilité de rencontrer le réel, c’est-à-dire du non-rapport sexuel.

Je vais en terminer avec un petit récit de ce qui m’est arrivé samedi dernier. A la table d’un restaurant avec un couple d’amis – pas des analystes, je précise – l’homme dit en parlant de sa femme : « je l’aime parce qu’elle ne m’aime pas comme je le voudrais. Si elle le faisait, je serais mort. Je suis amoureux de ce non-savoir”.