Alain Didier-Weill s’est éteint dans la nuit du 16 au 17 novembre 2018.
C’était un personnage singulier, attachant, illustrant par son parcours la complexité de ce que l’on appelle le désir de l’analyste.
Le 21 décembre 1976, Jacques Lacan l’invite à parler à son séminaire. Il interviendra à 3 reprises, pour y présenter les questions qui se révèleront être de véritables esquisses de ses titres les plus forts.
On y devine déjà le style si particulier, qui transparait dans les signifiants qu’il interroge : pulsion invoquante, étonnement, de-sidération, witz, poésie, note bleue, voici sa palette, sa partition, son habit de danseur pour approcher l’inouï, l’invisible, l’impalpable, un tissage qui le conduira à son texte majeur, qui prend appui sur le commentaire le plus personnel, le plus hardi des derniers séminaires de Lacan.
Tout commence dès le titre, énigmatique et poétique : Un mystère plus lointain que l’inconscient (2010), démarche marquée d’un espoir sans croyance : attendre de la cure analytique la production d’un signifiant nouveau.
Citons encore Les trois temps de la loi (1995), Invocations. Dionysos, Moïse, Saint Paul et Freud (1998), Lila ou la lumière de Vermeer (2003). Tout cela ne fait qu’effleurer l’univers de cette pensée riche foisonnante, généreuse.
Alain Didier-Weill nous laisse un héritage conséquent, toujours à découvrir.
Son regard lumineux, malicieux, amical restera dans le souvenir de ceux qui l’ont rencontré.
Marc Morali
ALAIN DIDIER-WEILL
Alain Didier-Weill fut mon analyste de 1974 à 1982 et je garde la mémoire vive de son regard malicieux pétillant, de sa capacité à être surpris et à surprendre, de son art du bien dire, cet art du bien dire qui a des conséquences, qui eut pour moi des conséquences. Années de jeunesse et de formation, le travail analytique avec lui m’engagea à des choix essentiels (d’amour et de travail) dont celui de devenir psychanalyste. Alors que l’EFP m’apparaissait comme une forteresse de savoir inaccessible et que s’y jouaient, autour de Lacan, des luttes de pouvoir et d’influence qui me semblaient obscures, il sut m’y faire rencontrer des analystes ouverts accueillants et m’orienter vers le séminaire de Charles Melman. Après la mort de Lacan, en 1982, il participa aux premiers numéros du Discours Psychanalytique puis choisit de fonder son propre groupe : Le Coût Freudien. Il sut aussi me permettre de terminer mon analyse et me donner les paroles qui me laissaient libre d’accomplir (ou pas) ce passage à l’analyste, de m’autoriser, et de trouver les quelques autres (de la formule de Lacan) ailleurs qu’auprès de lui.
Écrivain de théâtre, passionné par le travail des artistes, il ouvrait la psychanalyse à la création artistique : de cet écart précieux et fécond, surgissait un style et un rapport singulier original à la théorie analytique dont ses ouvrages « Un mystère plus lointain que l’inconscient » et « Qu’est ce que le surmoi ? » rendent bien compte. Il dirigea aussi des ouvrages collectifs : Quartiers Lacan, et avec Mustapha Safouan Travailler avec Lacan, La Pratique de Lacan, qui restituent le formidable mouvement intellectuel initié et soutenu par Lacan dans ces années 70 qui apparaissent aujourd’hui comme l’âge d’or de la Psychanalyse lacanienne.
Lorsqu’il fut quelques fois invité à intervenir à des journées de l’ALI, nous nous sommes retrouvés dans un éclair de reconnaissance réciproque, dans un de ces moments complices qui traversent le temps. Je lui dois quelque chose que j’appellerai liberté joyeuse, ce peu de liberté à laquelle un sujet peut prétendre, celle qui surgit de l’écart d’une scène à l’autre, d’une langue à l’autre, du signifiant lui même.
Martine Lerude
L’ALI vous propose de relire « La note bleue », texte initialement publié en 1976, dans le numéro 8 de la revue Ornicar, avec comme sous-titre : « De quatre temps subjectivants dans la musique. » Selon les mots d’Alain Didier-Weill, ce texte, écrit à la même époque que le précédent, peut être considéré comme une deuxième « contribution à la question de la pulsion invoquante ».
Journées ALI « L’inconscient s’amuse » – 19 Janvier 2014
« Le mot d’esprit et ses rapports avec la création poétique », par Alain Didier-Weill
Je vais faire une objection sur le sens qui a été donné à la cause du comique par l’absurdité. Tout ce qui a été dit était très pertinent mais il un a un point qui n’a pas été retenu et qui mérite de l’être et qui répond, je pense, à la question de Charles : est-ce que Lacan se rend compte au sujet de l’absurdité ? Eh bien je dirais que oui, si l’on considère l’absurdité comme ce qui se passe quand cesse la surdité, quand l’ab-surdité entraine l’interruption de la surdité.
Et c’est là, je pense, où Lacan est lacanien à sa façon, en tout cas c’est une hypothèse que je propose. Quand Lacan nous propose d’interpréter la demande ainsi : « je te demande – c’est généralement une femme qui parle – de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. »
Ce que je voudrais mettre à l’épreuve avec vous c’est si l’essence du mot d’esprit, l’interprétation qui se produit dans le mot d’esprit, ne serait pas un commentaire, une réponse à cette supposée demande que fait Lacan « je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça ».
Je vais vous raconter, évidemment cela aide à expliciter le propos, une des histoires qui, paraît-il, faisait rire aux larmes notre ami Freud. Il faut se mettre dans la situation, ces petites blagues juives, avant d’être l’occasion de commentaires théoriques, c’était des moments de franche rigolade pour une bande de copains qui, le soir, se racontaient ces histoires juives qui sont tellement saisissantes.
Celles que Freud préférait, et aujourd’hui cela ne nous étonne pas, ce sont les blagues qui font sonner ce qui se passe dans la non-surdité de l’ab-surdité.
Alors j’ai choisi, parmi d’autres, une de ces blagues. Je vous la raconte et ensuite nous essaierons d’interpréter cette blague de la façon suivante : dans la mesure où, comme vous l’avez sûrement remarqué, ces blagues mettent en présence un marieur dont nous dirons qu’il est l’analyste, un demandeur dont nous dirons qu’il est l’analysant, et une fiancée dont nous dirons qu’elle est l’objet du désir, nous remarquons que ces petites blagues ont pour particularité d’être extrêmement brèves et de comporter très peu de personnages, trois personnages au maximum.
Et nous pouvons faire l’hypothèse que, avant Lacan, ces très courtes histoires mettent en scène ce que peut être une séance ponctuée, une séance courte, du fait de la structure de ce qui est en question. Il n’y a pas de baratin. Parce qu’avec la fin d’un mot d’esprit, c’est comme dans un morceau de musique, vous entendez un accord et vous savez que c’est fini. Il y a des séances analytiques qui durent, qui durent, qui durent, qui durent,… on ne sait pas pourquoi ce n’est pas fini ! Mais avec un mot d’esprit, si nous le comparons à une séance, on sait qu’on est devant le dernier mot de l’affaire.
L’histoire que je raconte est celle-ci, et elle met en scène l’analysant, l’analyste et le marieur. L’analysant, le demandeur, vient voir le marieur et lui dit : « marieur, il faut que tu me trouves une très belle femme », et le marieur lui dit : « j’ai ce qu’il te faut ». Il le dirige quelque part dans la ville, il frappe à une porte et la porte s’ouvre sur une femme, la plus laide que l’on puisse imaginer, elle est bossue, elle est borgne, et elle n’a plus de cheveux. On imagine la situation ! Mais le demandeur ne se met pas tout de suite en colère. Avant que sa colère éclate d’être devant un tel trompeur, il se passe un instant très particulier sur lequel Freud a écrit des pages troublantes, autour du mot Verblödung qu’il doit à son ami Fliess, traduit en français par le mot sidération. On peut imaginer que le demandeur pendant un instant est sidéré. Sidéré de tant de culot, d’un tel aplomb, et sidéré du fait que non seulement chaque fois qu’il disait : « mais elle est chauve ! », le marieur répondait « ce n’est pas grave, elle ne te coûtera pas cher pour la coiffure » ; « mais elle est borgne ! », « ce n’est pas grave, elle ne regardera pas les hommes » ; « mais elle est bossue ! », « ce n’est pas grave, elle utilisera une seule main ». Là, on voit le type qui est au bord d’exploser de fureur. Eh bien, non ! Ce qui est extrêmement troublant, c’est qu’au moment où nous éclatons de rire on imagine que le demandeur, qui s’est fait complètement ridiculiser, que lui-même se met à rire. Et ça, c’est assez stupéfiant parce que : qu’est-ce qui cause le rire du demandeur ? Avant que n’apparaisse ce temps un peu particulier qui est celui où Freud repère que le rire éclate, il y a un temps d’intelligibilité de la situation ; après le temps de sidération où le sujet est complètement stupéfait, un moment d’intelligibilité et c’est l’éclatement du rire.
Alors maintenant je voudrais éclairer cette petite séance brève, dont je ne craindrais pas de dire que c’est une séance de style lacanien, l’éclairer en essayant de comprendre de quoi elle est faite et de quoi sont faits les différents temps logiques. Car il y a différents temps logiques dans cette histoire, qui nous tiennent dans un certain halètement et qui fait que nous, les auditeurs, nous allons rire aussi en même temps que le demandeur, l’analysant, que nous sommes tous potentiellement. C’est un fait que parmi les séances d’analyse, les meilleures sont celles où nous mourons de rire. Nous n’en mourons pas, nous mourons seulement de rire.
J’ai eu d’ailleurs l’occasion, une fois dans ma vie, d’interviewer d’anciens analysants de Lacan et d’anciens élèves de Lacan. Et un des points communs que j’ai découverts et dont ils faisaient état dans leur expérience, c’était la capacité que leur transmettait Lacan d’être étonné, autrement dit d’être étonnable, c’est à dire de rencontrer en eux un point que nous pourrons appeler un point de Réel qui, défiant toute compréhension et toute intelligibilité, pouvait ramener notre bon maître à un état de sidération. D’ailleurs, à la fin de sa vie Lacan l’a dit littéralement : « ce que je cherche bien au-delà de l’illumination du rire, c’est le temps de sidération si j’en suis capable ». Dans la mesure où ces amis que j’ai eu l’occasion d’interviewer me faisaient ce témoignage de l’étonnabilité de Lacan j’étais amené à me dire que, finalement, Lacan réagissait à ce qu’ils disaient comme s’ils disaient des mots d’esprit, et comme si lui, Lacan, entendait de quoi entendre un mot d’esprit sidérant. Et si Lacan était sidéré, celui qui était cause de cela se disait : « mais, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit de tellement stupéfiant pour que mon vieux maître soit ainsi sidéré ? ». Ainsi faut-il croire qu’il avait la capacité d’entendre le mot d’esprit qu’il n’arrêtait pas de faire et qu’il ne cessait pas d’entendre. Ainsi y a-t-il un désir pas seulement pour le mot d’esprit, il y a un désir pour cet acte psychique que pour l’instant je nommerais provisoirement, avec Freud, la sidération.
Je pense qu’une des premières façons de comprendre les faits sidérants, c’est l’intervention du rabbin-psychanalyste-marieur. Quand le rabbin-psychanalyste-marieur dit : « mais tu peux parler plus fort, elle est sourde ! », là, le type, il craque. Que fait le marieur à ce moment-là ? Je dirais que, par la parole et par la sortie de la surdité, il introduit ou il réintroduit la dritte Person. D’entendre la réintroduction de cette dritte Person se produit quelque chose de complètement nouveau qui bouleverse l’analysant.
Alors, introduire la dritte Person, ce n’est pas donné à tout le monde ! Il ne suffit pas de dire : « Mesdames et messieurs, maintenant je vais introduire la dritte Person » pour qu’on rentre dans le mot d’esprit. Ça ne se passe pas comme ça, mais ça peut fonctionner. Ce qui se passe quand la dritte Person s’introduit – on pourrait dire le symbolique que nous pouvons nommer ce tiers qu’est l’inconscient – c’est que, au moment où il entend ça, le demandeur, l’analysant entend peut-être la chose qu’il désire le plus, il entend la possibilité de changer de discours, au sens des quatre discours de Lacan.
Jusque-là, je dirais que ce demandeur était éventuellement du côté du discours du maître, en tout cas du côté de celui qui sait où est l’objet de son désir, qui sait comment il sera quand il aura rencontré l’objet de son désir. Il sera éventuellement comme le Bourgeois gentilhomme, bien gonflé par la boursouflure du bourgeois gentilhomme et par la ravissante Célimène qu’il va avoir à son bras bientôt. Bon ! Changement de discours parce que, brusquement, ce que le demandeur comprend intérieurement, c’est qu’il est possible de cesser de demander et qu’il est possible d’acquérir le bien le plus grand que nous pouvons mettre en circulation en analyse : c’est qu’il est possible de désirer, qu’il est possible de rencontrer l’objet cause du désir, cet objet qui n’est jamais rencontré par l’acte de demande, mais cet objet qu’il n’est pas impossible de rencontrer dans la dimension du désir.
Qu’est-ce qu’il manifeste quand il va rire ? Le deuxième type de rire qu’aura l’analysant manifeste…qu’il n’est pas mécontent ! Le fardeau de la demande, il en est débarrassé. C’est fini avec la demande ! Il va tomber dans un univers où il s’agit de désirer, c’est à dire un objet qui ne se prête pas à la saisie, il est au contraire enthousiasmé d’être dessaisi. Et du fait d’être dessaisi, qu’est-ce qu’il se passe ? Quand la porte s’est ouverte, il a vu un laideron, il a vu l’être le plus laid qui puisse être. Mais ce qu’il ne voit pas, c’est que s’il voit ce laideron ainsi c’est qu’il a un mauvais œil. C’est son mauvais œil qui lui fait voir la laideur. La laideur n’existe pas en tant que telle. Il suffit de voir Braque ou Picasso dessiner la laideur pour voir surgir la possible beauté. Donc, c’est son mauvais œil qui l’habitait et qui nous habite souvent à notre insu. Quand nous agissons nous ne savons pas que nous sommes guidés par notre mauvais œil. Nous sommes tellement sensibles au mauvais œil de l’autre — « il a dit ça de moi, et patati et patata… » — qu’on oublie que le premier mauvais œil, c’est celui qui est en nous. Je vois l’œil, il dirige, comme le dit Lacan, il a un regard d’une nature telle que seul un tableau, hypothèse passionnante de Lacan, que seul un tableau peut désarmer le mauvais œil, le faire chuter, et permettre de voir clair.
Autrement dit, quand notre brave demandeur, brusquement cesse de voir la laideur incarnée, on peut dire qu’il se met à voir clair, à voir clairement qu’il a en face de lui une femme, l’objet demandé. « Je te demande de refuser ce que te donne »,– c’est le marieur qui dit ça, parce qu’il a compris, le marieur, – « je te demande de refuser ce que je te donne parce que ce n’est pas ça que tu veux, ce n’est pas ça ton désir ». Il est comparable, ce marieur, à la mère qui parfois ne donne pas le sein au bébé parce qu’elle sait que ce que veut le bébé, c’est bien autre chose que de la nourriture, bien autre chose que de ne plus être affamé. Ce que demande, ce bébé, c’est la troisième personne qui est le signifiant à l’état pur, qui est une note de musique qui seule est capable d’être incorporée par le gosier.
Ainsi nous sommes devant le paradoxe suivant sur lequel je conclurai, c’est que le sujet, brusquement, peut accéder à la beauté, parce que le sujet est indécrottable. Certains voient de la laideur partout, toute leur vie, ce n’est pas le cas de tout le monde. Qu’est-ce qui fait que le sujet va accéder à la beauté ? Il y a deux façons de le penser.
La première façon : nous avons beaucoup de commentaires de Lacan sur la scène grecque, l’apparition du trou. Lacan a fait un séminaire passionnant sur l’apparition du trou qui apparaît sur la scène grecque au sixième siècle avant notre ère où, à l’époque des présocratiques, un type incroyable a inventé l’idée d’un trou sur le sol où il n’y a rien. Il y a un espace de rien et sur ce rien va apparaître celui qu’on appelle un acteur, et cet acteur va se mettre à causer au chœur. Et c’est justement cette séparation entre le chœur dont s’est séparé l’acteur qui fait apparaître un vide, un lieu vide. Et ce vide entre le chœur et l’acteur, Lacan a eu le génie de nous faire sentir que c’est là un des processus d’invention de la création du vide. C’est là la perspective grecque qui fonctionne dans la vision philosophique présocratique qui médite sur l’écart entre le un et le multiple.
Par la suite, Lacan va développer très largement cet argument, il va abandonner l’idée de la scène. Je parle de la scène parce que je dis qu’il faut la scène pour que la beauté arrive, il faut la scène pour qu’il y ait autour de l’objet un dispositif qui le soustrait à sa posture de leurre et laisse éclater son éventuelle beauté. Il faut cette scène et c’est sans doute une des choses les plus étranges qui soient.
En commentant cette scène, ce trou, Lacan n’a jamais été plus loin que dans la conclusion de Journées de 1977 à l’École Freudienne où la façon dont il a parlé de l’apparition de cette scène, de ce vide, est celle-ci : « Je propose de réécrire Fiat lux – troisième verset de la Genèse, lumière soit – et je propose de l’écrire dorénavant Fiat trou ». Fiat trou, il fait un pas de plus que la scène grecque. Fiat trou, c’est un acte par lequel il y a une désacralisation impressionnante. Fiat lux, il y a la présence d’un acte divin qui se prononce, fiat, ce verbe latin dont malheureusement Freud n’a pas connu la traduction en hébreu parce que cela l’aurait amené beaucoup plus loin que le commentaire qu’il en a fait. Parce que le mot hébreu va beaucoup plus loin que le mot fiat. Toujours est-il que fiat trou est déjà très riche. L’intérêt de ce trou – et je conclurai sur le double héritage psychanalytique – nous confronte à deux façons de raconter.
Je laisse de côté le trou grec qui est explicitement laïc, car la scène grecque est une désacralisation totale de la déesse Gaïa qui réellement perd son côté divin pour séduire Ouranos.
Dans Fiat trou, il y a deux façons de prendre les choses, sur lesquelles Lacan ne tranche pas, et sur lesquelles il n’est pas évident de trancher. D’abord Fiat trou, c’est le trou borroméen, c’est ce par quoi R, S et I vont s’empoigner d’une façon telle qu’il y a un trou central au niveau duquel Réel, Symbolique et Imaginaire se rencontrent.
Deuxièmement, Fiat trou, c’est l’essence de la discorde entre le judaïsme et le christianisme, et cette discorde n’est pas sans nous intéresser puisqu’elle existe dans la psychanalyse ; elle existe encore plus chez Freud que chez Lacan parce que le goy Lacan a été beaucoup plus loin que le juif Freud dans l’interprétation du trou dans lequel il situe Moïse rencontrant le feu ardent de la parole. Quand je dis que Lacan fait un pas de côté par rapport à Freud, pour Lacan Moïse n’est pas qu’un grand sage grec, pour Freud Moïse est également un prophète, le prophète du brasier ardent où se produit l’articulation du Verbe.
Pourquoi ai-je dit disjonction entre deux religions ? Eh bien pour la raison suivante qui n’est pas rien puisque c’est l’apparition du péché originel dans le christianisme, qui n’apparaît pas dans le judaïsme pour autant que dans le judaïsme il y a une autre vision du péché.
Fiat trou, d’un point de vue chrétien, ça veut dire que le fameux jardin d’Éden, là où se trouve le Club Méditerranée aujourd’hui, soleil et topinambour, eh bien ce trou s’est vidé. Dans le christianisme de Saint Paul, c’est un lieu où le signifiant n’accède plus, et plus précisément le signifiant de la loi. Tous les écrits de Paul, et en particulier les épîtres,… et je tenais à vous le dire, si ça vous intéressait, le dernier Concile catholique qui a eu lieu portait sur quelques versets de Paul. Sur le projet d’une réconciliation entre judaïsme et christianisme il y a eu un retour sur quelques versets disant « Oui, on peut se rapprocher de la souche juive, étant donné que nous avons des ancêtres communs ; et non, pour une autre raison qui est que pour les juifs le jardin est désert ». Dieu le Père a déserté la loi de telle sorte que la loi, par le truchement du père, a perdu toute efficacité. Autrement dit, la loi, par le truchement du père n’est qu’une lettre dépourvue d’esprit, dépourvue de toute efficacité. C’est un mot que l’on pourrait prendre à Lévi-Strauss : dans certaines civilisations, le signifiant, dans ce qu’il a de purement signifiant dépourvu de signifié perd son efficacité, il n’agit plus en tant que signifiant. Donc, ce trou, c’est d’un côté la loi en tant que désertée par l’esprit donc une coquille vide. C’est le point de vue catholique traditionnel sur lequel est revenu Vatican II avec certaines réserves.
Du point de vue juif, il ne s’agit pas de ça puisqu’il n’y a pas de péché originel. Pour les juifs, il y a péché parce que quelqu’un a fait une connerie. Adam, par exemple, a fait une grosse bêtise, donc il a une grosse punition ; il a fait le péché que nous connaissons. Pour le chrétien ce n’est pas du tout ça, le péché originel. Pour Saint Paul, repris par Saint Augustin, le péché d’Adam n’est pas qu’il ait croqué la pomme ; le péché, pour les premiers chrétiens, c’est que quand Dieu appelle et dit : « Adam, reviens, on va causer tous les deux », devant cet appel de Dieu, Paul dit qu’Adam n’est pas revenu parce qu’il ne le pouvait pas, et pas parce qu’il ne le voulait pas. Ce qui change tout !
Il ne le voulait pas, c’est le point de vue juif. Le juif dit : « Il n’est pas revenu par lâcheté, il aurait pu revenir mais il ne l’a pas fait ». Cela laisse place au mouvement secondaire, si on peut dire.
La perspective angoissante que nous laissent les derniers séminaires de Lacan, c’est quand Lacan médite sur le symbolique et propose de comprendre de quelle façon dans le symbolique il y a un nouage originaire avec la forclusion, et que d’emblée il y a au sein de l’efficacité une part du symbolique qui n’a pas pu échoir à la voix car quelque chose a déchu. Lacan nous lance ça, qu’est-ce qu’on va en faire ? On peut utiliser ça très rapidement dans les psychoses ; on l’utilisera beaucoup plus difficilement pour la vie quotidienne des névrosés que nous sommes.
Autrement dit, s’il ne peut pas revenir c’est parce que le signifiant manque et que la barre que Lacan dessine sur le grand A, ce n’est pas de la rigolade, c’est vraiment une barre. Dieu l’a séparé et il ne peut pas revenir.
Alors, la question que cela pose, pour moi, c’est l’énigme de la forclusion : jusqu’où peut aller le procès de la symbolisation ? Quelle est sa limite ? Est-ce que la forclusion doit être pensée comme une limite ? Ou pensée au contraire comme un sursaut ? Pensée comme une élévation de la symbolisation, comme le proposent certains mystiques juifs, en particulier dans les psaumes de David ?
Tout ceci, ce qui est frappant, c’est que Lacan le prend en charge, il prend en charge ce qui vient de la tradition chrétienne, et ce qui vient de la tradition juive, il ne tranche pas, il laisse Fiat trou. Et j’aime beaucoup un Fiat trou tel qu’il l’annonce, il ne lui donne pas d’interprétation, et chacun d’entre nous le prend de la façon dont il fonctionne, dont il peut advenir, dont un sujet parlant peut entendre la plus haute création humaine qu’est ce Fiat trou.
Pour conclure, je dirais que c’est ça que fait vivre le mot d’esprit quand nous ne sommes plus dans la surdité. C’est rare, cela peut nous arriver. À mon avis, c’est que l’on cesse de ne pas entendre Fiat trou. Il devient possible d’entendre ce trou qui peut faire ou des ravages, ou des réussites de la sublimation, ou des invocations muettes, et qui vient en réponse à la parole du parlant qui ne s’exprime jamais mieux que quand il fait un mot d’esprit.
Merci.
Transcription : Chantal Gaborit-Stern