En 1925, Freud se voit obligé d’envoyer à Paris une représentante de la psychanalyse, Mme Sokolnika (chez qui sa mère conduira l’adolescent André Gide) puisque les investisseurs locaux s’avèrent des délégués de l’Opus Dei et de l’Action française, chargés d’empêcher qu’une activité « germanique » ne vienne corrompre « la vaillante jeunesse française ». Fait partie de la bande un alsacien qui servit dans l’armée allemande en 14, Laforgue, et dont l’échange de correspondance avec Freud témoigne d’une ambivalence comique à force d’être grossière. Abonné à la Gestapo durant la guerre, il lui sera conseillé en 45 de prendre des vacances prolongées au Maroc pour rentrer une fois les passions calmées. Dans les années 60 j’aurai ainsi l’occasion de l’entendre lors d’une soirée tenue chez Leclaire : il eût mieux fait de se faire oublier au Maroc.
Le décor s’inverse après la Libération, qui voit à la tête de la Société Psychanalytique de Paris un juif résistant, le seul français à avoir fait à Vienne une analyse avec Freud, Sacha Nacht, père de notre ami Marc ; et un juif communiste, qui défroqua après sa contribution à un méchant article paru dans la Nouvelle Critique, revue officielle pour intellos du PC, sur la psychanalyse « science bourgeoise », et sans que jamais il n’en essaye le divan : Serge Lebovici (en 1967, conseiller de Poniatovski, ministre RPR de la Santé il lui retiendra le bras pour l’empêcher de signer ma nomination comme chef de service dans les Hôpitaux psychiatriques).
Dans ce climat, Lacan inaugure à la SPP un enseignement détaché de toute idéologie et matérialiste : matérialité de la lettre. Il faut être cinglé, non ?
Les jeunes y affluent, ou bien suivent les cours des universitaires présents, tels Lagache ou Mme Favez-Boutonnier, de sorte que les chefs de la SPP décident, pour se défendre, que ce soit un enseignement codifié comme celui de la médecine et validé par un diplôme co-estampillé par sa Faculté.
Un soir brumeux, des comploteurs se retrouvent à la terrasse d’un méchant bistrot pour faire sécession, Dolto, à qui Lebovici a juré que de son vivant jamais elle ne serait psychanalyste d’enfants, Lagache, Mme Favez-Boutonnnier, et voient s’adjoindre à eux, inattendu, Lacan, qui était alors Président de la SPP.
Ce fut en 1957 aux représentants de cette nouvelle et honorable Société, dite Française de Psychanalyse, le Pr Lagache et la Pr Favez-Boutonnier, que j’eus à me présenter pour être admis à faire une psychanalyse didactique, elle que j’avais prosaïquement demandée à Lacan pour me soigner – et apprenant à l’occasion qu’elle pouvait éventuellement servir à une formation, on ne savait jamais.
Du nouveau : le Séminaire de Lacan vint occuper tout l’espace, agitant un parterre d’élèves brillants, espoir d’une future assomption publique de la discipline, quand Lagache associé à quelques uhlans initia une demande de reconnaissance du groupe par l’International Psychoanalytical Association,maison mère tellement orthodoxe qu’elle ne savait plus traiter que comme des fétiches des énonciations freudiennes plus ou moins comprises.
Deux enquêteurs anglais furent envoyés à Paris aux frais des demandeurs pour interroger les analysants de Lacan.
– « Appréciez-vous les séances courtes ? me fut-il demandé par monsieur Dindon (Turkey, dans l’original)
– Heu… répondis-je. »
La SFP accédera au statut destudy group(groupe surveillé et enseigné par l’IPA jusqu’à ce que son orthodoxie soit cimentée) à une condition : fin de l’enseignement de Lacan et de son statut de didacticien.
Les contestataires de cette issue se réuniront un soir dans le salon de François Perrier, avenue de l’Observatoire ; nous étions donc une trentaine, à voir Perrier s’installer derrière une petite table pour lire la création, avec deux ou trois hussards, d’un nouveau groupe quand Lacan l’écarta pour lire son acte de fondation de l’École :
« Aussi seul que je l’ai toujours été dans mon rapport à la cause psychanalytique … »
La veille Lacan m’en avait donné le texte, tapé sur papier pelure, amicalement dédicacé.
P.S. Pourquoi servir aujourd’hui cet expresso bien serré de l’histoire de la psy en France ?
Nos amis ignorent les pulsions que déclenche cette discipline prête à être violée puisqu’elle est innocente, vierge, et sans protecteur. Cerise sur le gâteau : le violeur sera généralement célébré comme chef de groupe.
Ch. Melman – 26 avril 2018