Fonction de la coupure
27 août 2005

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Norbert BON
Textes
Pratique de la psychanalyse

La règle fondamentale engage l’analysant dans une dialectique de la demande et du désir. Toute parole est une demande et toute demande est une demande d’amour. La non réponse à la demande, qui est une disposition technique fondée sur une position éthique, puisque l’analysant demande à l’analyste de lui donner ce qu’il n’a pas, amène la demande à faire le tour de son objet et, faute de satisfaction, à repartir pour un autre tour, puis un autre, et ainsi de suite. Tours de la demande dont il va s’avérer qu’ils ne font pas que se succéder linéairement mais, selon cette figure topologique du tore, finissent par repasser par le même point après avoir fait une révolution autour d’un trou central, où Lacan situe l’objet a cause du désir que ce tour supplémentaire vient cerner. Mais cerner seulement. En effet, que l’analyste se refuse à occuper la place du tore complémentaire qui viendrait occulter ce trou (comme un ami, un conjoint, un confident, un maître…), n’empêche pas l’analysant de continuer au fil des tours à identifier son désir à la demande supposée de L’Autre-analyste et à s’en faire l’objet. D’où la nécessité d’une coupure qui ne passe pas entre le sujet et l’Autre (la coupure en double boucle sur le tore laisse échapper l’objet a), mais entre le sujet et l’objet qui le mène. C’est avec le cross-cap que Lacan rendra compte de cette coupure entre a et $ qui en est l’effet. Concrètement, ce dégagement du fantasme et sa réduction à sa structure élémentaire, $◊a, vont exiger de l’analyste un certain nombre de coupures que Lacan a tenté d’expliciter : ponctuation, scansion, interprétation.

En voici un exemple : il s’agit d’une femme comme Freud les aimait, charmante, intelligente, mais qui de façon répétitive, dès qu’elle commence à se laisser aller à associer, s’interrompt avec des questions telles que : « Mais quel est l’intérêt de vous raconter ça ? », « Où est-ce que ça me mène ? », « À quoi ça peut servir ? », « Ça part dans tous les sens… » etc., m’obligeant ainsi à lui répéter la règle fondamentale… » Oui, je sais, mais est-ce qu’une méthode plus active ne me conviendrait pas mieux ? Etc. Pour qu’elle concède, parfois, spontanément, lorsqu’elle s’est davantage conformée à cette règle que « Ah oui, cette fois, ça a donné des choses intéressantes ! » Par ailleurs, en raison de nécessités professionnelles que j’ai admises, la modification de la date habituelle du rendez-vous suivant se pose, à certains moments, et entraîne, une discussion où, immanquablement et avec un amusement certain, elle tente d’échapper à la séance et m’oblige à trouver, difficilement, un horaire qu’elle finit par accepter. Un jour, comme son père, très âgé, est hospitalisé et qu’elle va lui rendre visite très fréquemment pour l’accompagner dans ses derniers moments, elle m’explique qu’elle vient de le voir, elle y est allée avec son chat, qu’elle a recueilli : « il ne parle pratiquement plus, me dit-elle, mais quand il a vu le chat, il a souri. » Non sans quelque hésitation, eu égard à l’intensité dramatique du moment, je coupe : « le chat il a souri. » D’abord interloquée, elle entend, après quelques secondes, ce jeu du chat et de la souris, qu’elle met immédiatement en rapport avec certains moments de la relation avec son père, puis avec son mode de séduction des hommes et, enfin, avec sa relation avec moi, quelque chose comme : « Cours après moi que je t’attrape ! ». À la séance suivante, elle demande à s’allonger, ce qu’elle avait jusqu’alors refusé. On voit comment ce type de coupure dans l’énoncé de l’analysant, lorsqu’il nous en offre l’occasion et que nous la saisissons, permet de basculer du côté du fantasme, autrement dit de passer du plan du rapport des signifiants, S1->S2, à celui du rapport du sujet à ce qui cause son désir, $◊a. Bien sur, sous une forme, ici, encore très imaginaire, mais qui en laisse apparaître la structure, où une interprétation à venir pourra peut-être lui permettre de se reconnaître comme divisée entre les deux versants contradictoires du fantasme : jouissance et interdit. Interprétation dont Freud nous donne le prototype, dans sa topologie, sinon dans sa formulation, en reconstruisant le temps inconscient du fantasme Un enfant est battu, sous la forme d’une conjonction de ces deux énoncés contradictoires : « je suis battue par mon père/je suis aimée par mon père » => « mon père me bat parce qu‘il m’aime ».