Fonction de la barre, fonction du phallus
17 décembre 2010

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METZ Bénédicte



 

La barre est très présente dans le séminaire Encore : elle barre le S du sujet barré, le A du discours de l’Autre, mais aussi le La de la femme, posée au-dessus des quanteurs elle indique leur négation, elle sépare deux côtés dans l’écriture de la sexuation indiquant le passage de l’un à l’autre comme un franchissement entraînant d’une logique dans une autre. Il y a une unité de la barre dans ses différents usages, et elle réside dans son rapport avec le phallus.

Je suis partie d’une indication faite par Lacan au passage, sans développer, dans la leçon V d’Encore : « Ce que j’ai dit, accentuant la fonction de la barre  (dans les rapports entre langage et écrit), n’est pas sans rapport avec le phallus ». Voilà ce que j’ai cherché à éclairer.

Dans la leçon à laquelle il se réfère ainsi, la leçon IV, il est question précisément de la barre entre le signifiant et le signifié et d’une modalité de passage de l’un à l’autre que Lacan appelle ici un « truffage ».

J’aimerais, en reprenant précisément le passage où sont faites ces considérations, avec une référence explicite et importante à L’Instance de la lettre, faire quelques remarques sur les rapports de la barre et du phallus.

Leur premier point commun est d’être de l’écrit. Lacan y insiste en effet, c’est le phallus comme lettre, φ, qu’il fait fonctionner car c’est comme tel qu’il prend place et opère dans le discours analytique alors que chez Freud et dans la psychanalyse jusque là, c’est un signifiant. C’est une lettre donc, dit-il, dont la fonction se distingue des autres. Φ symbolise (au sens littéral, typographique) certes le signifiant phallus, il n’empêche que, comme lettre, Φ relève du registre réel, « phallus » comme signifiant, du registre symbolique. Cela n’est pas sans conséquence.

De la barre, Lacan dit que « c’est le point où, dans tout usage du langage, il y aura occasion à ce que se produise de l’écrit », c’est-à-dire un effet dans le réel. La barre en effet, où qu’elle fonctionne, quoi qu’elle barre, est toujours une écriture faisant apparaître la dimension écrite de ce qu’elle barre. Car on ne barre qu’un écrit (rature). Elle met en jeu la matérialité, la littéralité du signifiant.

La barre, donc, introduit la dimension de l’écrit dans le langage.

Comme telle « il n’y a rien moyen d’y comprendre », « comme tout ce qui est de l’écrit, ce n’est pas à comprendre ». En effet, l’écrit n‘est pas du domaine du sens, il y constitue même une barrière s’il est bien appréhendé pour ce qu’il est : autre chose que du langage bien qu’il en soit l’effet et ne se construise que de la référence au langage (Semblant, IV, p. 69-70).

Si la barre indique volontiers la négation, ce n’est pas son seul usage. Une barre peut se lire de multiples façons, comme la plupart des écritures, mais sa simplicité (un trait) rend cette multiplicité encore plus grande : une barre peut se dessiner dans toutes les directions, se lire dans tous les sens, etc. Elle a cependant un usage privilégié par Lacan, qui est son usage en linguistique dans l’écriture qu’il reconnait comme l’algorithme fondateur de la linguistique : S/s qui indique, dans le Cours de linguistique générale de Saussure la séparation, la coupure radicale entre la dimension du signifiant et celle du signifié. C’est de cet usage qu’il est question dans la leçon IV d’où je suis partie. Lacan a repris très tôt cette écriture, dans l’Instance de la lettre en Mai 1957 pour en faire un usage qui lui permet de développer ce qu’il appelle « l’incidence du signifiant sur le signifié » et d’isoler la manière dont le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant.

Lacan souligne ainsi l’équivocité du signifiant. L’effet de signifié qu’il produit est relatif à sa situation dans une chaîne signifiante, de cette situation dépend la façon dont il sera lu. Il se situe par rapport à d’autres signifiants qui en orientent la lecture, indiquant ce faisant un signifié mais sélectionnant aussi pour cela des lettres. Le signifié n’est pas le seul effet du signifiant ; sa lecture permet aussi d’en percevoir les différentes écritures. Cette lecture n’est possible qu’à admettre que le signifiant soit effectivement complètement coupé de la dimension du signifié, et qu’il puisse donc être lu indépendamment de cette dernière.

C’est ainsi lu que le signifiant produit des effets d’écrit : une, des lettres s’isolent dans le signifiant par la variation de lecture que la chaîne amène à en faire. Ceci apparait par exemple lorsque l’analyste épèle, ou fait épeler un signifiant qui surgit ou se répète dans la cure pour en faire entendre l’équivocité.

Le nouveau signifié à quoi une nouvelle écriture donne accès n’est pas « le » sens d’un signifiant. La lettre dessine les contours d’un signifié. L’écriture, la lettre comme la barre, arrête le sens dans ce qu’il a de totalitaire : elle indique sa fragmentation, la partialité du signifié. La barre désigne donc un obstacle dans l’accès du sujet au sens. Obstacle qui n’est pas tombé du ciel puisqu’il spécifie le rapport du sujet au langage où il n’est jamais représenté que par un signifiant et pour un autre signifiant comme en cercle fermé, et le langage lui-même qui se définit de toujours rater son référent.

Ainsi, la séparation de l’ordre du signifiant et de l’ordre du signifié matérialisée par la barre fait apparaître non pas l’arbitraire de leur connexion (Lacan récuse cette formulation de Saussure qui connote la maîtrise), mais le fait que « du signifiant s’injecte dans le signifié » ou, comme le montre de manière manifeste l’écriture de Joyce prise pour exemple « le signifiant truffe le signifié ». Pour cela il suffit de voir la première page de Finnegans Wake : « d’erre rive en rêvière » ; « Sir Tristram, violeur d’amoeurs » ; « nulle voix humaine n’avait dessoufflé son micmac pour bêptiser Patrick ». A lire l’Etourdit, il est d’ailleurs frappant de constater une grande proximité, dans certains passages, entre l’écriture de Joyce et celle de Lacan, ce qui indique certainement une voie, je ne sais pas si elle est de succès, en tout cas une voie extrêmement précieuse dans le serrage du réel recherché par l’un et par l’autre. En tout cas il y a là une façon d’écrire bien particulière. Dans les deux cas, c’est toujours par le jeu sur des lettres que s’opère le « truffage », l’« injection » (autre terme choisi par Lacan en référence sans doute à Irma, manifestation chez Freud de la place à donner à l’écriture pour lire les productions de l’inconscient) : il n’y a pas de symétrie entre le signifiant et « son » signifié, le signifié est « informé », mis en forme, par la façon dont le signifiant le produit comme son effet, par le biais de la lettre à laquelle il donne lieu. Cette mise en forme est manifestation du sujet, comme en témoigne le lapsus, exemple s’il en est de la façon dont juxtaposition, emboîtement, rencontres des signifiants produisent des signifiés inattendus et incompréhensibles de manière directe.

Dans l’Instance de la lettre Lacan utilise un exemple déjà présenté dans un séminaire antérieur, exemple maintenant célèbre mais tout à fait inattendu, pour montrer comment « le signifiant entre dans le signifié sous une forme qui pour ne pas être immatérielle, dit-il, pose la question de sa place dans la réalité ». Il s’agit des plaques émaillées marquées : « Hommes » « Dames », dont Lacan schématise ainsi  la signifiance (cf. Tableau : HOMMES  DAMES  /   (.) (.)  ). Et qu’il commente ainsi : « la juxtaposition des deux termes, dit-il, consolide leur sens complémentaire », et « la surprise se produit d’une précipitation du sens inattendue : dans l’image de deux portes jumelles qui symbolisent avec l’isoloir offert à l’homme occidental pour satisfaire ses besoins hors de sa maison, l’impératif qui soumet sa vie publique aux lois de la ségrégation urinaire ». En effet, il n’y a pas de passage évident  des signifiants hommes et dames aux toilettes publiques : « le signifiant entre bien ici dans le signifié sous une forme qui pour ne pas être immatérielle pose la question de sa place dans la réalité ».

Mais cela ne suffit pas. L’exemple est complété par celui de ces enfants, un garçon et une fille, un frère et une sœur, qui s’exclament en arrivant à la gare : le garçon « Tiens on est à Dames », « Imbécile, répond la sœur, tu ne vois pas qu’on est  à Hommes ». Et que Lacan commente par la description d’un cheminement purement matériel du signifiant au signifié et dans lequel « les rails matérialisent la barre de l’algorithme saussurien ». Il s’agit de montrer combien l’ « accès » au signifié « ne doit comporter aucune signification si l’algorithme S/s lui convient ». En effet, le miracle est que les mêmes signifiants, Hommes et Dames, qui désignaient les toilettes, en viennent à signifier pour cette sœur et pour ce frère deux lieux différents et électifs, « deux patries, dit Lacan, vers quoi leurs âmes tireront d’une aile divergente ».

L’exemple permet en tout cas à Lacan d’insister pour dire que l’expérience va contre le schéma de Saussure selon lequel le signifié glisse constamment sous le signifiant. Le signifié est un effet du signifiant, il ne lui préexiste pas, se distinguant du signifiable, et c’est la lettre qui en donne l’orientation et en dessine le contour pour reprendre les termes très parlants de l’écrit de Lacan Lituraterre : la lettre creuse le signifié. Ce dessin n’est pas figé. Il peut se figer mais si le sujet parle se dessin continue de se modifier. Et nous voyons dans l’exemple pris par Lacan comment le désir est intéressé dans ce dessin qui creuse le signifié.

Il n’y a donc pas d’arbitraire de la connexion. Mais de la façon dont le signifiant est écrit, c’est-à-dire lu par celui qui l’entend, découle le signifié. Cette lecture est elle-même effet de l’inconscient qui, Lacan termine ainsi ses considérations sur l’écrit de la leçon IV, doit donc « apprendre à lire », ce qui engage à l’évidence le sujet.

Pour ce qui est du rapport de la barre et du phallus, l’article La Signification du Phallus nous donne quelques éclairages. Ne pouvant jouer son rôle que masqué, c’est-à-dire non directement identifiable dans la trame du discours, le phallus est, dit Lacan, « signe lui-même de la latence dont est frappé tout signifiable dès lors qu’il est élevé à la fonction de signifiant ». A ce stade de l’élaboration de Lacan, le phallus n’est pas encore Φ, précisément une lettre, mais c’est cette même fonction qu’elle est ensuite amenée à remplir : la lettre peut être désignation d’une absence, elle est même essentiellement cela. Et comme nous l’avons dit, elle est réelle, et non plus symbolique comme le signifiant.

Déjà comme signifiant le phallus devenait (je cite l’article) « la barre qui par la main du démon de l’aïdos (la pudeur) frappe le signifié, le marquant comme la progéniture bâtarde d’une concaténation signifiante ». Comme lettre, ce n’est plus métaphoriquement qu’il fait barre, mais réellement et d’une façon qui organise le discours d’un sujet : il détermine la bâtardise de ce à quoi il a accès de ce qu’il signifie, quelque chose d’irrémédiablement marqué par le symbolique (le langage).

 Ce qui est susceptible de devenir signifiant en trouvant à se dire dans une parole est aussitôt frappé de latence par le fait même de devenir signifiant, c’est-à-dire passe sous la barre, n’est plus directement accessible ; ce qui explique que le discours ne soit jamais que du semblant, pas du réel. Le signifiant instaure une distance avec le référent, il le déplace en même temps qu’il l’éloigne en produisant l’effet qu’est le signifié. Celui-ci est « progéniture bâtarde » car il garde quelque chose du signifiable mais transformé par l’intervention du signifiant qui en oriente l’appréhension. « Le phallus est le signifiant de cette transformation qu’il inaugure par sa disparition » : la métaphore devient possible quand le phallus est refoulé, un signifiant peut venir à la place d’un autre du fait du vide qui rend possible leur déplacement.

La barre, lettre séparatrice, c’est donc la castration : la confrontation du sujet à l’inaccessibilité du signifié dont φ est le symbole, la reconnaissance, ce faisant, de la barre qui marque l’Autre – le lieu des signifiants -, le savoir d’un irrémédiable défaut.

Que le « phallus », comme signifiant, « n’opère que voilé », son défaut, laisse place à n’importe quelle lettre qui pourra opérer ce passage, cette chute qui laisse une « trace insensée de la rupture du signifiant » (comme l’a très bien dit V. Nusinovici dans son exposé) qui la produite du côté du signifié, et sans laquelle la cure n’a pas d’effet.

Φ symbolise ce défaut au même titre que la barre ; la barre, élément réel dans le discours, est la manière dont le phallus y manifeste sa fonction qui est d’abord de représenter le désir. Voilà comment il barre A, le discours de l’Autre, puis S Le signifiant d’un sujet qui n’est représentable que pour un autre signifiant, barré donc comme sujet puisque là où il est représenté il est absent, mais représenté tout de même, et donc divisé. Cette barre est en somme la marque de ce qu’ils (A comme S) laissent à désirer.

=> article associé : L\’« être de la signifiance ». Signifiance et signification, de Valentin Nusinovici (Séminaire d\’été 2010)