Figures de l’acte psychanalytique dans une clinique des organisations : les postulats, les enjeux et les questionnements dans une expérience de terrain.
Valéria SCHIAVONE
Ma réflexion est le fruit d’une expérience de terrain, non pas isolée, mais vécue au sein d’une organisation (une CAE) et ayant comme cadre une mission interne d’écoute et de régulation des dynamiques collectives. Mon intention est de mettre en relation quelque chose de l’acte, comme Lacan l’a illustré dans ses différentes modalités (acte psychanalytique, acting out, passage à l’acte), avec la clinique des organisations, selon la vision que Massimo Recalcati[1] nous en donne dans sa lecture des quatre discours autour de la structure du lien social.
Il s’agit pour moi de montrer un lien entre l’acte et le lieu, ce topos particulier où l’acte advient en tant qu’événement, et qu’il créé lui-même en advenant. Comme à dire que le lieu de l’acte ne lui préexiste pas, tout en restant paradoxalement, une condition de son advenir.
J’ai osé utiliser l’expression « figures » de l’acte, non pas pour convoquer un imaginaire quelconque mais pour mettre en évidence – telle est la thèse que j’avance – que l’acte, différemment de l’action, est aussi un lieu et qu’en saisir les manifestations signifie aussi en dessiner une topologie. Tout particulièrement ceci est vrai au sein d’une organisation dont il faut supposer, comme postulat, qu’elle puisse aussi être considérée – et on verra dans quel sens – comme un sujet pouvant ou pas se mettre au monde et traverser les vicissitudes du désir.
Trois Séminaires de Lacan ont guidé ma réflexion : le XV, proprement sur l’acte analytique, le XVII, l’Envers de la psychanalyse où Lacan propose les quatre discours et, capital pour appuyer ma thèse, le VII sur l’Éthique où il avance la métaphore du vase et de son « vide central » (p.85). C’est véritablement ce dernier concept à constituer l’anneau de conjonction entre l’acte psychanalytique et la clinique des organisations. Déjà le séminaire XVII nous montre que la clé de lecture des discours est leur dynamique interne : leur mouvement de rotation » (p.53) constitue leur nature originaire, chaque terme donne vie au discours uniquement en vertu d’un mouvement en spirale. D’autre côté, Lacan met en exergue une autre rotation qui est celle de la circulation incessante des discours sans fixité, sans arrêt de l’un aux dépens des autres. La « transcendance générative »[2] d’une institution est garantie uniquement par ce mouvement dialectique dans un espace où un vide, le creux du vase, rend impossible la saturation du trou, la cessation de l’élan du désir.
Ce désir, qui génère à son tour une sorte de fonction sujet dans l’organisation, plutôt que de l’organisation, a comme condition d’être dénoué de tout objet, d’être mise en mouvement pure d’un jaillissement subjectif aspirant au devenir, à être rhizome germinatif et non substance pleine, minorité et non masse comme le dirait Deleuze qui appelait cela avec un clin d’œil – on ne sait pas si volontaire – à la jouissance autre, « devenir femme [3]». Ceci ouvrirait d’ailleurs une réflexion sur le rapport avec la jouissance pas-toute contraposée à la jouissance phallique dans une organisation, amplement promue dans la logique de coaching, et qui tend à saturer les espaces de respiration du vide central[4].
La seule condition à laquelle le désir ne devient pas objectal, et l’acte ne tombe pas dans le périmètre rigide de l’action, est l’existence du vide central, de cet espace que la Chose, moteur du désir, doit occuper en tant que vide, en tant qu’absence, garantissant ainsi le mouvement et empêchant la saturation et l’inévitable fixation des discours. Il devient donc fondamental de préserver l’existence du vide central autour duquel la matière du vase a pris forme. La raison d’être d’une organisation serait donc de seconder le mouvement du tour, le façonnage d’une matière autour d’un creux se formant comme à la fois origine et conséquence du tournage. Mais cela ne va pas de soi et ne se met pas en place par des actions. « La condition transcendantale, pour ainsi dire -affirme Recalcati – de la circulation des discours n’est pas un élément méta-discursif, mais un acte éthique » (p.27).
C’est à partir de là que la question travaillée au sein du Cartel, sur la possibilité de l’existence d’un acte psychanalytique en dehors de la cure, a orientée de façon décisive mon expérience de clinique au sein de la coopérative. Quel serait donc la nature de cet acte qui fonde et maintient l’existence du vide central ?
Préserver le vide central n’est pas le fruit d’une ou de plusieurs actions mais relève d’un acte à poser dans un kairos qui n’est pas prévisible et qui demande une attention constante et dont la fonction sujet ne peut être portée que par les personnes en situation de leadership. Il s’agit d’incarner une posture de leader particulière, celle qui abandonne l’exemplarité pour choisir le témoignage, qui laisse tomber la puissance d’un résultat au nom du courage de faire du manque la force d’un désir d’altérité et de rencontre. Thatyana Pitavy, dans « Le courage de l’acte » parle de la nécessité d’une coupure, d’un choix sans contenu, ni bon ni mauvais, mais qui décide (de-cidere = couper) de se mettre au monde en tant que sujet qui « … jouit de la vie »[5].
Le témoignage d’un leader ne peut qu’aller dans ce sens. Il ne s’agit pas de faire des choix bons ou mauvais qui deviendraient des exemples, des modèles de management, de gestion, d’action. Il est d’ailleurs fondamental à mes yeux de ne pas confondre leadership et management, l’un définissant plutôt un horizon épistémologique et des postures, là où l’autre se restreint à une fonction assignée. Il s’agit donc de poser cet acte de coupure, de se mettre au monde, de rendre visible, dans l’espace de cette conjoncture spatio-temporelle typique de l’acte, que le sujet peut naître autant de « fois » (dimension temporelle) et dans autant de kairos (dimension topologique) qu’il en sera possible. L’acte manifeste un des visages du réel. Je pourrais dire que, comme le réel, l’acte a plusieurs visages se manifestant et appelant silencieusement à la rencontre de l’Autre, comme Lévinas nous enseigne.
Dans l’Insu que sait d’une-bévue s’aile à mourre, Lacan nous dit : « Le Réel, c’est le possible en attendant qu’il s’écrive » (p.59). C’est dans ce sens que l’acte n’est pas une action et que, en tant que tel, il ne peut pas être prévu : il surgit d’un lieu, en créant un topos, qui est le lieu d’une transgression, d’un aller au-delà du sujet, de la traversée du Rubicon dont Lacan nous parle dans le Séminaire XV. Tout leadership doit être potentialité de transgression. Il est possible de voir que, déjà dans la pensée d’Aristote, le mouvement impliqué dans ce passage de la puissance à l’acte, constitutif de tout processus cognitif, contient la dimension éthique du mouvement transgressif non pas d’une norme, mais d’un sujet vis-à-vis de soi-même.
Telle, il me semble, est la suggestion la plus intéressante pour nous du latin transgredior, ce mouvement tout particulier qui “ne va pas de soi”, qui est traversée laborieuse et véritable percée de l’opacité sombre de la répétition pour déboucher dans la limpidité de l’inouï. L’acte est retour et nouveauté absolue à la fois, nostalgie d’une terre qu’on connaît dans le manque douloureux de ses contours rêvés, et que nos pieds, bien qu’ayant marquée d’innombrables pas, ont l’impression de ne jamais avoir foulée. Lacan écrit dans le Séminaire XV : « Où est ici le sens de l’acte ? Certes nous touchons, nous sentons, que le point ou se suspend d’abord l’interrogation, c’est le sens stratégique de tel ou tel franchissement. Dieu merci, ce n’est pas pour rien que j’ai évoqué d’abord le Rubicon. C’est un exemple assez simple et tout marqué des dimensions du sacré. Franchir le Rubicon n’avait pas pour César une signification militaire décisive. Mais par contre, le franchir c’était rentrer sur la terre-mère […] celle qu’aborder c’était violer ». (pp.77-78).
Inspirée par ces mots de Lacan, j’ai donc fait et mis au travail l’hypothèse qu’il soit possible de saisir cette dimension sacrée » de l’acte psychanalytique et de son lieu dans les dynamiques collectives d’une organisation. L’expérience m’a progressivement montré qu’il y avait là une véritable alternative, une sorte d’endiguement, vis-à-vis des nombreux acting out, voire passages à l’acte, que nous voyons si souvent se produire dans les organisations. Et cela, sans tomber dans la tentation, toujours possible, de résoudre ladite « souffrance au travail », de faire taire l’angoisse, au lieu de l’écouter et de l’accueillir comme l’invitée d’honneur sur le chemin de la subjectivation. Bien que loin d’un cabinet, il s’agit de donner à voir la possibilité d’une présence que nous pourrions appeler “négative”, “pas toute”, qui sait taire le langage des objectifs et des résultats pour laisser résonner la parole jaillissant dans l’ombre de l’acte qui devient le lieu de l’origine du sujet, de sa mise au monde.
Comme le prologue de l’Evangile de Saint-Jean, cité aussi par Lacan dans le séminaire XV montre bien, il y a là quelque chose de la création in nihilo et non pas ex nihilo. La Parole comme acte et comme franchissement du seuil qui à la fois coupe et borde tout topos borroméen, jaillit dans l’ombre de l’oubli du sujet.
Massimo Recalcati écrit : « Il n’y a de salut que si le moi cède, si le sujet livre soi-même à la grâce de l’acte. Cette cession est la forme la plus radicale de l’acte” (La clinica psicoanalitica dell’atto, p. 22).
Il y a aussi, de ce fait, la préservation de la circulation des discours, dans cette posture où le “pas-tout” laisse l’altérité se manifester sans l’enjeu d’une vérité objective. Souvent l’organisation sature les espaces de mouvement et de respiration, parce qu’il ne semble pas envisageable de se confronter à une altérité irréductible où la dimension de la rencontre, avec toutes ses incertitudes, ses enjeux imprévisibles et ingouvernables qu’on n’évalue qu’après coup, serait possible. Trop ancrée est encore la conviction que la santé d’une organisation réside dans sa capacité à s’adapter, aux conjonctures comme aux nécessités, en développant la capacité de répondre à tout et à tout.es (au nom d’une gouvernance participative qui pourtant rate son véritable enjeu). L’efficacité est mesurée sur la base du temps nécessaire pour qu’une question se transforme en solution, la maîtrise – dimension subjective du leadership – est confondue avec le contrôle managérial de l’objet, la participation avec l’affirmation de soi.
Dans mon expérience, il s’est agi de créer des espaces d’écoute et de dialogue non traditionnels au sein de l’organisation ; leur aspect transgressif s’exprime dans l’autorisation à la controverse dialectiquement négative – et que j’oserais définir poétique – en alternative aussi bien au conflit qu’à sa résolution. La métaphore devient une des modalités d’expression qui mieux promeut et préserve le vide, le soupir silencieux entre les phrases dystoniques et les sursauts cacophoniques. Souvent, il est question de translater la puissance discursive de la métaphore dans une dimension topologique pure où l’organisation devient constellation ne parlant qu’à travers la lumière de ses étoiles. Dans l’expérimentation j’ai donc tenté de rendre visibles les différentes formes que la constellation peut prendre selon les différents lieux subjectifs – ancrés dans le manque et dans le désir – habités par les instances. Il a été indispensable de passer par une topologie vivante, non pas représentée comme image, mais comme patiente construction partagée de chorégraphies changeantes. Au sein de ces constellations dansantes, l’acte psychanalytique pose les césures, souligne ou tait les intervalles, rythme les antinomies et les résonnances.
Un chemin s’est fait en marchant, comme dirait Machado, et une perspective s’ouvre sous forme d’hypothèse de travail futur : celle d’approfondir certaines suggestions de la psychothérapie institutionnelle dans la clinique des organisations. En plus de l’évidente inspiration à l’idée de constellations transférentielles de François Tosquelles et de Jean Oury, je pense à l’approche clinique, élaborée par Michel Balat et Pierre Delion, qui, en s’appuyant sur la sémiotique de C.S. Peirce, identifie trois fonctions analytiques – phorique, sémaphorique et métaphorique correspondant aux concepts peirciens de primité, secondité et tiercité[6]. Comment ces trois mouvements contribueraient-ils à la circulation des discours et à la dynamique des constellations au sein des organisations ? Voilà la question qui éclaire la suite de ma recherche.