Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse - Leçon VIII
05 mars 2024

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RIDIRA Pierrick
Séminaire d'été

Mardi 5 mars 2024

Président-discutant : Jean-Paul Beaumont

Pierrick Ridira – Leçon VIII du 11 mars 1970

 

Dans la leçon précédente, Lacan nous dit « que le discours psychanalytique se trouve très précisément au pôle opposé au discours du Maître ». Le discours analytique dévoile ce qui du discours du maître est masqué, il fait bien évidemment référence au $ et au petit a, les éléments constitutifs du fantasme. L’enjeu de cette leçon du 11 mars 1970, c’est la place de la vérité dans le discours analytique et l’articulation de la vérité, du savoir et de la jouissance. Pour aborder la question de la vérité dans le discours analytique, Lacan propose de partir de son envers.

 

Dans le discours du Maître, le $ en position de vérité pose problème puisque le discours du Maître ne se préoccupe pas en soi de la question de la division subjective. Le maître se croit univoque, identique à lui-même, se contentant d’un « il faut que ça marche ». En proposant d’écrire le discours « maîtr-isé », Lacan divise cette relative maîtrise du maître à l’appui de la technique du discours analytique qui, lui justement, fait valoir que le sujet n’est pas univoque, le sujet est bel et bien divisé.

 

Dans le discours du Maître, la division du sujet est masquée et ce, pour deux raisons :

 

  • La première de par la place que la division du sujet occupe dans le discours, celle de la vérité. Lacan rappelle que la vérité ne s’énonce que d’un mi-dire, sur le modèle de l’énigme, énigme qui n’est pas une question mais qui est « quelque chose qui nous presse de répondre au titre d’un danger mortel ». La vérité contraint au mi-dire.

 

  • Deuxième raison, c’est la division du sujet en elle-même pour autant qu’elle se distingue de l’impossible de la vérité. « Le sujet participe du réel en ceci justement qu’il est impossible, apparemment ». C’est le même sujet qui se situe dans deux endroits en même temps tel un électron à la jonction de la théorie ondulatoire et de la théorie corpusculaire.

 

La bascule ou le renversement opéré par le discours analytique, à la suite de Hegel et de Marx, lève le voile sur ce que le discours du Maître recèle, à savoir une perte de jouissance. De par sa fonction, le maître est castré. Il laisse à l’esclave le savoir et la jouissance. Dès lors, un retour sur désinvestissement à partir de ce « moins de jouir » est attendu. C’est en exigeant que lui revienne la plus-value ou le plus-de-jouir que le maître manifeste sa fonction sans pour autant savoir véritablement ce qu’il veut et ce qui l’agit. Il convient de se rapporter à l’écriture du discours du Maître pour voir que $ et petit a sont situés à l’étage inférieur, en-dessous. Dans cette leçon, Lacan y ajoute l’inscription d’une barrière, une sorte de plot, pour signifier que « la jouissance est dans son fond interdite ». Fondamentalement, le discours du Maître exclut le fantasme alors qu’à l’envers le discours analytique vient lier, poinçonner le sujet à l’objet.

 

Dans la ronde des discours, le passage du discours du Maître au discours Analytique, nécessite une étape par le discours Universitaire. Dans le discours Universitaire, le savoir (S2), originairement propriété de l’esclave, vient opérer à la place du commandement en tant que pur savoir du maître, régi par le S1 en place de vérité : dans le discours Universitaire c’est le savoir qui prend le manche. Lacan nous dit que le discours Universitaire « montre ce dont s’assure le discours de la science », à savoir une prise sur le réel qui se trouve continuellement repoussé et déplacé et qui pousse la science à aller toujours plus loin, dans une démarche d’évaporation du sujet de la science. La science tire sa puissance d’un impossible et d’un S1 en place de vérité, un S1 tyrannique, univoque venant boucher le mi-dire propre à la vérité (S1 que Lacan qualifie de signe, le signe du maître à plusieurs reprises, ce qui pose la question sur la nature de ce S1 dans le discours de la science et les conséquences pour une société régie par ce type de S1 – pente à la paranoïa ?). Le discours de la science nous soumet au commandement suivant : « Continue, marche, continue à toujours plus savoir ! »

 

Cet impératif catégorique « continue de savoir » dans lequel nous sommes tous embarqués n’est pas sans poser quelques difficultés notamment aux étudiants en sciences humaines auxquels Lacan s’adressait dans le contexte de 68, ces travailleurs, que Lacan propose de rebaptiser l’a étudiant, a-studé puis astudé faisant ainsi entendre qu’ils se situent davantage du côté d’un moyen de production au détriment du $ alors qu’on leur demande « de constituer, avec leur peau, le sujet de la science ». Du côté des sciences humaines, l’écrasement de la vérité par ce S1 ne permet pas de résoudre quoi que ce soit, le mi-dire étant justifié et je dirai déplacé sur la partie de droite du discours, au niveau du petit a et du S barré.

Un nouveau quart de tour et c’est théoriquement l’objet petit a qui vient à la place du commandement. Dans le dispositif analytique, l’analyste (s’il y en a) se trouve en position d’objet a, comme identique à l’objet cause du désir du sujet. Il s’offre comme point de mire pour tout parlêtre mordu par le désir de savoir (ce qui ne va pas de soi comme nous l’a rappelé Valentin Nusinovici). Le discours de l’analyste (l’analyste, objet petit a) invite l’analysant à l’association libre ($) pour éventuellement faire entendre et produire quelque chose (S1) d’un savoir qui ne se sait pas (S2).

 

Pour introduire la question de la vérité, Lacan fait référence à son séminaire inachevé de novembre 1963 où il a été empêché de parler des noms-du-père. Au nom du discours universitaire, certains fanatiques de la science exigeaient de Lacan qu’il puisse livrer explicitement son savoir, ce qu’il savait des noms-du-père. Lacan y répond de sa place, de sa place d’analyste, à savoir une pierre rejetée d’avance (objet a, soit la perte d’une jouissance pour le sujet) qui devient, dans le dispositif de la cure, une pierre d’angle (qui soutient l’édifice, objet a incarné par l’analyste, par la mise en place du transfert et où le fantasme va pouvoir se déplier). Cette pierre d’angle, c’est aussi le Nom-du-Père en tant qu’il édifie la structure.

 

Ce savoir qui ne se sait pas, en place de vérité, est incarné par le mythe dans le discours analytique.

 

Comme le précise Levi-Strauss dans l’article mentionné dans cette leçon, « le mythe fait partie intégrante de la langue ; c’est par la parole qu’on le connaît, il relève du discours ». Le mythe est constitué par l’Autre, relève de la logique du signifiant, il est articulé autour d’une incomplétude fondamentale : « le mi-dire est la loi même, interne, de toute espèce d’énonciation de la vérité et que ce qui l’incarne le mieux, c’est le mythe ». Rien ne garantit la vérité, pas même le mythe.

 

Ce qui intéresse Lacan dans les travaux de Levi-Strauss, c’est que la vérité du mythe « ne se montre que dans une alternance de choses strictement opposées qu’il faut faire tourner autour, l’une de l’autre ». Et c’est justement ce que Lacan propose, de reprendre et d’opposer les mythes freudiens fondateurs de l’inconscient pour en dégager une vérité non plus historique mais structurale : mythe d’Œdipe, Totem et tabou et Moïse et le monothéisme.

 

Que nous dit le complexe d’Œdipe ? On couche avec sa mère quand on a tué son père. Donc meurtre du père et jouissance de la mère sont liés sans qu’Œdipe en sache quelque chose contrairement à Jocaste qui en savait un bout. Le père est un obstacle, il établit une frontière dans l’accès à la jouissance. Mais l’important pour Lacan dans ce drame, c’est qu’Œdipe accède à la jouissance par une épreuve de vérité, animé d’une volonté absolue de savoir la vérité.

 

Que nous dit l’histoire « tordue » de Totem et Tabou ? On tue le vieux, on devient frère et on doit trouver une femme à l’extérieur du clan. Le meurtre du père de la horde primitive a deux conséquences : la découverte de la fraternité et l’exogamie. Lacan nous fait remarquer que derrière cet élan de fraternité se cache une ségrégation, une séparation vis-à-vis d’autres groupes ne relevant pas du même père alors que les femmes du clan, les petites mamans, sont interdites. Dans ce mythe, la jouissance c’est celle du père de la horde.

 

Qu’en est-il dans Moïse et le monothéisme ? Moïse meurt et revient en prophète tel un retour du refoulé, assurant une certaine continuité, une certaine proximité entre Dieu et le peuple élu. Dans ce texte, Freud fait valoir une altérité dans le personnage même de Moïse, il fait de Moïse un étranger (recollement et recouvrement de deux Moïse et de deux dieux : un prêtre madianite, adepte de Yahvé, un dieu de la guerre, brutal sanguinaire, dieu des volcans et un prince égyptien adepte d’un dieu spirituel). À partir du texte d’Osée de Sellin qui sert d’appui, de référence à la démonstration de Freud, Lacan souligne que le peuple élu se trouvait à cette époque dans un bain de jouissance où il y avait du rapport sexuel, ce que Yahvé appelle prostitution. Les rapports avec les femmes sont « hors de la loi ». Lacan nous dit que le prophète « c’est pas quelque chose qui ait quoi que ce soit à faire, cette fois-ci, avec la jouissance ». À la différence d’Œdipe et de Totem et Tabou, il s’agit avec Moïse d’autre chose que d’une relation à la jouissance, il s’agit cette fois-ci d’une relation à la vérité, et Lacan fait intervenir cette dimension de la vérité entre le meurtre et la jouissance.

 

Pour Charles Melman (Séminaire du 15 mai 97 et du 14 mai 98 et « Le complexe de Moïse » dans le numéro 1 de La Célibataire), « l’écriture romanesque est la mise en perspective diachronique d’une impasse structurale, synchronique donc ». Dans ce qu’il a nommé le complexe de Moïse, Charles Melman propose d’interpréter le roman de Freud comme une tentative de « venir casser cette idée d’une possible filiation divine ». Les mythes et ce roman freudien font valoir que l’ancêtre, le père mort est fondamentalement Autre. Le sujet est coupé non seulement de son objet (Œdipe) mais aussi de son idéal (Moïse), c’est un fait de structure.