Préparation au Séminaire d’été 2024
Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)
Mardi 6 février 2024
Président-discutant : Omar Guerrero
Leçon VII du 18 février 1970
Fernanda Machado
Lacan commence cette leçon en affirmant que l’envers de la psychanalyse, c’est le discours du maître. Le discours de l’analyste, dit-il, c’est un contrepoint du discours du maître. Les termes échangent leurs places en diagonal. Symétrie par rapport à un point, qui fait que le discours psychanalytique se trouve au pôle opposé au discours du maître. De quoi s’agit-il, ici, dans ce discours, discours du maître ? Comme Lacan l’avait dit dans la première leçon de ce séminaire, « Il est un fait, déterminé par des raisons historiques, du fait que, cette première forme, celle qui s’énonce à partir de ce signifiant qui représente un sujet auprès d’un autre signifiant, elle a de l’importance parce que c’est elle qui, dans ce que nous allons énoncer cette année, va s’épingler entre toutes, entre les quatre, comme étant l’articulation du discours du maître ».
Le discours du maître et la philosophie
Le discours du maître « prend ici l’accent au niveau de la politique », dit Lacan. Même s’il a déjà dans la tradition philosophique ses lettres de crédit. Dans la leçon du 20 mai 1970, Lacan montre que le « m’être » fait le maître. L’articulation entre la philosophie et le discours du maître est présente depuis la première leçon, 26 novembre 1969: « La philosophie, elle ne parle que de ça, du discours du maître », la philosophie de Hegel. Mais aussi chez Platon : « Il suffit d’avoir un peu de pratique des dialogues de Platon pour s’en apercevoir ». Le dialogue Ménon en est exemplaire : l’esclave sait qu’on lui pose des questions de maître, il répond aux questions ce que les questions naturellement déjà dictent comme réponses. Le but, dirons-nous, c’est que le savoir devienne épistémè, c’est-à-dire, savoir du maître. Il s’agit d’extraire l’essence du savoir de l’esclave pour qu’il devienne savoir de maître.
Lacan dit également que le jeu de la découverte psychanalytique a été en quelque sorte préparé par cette ambiguïté soutenue sous le nom de « dialectique » par Hegel. Il y a, chez Hegel, l’idée de progrès humain, d’étapes de la conscience pour aboutir au savoir absolu. La Phénoménologie de l’esprit prétend démontrer le processus de développement de l’esprit humain, de la conscience, qui va de la certitude sensible au savoir absolu – savoir de soi même, auto-réflexion. La conscience est le processus, elle n’est pas le point de départ ni le point d’arrivée. Le processus est appelé dialectique car une étape n’élimine pas simplement l’autre, il y a un dépassement mais, d’une certaine manière, conservation de l’étape antérieure.
La dialectique du maître et de l’esclave surgit, dans la Phénoménologie de l’esprit, dans la description du processus de formation de la conscience, de deux figures opposées de la conscience, le maître et l’esclave. Lacan appelle la dialectique hégélienne une « hésitation », « plus qu’une hésitation », une « ambiguïté », parce qu’elle a comme point de départ la Selbstbewusstsein, « que le sujet s’affirme comme se sachant ». L’ambiguïté réside dans le fait que « le sujet » (le maître) s’affirme comme se sachant, comme auto-conscience, et trouve sa vérité du travail de l’Autre, de celui qui ne se sait pas, de l’esclave. « Comment ne pas essayer de rompre cette ambiguïté hégélienne ? ». Et une autre question est posée dans la leçon : « Comment le maître établirait-il ce rapport au savoir tenu par l’esclave, ce rapport au savoir dont le bénéfice est le forçage du plus-du-jouir ? Ce maître ne peut dominer le phallus qu’à l’exclure ». Dans le discours du maître, en ce qui concerne la liaison signifiante, le S1, en s’émettant vers le S2, c’est-à-dire le savoir, les moyens de la jouissance, induit et détermine la castration. Il y rencontre une limite, un échec. Peut-être que cela s’articule avec la question du père castré – ou désidéalisé – que Lacan va développer en abordant le cas Dora. Nous y reviendrons.
Le discours du maître, le discours de l’universitaire et le discours du capitaliste
J’ai éprouvé des difficultés pour séparer et distinguer le discours de l’universitaire et celui du capitaliste. Ils semblent être bien articulés dans certains passages du séminaire. Voyons : « Il est étrange, il est singulier de voir que la doctrine de Marx, qui en a instauré l’articulation sur la fonction de la lutte de classes, n’a pas empêché qu’il en naisse le maintien d’un discours du maître, certes non pas de la structure de l’ancien au sens où il s’installe, de la place indiquée aux lettres sous ce grand M, mais celui qu’à gauche je chapeaute de l’U ; et où ce qui occupe la place que provisoirement nous appellerons dominante, c’est justement ceci qui se spécifie d’être non pas savoir de tout, nous n’y sommes pas, mais d’être tout-savoir ». Lacan va aussi l’articuler avec la bureaucratie.
Dans la foulée, Lacan nomme le maître moderne comme le capitaliste et dit que ce qui s’opère du discours du maître antique à celui du maître moderne, c’est quelque chose qui s’est modifiée dans la place du savoir – la maîtrise, c’est le savoir. Il affirme qu’au niveau de la politique, le discours du maître enserre tout, même ce qui se croit révolution – plus exactement, ce qu’on appelle romantiquement révolution. Il s’agit ici, non plus du maître antique, mais du savoir comme le maître, c’est-à-dire du discours de l’universitaire. À Vincennes, le 3 décembre 1969, Lacan va nommer « le discours universitaire » et affirme que les révolutionnaires, ils ne dépassent pas la question du maître : « L’aspiration révolutionnaire, ça n’a qu’une chance d’aboutir, une seule, toujours : au discours d’un maître, comme l’expérience en a déjà fait la preuve. Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez ! ». Il faut saisir avec rigueur le terme « révolution » – c’est à dire, simplement une forme d’inversion, de retour au départ (comme dans la mécanique céleste), où le décisif ne change pas.
De plus, dans la lecture du séminaire, Lacan semble parfois passer du discours universitaire au discours capitaliste. Il semble y avoir un rapprochement entre eux : « Vous êtes les produits de l’Université, la plus-value, c’est vous », dit-il. À cet égard, il y a un beau documentaire brésilien, intitulé « Dans l’intense maintenant » (titre original en portugais : « No intenso agora »), de João Moreira Salles, documentaire peut-être connu par mes collègues brésiliens. Il aborde d’une façon très singulière l’événement mai 68 et d’autres, comme la Révolution culturelle en Chine et ses impasses. Parmi les questions les plus diverses qui tournent autour de mai 68, le documentaire consacre une bonne partie à un personnage intéressant de cette période, Daniel Cohn-Bendit qui, par ailleurs, est en couverture du séminaire L’envers de la psychanalyse de l’édition Seuil – c’est ce jeune homme qui sourit face au CRS. Comme le montre le documentaire, Cohn-Bendit a acquis sa notoriété comme leader révolutionnaire, accordant des interviews pour la télévision et les grands magazines. Vers la mi-mai, alors que le chaos régnait toujours dans les rues, il part pour Berlin, ville où il avait pris part à sa première manifestation politique, de façon anonyme, et où il revenait maintenant comme révolutionnaire célèbre. Le problème était qu’il n’avait pas de ressources pour faire ce voyage et il a accepté l’offre de la revue grand public Paris-Match : s’il permettait qu’un photographe l’accompagne, ils lui donneraient une voiture comme paiement. Dans les pages du magazine, il pose avec une valise devant la Porte de Brandebourg. Dans l’une des légendes des photos, on peut lire: « Et maintenant il part prêcher l’anarchie à travers l’Europe ». Plus tard, Cohn-Bendit a écrit, avant même d’avoir atteint l’âge de 30 ans: « C’était une folie d’accepter d’être photographié tout le temps, y compris avec une valise à la main devant la Porte de Brandebourg, dans le seul but de me faire payer le voyage. J’ai été dominé par la gloire, je suis devenu la vedette dans la société du spectacle. » Selon les mots du documentariste : « Lui et l’expérience de mai 68 sont devenus marchandises avec valeur d’échange. Tout est passible d’être acheté et vendu ». Et Lacan de dire: « Ce que la psychanalyse nous permet de concevoir n’est rien d’autre que sur la voie que le marxisme ouvrait, à savoir que le discours est lié aux intérêts du sujet. Intérêts entièrement marchands. La marchandise est liée au signifiant-maître, de sorte que ça ne résout rien de le dénoncer ainsi. La marchandise n’est pas moins liée à ce signifiant après la révolution socialiste ». Comment saisir cette proximité, parfois presque coïncidence entre le discours de l’universitaire et celui du capitaliste ? Nous savons que le signifiant-maître, celui auquel, selon Lacan, la marchandise est liée, est à la place de la vérité dans les deux discours. Qu’est-ce que cela pourrait nous indiquer ?
Le discours de l’hystérique, le cas Dora et la question du père
Comme le dit Lacan, l’hystérique démasque la fonction du maître dont elle reste solidaire. Lacan évoque le cas Dora pour illustrer le discours de l’hystérique et la question du père idéalisé. La cure de Ida Bauer (1882-1945), notre Dora, s’est déroulée en 1900, pendant trois mois, et est donc contemporaine à l’Interprétation des rêves – le titre du travail d’ailleurs serait, initialement, « Rêve et hystérie ». Freud ne l’a publié qu’en 1905. Lacan souligne les préjugés de Freud, lesquels, bien que connus, ne manquent pas de nous frapper dans la relecture du cas. « Il faut bien reconnaître le fonctionnement de ce que j’appelle préjugés, dans un certain abord de ce qui est révélé là, par notre Dora en question ». « Freud le pense comme ça ». Freud le pense comme ça probablement car il est lui-même un homme de son époque. Pour cette même raison, pour être un homme de son époque, Lacan peut parler des préjugés de Freud. Comment entendrions-nous Dora aujourd’hui ? En ce qui concerne les réactions de Dora face aux avances de M. K., Freud fait les commentaires suivants, parmi d’autres : « Il y avait là la situation qui provoquerait une nette sensation d’excitation sexuelle sur une jeune fille de 14 ans, intouchée. Cependant, à ce moment-là, Dora a ressenti un fort dégoût […]”. « Toute personne chez qui une cause d’excitation sexuelle provoque des sentiments prépondérants ou exclusivement désagréables, je la considérerais, sans hésitation, comme une hystérique […]. » Selon Freud, la « sensation génitale », « n’aurait certainement pas fait défaut chez une jeune fille saine dans de telles circonstances ».
Lacan affirme que, malgré l’insatisfaction de Freud, « Dora clôt dignement ce qu’il en est de l’analyse ».
Selon Lacan, ce qui convient à Dora, c’est l’idée qui M. K. a l’organe. Mais pas pour que Dora en fasse son bonheur mais pour qu’une autre l’en prive. « Ce qui intéresse Dora, ce n’est pas le bijoux, c’est la boîte. L’enveloppe du précieux organe, voilà seulement ce dont elle jouit ». Cela ne révèle-t-il pas déjà le caractère précaire de celui qui occupe la place du père/censé porteur du phallus? Comme le dit Lacan, « un père n’a avec le maître que le rapport le plus lointain, puisqu’en somme, au moins dans la société à laquelle Freud a affaire, c’est lui qui travaille pour tout le monde. Il a charge de la famil […]. » Ainsi, il semble que, d’emblée, il y a la présence de ce caractère précaire du père, malgré cette idée freudienne de référer le père, par exemple, à une jouissance originelle de toutes les femmes.
De toute façon, ce qui, en fait, conduit Dora, c’est le mystère de sa propre féminité, comme l’affirme Lacan dans « Intervention sur le transfert » (1951). La fascination pour Mme. K., « la blancheur ravissante de son corps », la contemplation de la Madone à Dresde, par exemple, ne manquent pas de nous l’indiquer. Avec la phrase « Ma femme n’est rien pour moi », la jouissance de l’autre s’offre à elle, mais ce qu’elle veut, c’est le savoir comme moyen de la jouissance, mais pour le faire servir à la vérité même qu’elle incarne – en tant que Dora. Rappelons que dans le discours de l’hystérique, c’est l’objet a – ou la jouissance, ou le plus-de-jouir (dans “Radiophonie”) – qui se trouve à la place de la vérité.
Pour Lacan, Freud, d’une certaine façon, évite ce caractère précaire du père, bien que nous puissions le repérer dans son œuvre. « Ce que Freud préserve en fait, c’est précisément ce qu’il désigne comme le plus substantiel dans la religion. L’idée d’un père tout amour, c’est bien ce qui désigne la première forme de l’identification chez Freud ». « Ce qu’il s’agit de dissimuler, c’est que le père, dès lors qu’il entre dans ce champ du discours du maître, le père est, dès l’origine, castré. Telle est la forme idéalisée qu’en donne Freud ». Je crois qu’il ne s’agit pas simplement d’une question théorique, mais peut-être que la possibilité de pouvoir considérer cette question du père castré, comme Lacan la situe, est liée au parcours personnel de chacun de nous. Quelles conséquences pouvons-nous en tirer ?